Louis RÉGNAULT

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"Louis Régnault" est un personnage, très probablement imaginaire, inventé par P. M. Arlaud dans son ouvrage consacré au cinéma, Cinéma-Bouffe (Paris, Editions Jacques Melot, 1945) afin de rendre compte, de façon romancée, le parcours des ambulants aux origines du cinématographe.

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"Louis Régnault" est un personnage mystérieux de l'histoire du cinématographe. Son existence - si tant est qu'il ait vraiment existé - ne nous est connue que grâce aux longues pages que lui consacre R. M. Arlaud dans son ouvrage Cinéma Bouffe. Ce dernier, comme si cela devait se lire comme une clé, multiplie les "clins d'oeil" sur l'oubli total dans lequel ce pionnier serait tombé :

Le nom de Régnault n'existe nulle part, aucune histoire du cinéma ne le cite. Régnault n'aura ni une plaque ni une ligne. Pourquoi l'aurait-il d'ailleurs ? Il ne fut qu'un pionnier parmi tant d'autres. II a vécu, il a aimé le cinéma, il a contribué à l'édifier, il n'a pas fait une fortune suffisante pour fonder une firme. Il n'est que le tronc d'une génération cinématographique. A l'heure actuelle, son petit-fils, continuant la tradition, pratique le beau métier de « tourneur ».


ARLAUD, 1945: 66.

Il aurait inventé le "maerorama", installé face à la porte Saint-Martin, en 1898 :

En 1898, en face de la porte Saint-Martin s'ouvrait le Maérorama. C'était une création d'un de ces bricoleurs de génie, décidé à défricher des zones réellement ignorées : Louis Régnault.
Le nom de Régnault n'existe nulle part, aucune histoire du cinéma ne le cite. Régnault n'aura ni une plaque ni une ligne. Pourquoi l'aurait-il d'ailleurs ? Il ne fut qu'un pionnier parmi tant d'autres. II a vécu, il a aimé le cinéma, il a contribué à l'édifier, il n'a pas fait une fortune suffisante pour fonder une firme. Il n'est que le tronc d'une génération cinématographique. A l'heure actuelle, son petit-fils, continuant la tradition, pratique le beau métier de « tourneur ».
Le Maerorama de Régnault était une salle allongée, contenant au maximum une centaine de personnes, on entrait par un bout, on sortait par l'autre. Elle représentait le pont d'un bateau, et pour que l'impression fût parfaite, le plancher était mobile. Monté sur une sorte de quille le rendant instable, il était agité par une vis sans fin qui lui donnait un mouvement de tangage. Un appareillage, aussi important que celui de la cabine, devait compléter l’illusion; il y avait là deux bouteilles d’air comprimé destinées à « faire la sirène », un énorme cylindre de métal rempli de gravier pour faire le vent et les vagues.
Dès que la salle était pleine, toute la machinerie entrait en jeu : « Larguez les amarres », criait le père Régnault en tournant les robinets de ses bobines de fonte... « Les amarres sont larguées », répondait l’opérateur derrière l'écran. « En avant toute ! »... et les machines partaient, et le plancher commençait à s'agiter, et une femme criait. Le capitaine, splendide, avec sa casquette blanche, hurlait dans le porte-voix : «  On a bien prévenu à la caisse, les personnes sensibles au mal de mer doivent s'abstenir ».
La salle alors s’éteignait lentement, l’écran s’éclairait. On y voyait défiler les côtes corses, les côtes africaines, les côtes des lacs italiens, tout une série de courtes bandes prises à bord d'un bateau. Cela finissait en général par une arrivée en vue de Marseille, saluée de deux longs coups de sirène, le pont du bateau s’éclairait à nouveau, le capitaine saluait : « M'sieurs, dames ! les passagers » en leur disant que tout le monde devait descendre à Marseille, afin de laisser entrer les touristes nouveaux « avides de connaître les merveilles de la croisière du Maerorama… » Le plancher se stabilisait, l'opérateur enroulait hâtivement ses bandes, on faisait entrer une fournée suivante, et en avant pour vingt minutes d'illusion.
L'affaire était excellente, on défilait au Maerorama. Des imitateurs poussèrent, et que firent-ils ? Des bateaux, des bateaux sous les titres les plus ronflants et les plus compliqués. Régnault ne s'en souciait guère, il avait d'autres idées en tête.
Déjà il interrogeait ses fournisseurs habituels, les tarabustait, voulait des vues nouvelles, plus imprévues, on lui fit sur commande des « côtes de Somalie » avec nègres grimaçants, des côtes de l'Amazone. Mais' il voulait autre chose. En grand secret, il « visionna » des bandes nouvelles; il fit des plans, convoqua son menuisier.


ARLAUD, 1945: 66.

Mais, voilà, pas la moindre trace dans la presse parisienne, ni dans les brevets, ni les archives... En revanche, deux ans plus tard, le peintre d'origine roumaine, Henri d'Alési - un "imitateur" dans le récit d'Arlaud, présente son "mareorama" dans le cadre de l'Exposition Universelle.

alesi hugo

Hugo d'Alési

Alors que le mareaorama d'Alési propose ses vues, "Louis Régnault" aurait pour sa part présenté un "Funiculaire" :


A l'Exposition de 1900, il présentait le Funiculaire. La formule restait la même, au lieu d'un bateau, c'était un petit train de montagne. On entrait dans un wagon, on s'asseyait sur des banquettes le long de la fenêtre, et le paysage défilait. Sites espagnols, rochers et vallées suisses, les fournisseurs s'étaient distingués, ils avaient cherché et trouvé, à travers l'Europe, tous les funiculaires pittoresques. Le Maerorama s'était perfectionné, un jeu de glaces permettait au paysage de défiler de chaque côté du wagon et la liaison des bandes se faisait... par des  passages sous les tunnels.
Le plancher, cette fois, était stable (le tangage du Maerorama n'avait pas été sans quelques incidents fâcheux) mais, surélevé, il était monté sur roues de bois qui, le heurtant à coups réguliers; donnaient l'illusion sonore et presque « tactile » de la marche du train. Sifflet, départ, claquements de portières, tout y était. Le funiculaire aurait très bien pu être le clou de l'Exposition. Mais il était dépassé par d'autres manifestations du cinéma.
Il avait, dans le hall des machines, l'écran géant qui fut le symbolique linceul de l'Exposition Lumière. Il y avait le Ciné-phono-théâtre de Mme Vrignault, il y avait le Phonorama et comme concurrent direct du Funiculaire, le fabuleux Cinéorama de Grimoin-Sanson.


ARLAUD, 1945: 67-68

Mais voilà, pas la moindre trace dans les nombreux ouvrages consacrés à l'Exposition Universelle, ni dans les rapports à laquelle la manifestation donne lieu... Comme le suggère Arlaud lui-même, son invention passe inaperçue et d'ajouter quelques lignes plus loin :

[...] Régnault non pas à titre personnel, mais comme le symbole d'une poignée de pionniers - Régnault continuait à tracer les voies de l'image.


ARLAUD, 1945: 70-71.

Arnaud prend bien soin de souligner que "Louis Régnault" n'est qu'un "symbole"... "Louis Régnault" se serait alors changé en "ambulant" pour présenter le "royal vio"... Il va alors consacrer de longue pages - ci-après transcrites - à cette vie de tourneur : 

La tournée entreprise par Régnault qui s'était adjoint son fils comme opérateur, prit nom : Royal-Vio.
On commençait à acheter à Paris trois ou quatre programmes complets. On s'adressait rarement au producteur ; il fallait savoir économiser. On rachetait en seconde main à des salles de première vision. Il n'était plus question de promener un monstre, plus question de mascarade. Il fallait composer un spectacle respectable, pouvant être vu par tout le monde. Choisissant, sans savoir qu'ils étaient des sortes de missionnaires, les ambulants concevaient néanmoins de leur métier une idée assez haute. On leur doit reconnaître en général une certaine classe. Ils réunissaient, parmi les " Méliès ", les " Pathé ", les " Gaumont ", les d' "Urban ", un choix assez varié et soigné.
Les achats terminés, on étudiait la musique d'accompagnement ; Régnault, plus tard, commanda même à des compositeurs des orchestrations adaptées. On répétait, on minutait. Lorsque le spectacle était prêt jusque dans ses moindres détails, l'équipement complet prévoyant tous les imprévus, on cherchait à établir la première étape.
Le champ d'action du Royal-Vio était marqué par les villes d'une certaine importance ne possédant pas encore d'installation permanente.
La ville choisie, Régnault partait en prospecteur, cherchait la salle - en général le Théâtre Municipal. Commençaient alors les démarches avec les autorités locales. On expliquait, on discutait. L'attrait, chez les interlocuteurs, se mêlait à un doute et à la crainte. " Est-ce que ce n'est pas dangereux ? Est-ce que c'est convenable ? On dit qu'à Paris on présente des films où l'on voit des femmes qui se déshabillent, alors nous, on ne veut pas de ça ici. "
Parfois les arguments ne suffisaient pas, il fallait télégraphier au fils qui arrivait avec les films et son appareil. On faisait une représentation gratuite pour le Maire et ses adjoints et les instituteurs et les dames de ces messieurs.
Après cela, nouvelles discussions. " C'est intéressant, il faudrait bien s'arranger à ce que vous puissiez faire votre cinéma chez nous ". On sortait une lettre du Ministère des Beaux-Arts ; on citait une réflexion du Président du Conseil ; enfin, on en arrivait à parler chiffres... Oh ! mais très prudemment.
On sortait les arguments subtils : " Il y a bien un asile de vieillards ici, ou un orphelinat, ou une maternité ? On verserait naturellement pour ces oeuvres une part de notre recette. "
Enfin le contrat était paraphé, on avait palabré, menti, affirmé que l'assurance payait tous les risques, alors qu'elle ne couvrait tout juste, et encore, que le matériel. On avait été jusqu'à mettre le feu à l'appareil - pas toutes les fois heureusement - pour prouver avec quelle facilité on pouvait l'éteindre. Il y avait des jours et des jours ·que cela durait, on commençait à prendre la petite ville en horreur... la partie était enfin gagnée. Régnault père et fils triomphaient calmement. Ils n'avaient jamais douté de la victoire, s'offraient alors un dîner modestement glorieux et se mettaient au travail, car le vrai travail commençait seulement.
Avant toutes choses la Publicité. L'ambulant· savait dépenser pour gagner. Il devait. tenir compte qu'un autre ambulant peut-être était déjà passé.
Il ne pouvait donc plus se contenter d'annoncer : " Ce soir cinéma. " On faisait une débauche de papier qu'ignorait la Capitale. Alors que Pathé collait dans Paris des petits placards de quatre-vingts centimètres, le Royal-Vio déroulait sur les murs de Pont-à-Mousson les quatre mètres de ses affiches. II fallait créer la notoriété, impressionner les mémoires. Il fallait que l'on puisse revenir. On se triturait l'esprit pour trouver des phrases types. Pendant que s'amassaient les badauds, que se commentait déjà l'énoncé du programme, on préparait la salle. Lorsque l'on avait le théâtre, tout allait bien. On mettait l'appareil dans une loge de face, on accrochait la toile aux cintres, en une demi-journée tout était prêt.
Si la salle, trop grande, ne permettait pas la projection, on s'installait tout au fond de la scène, et l'on projetait par transparence en retournant le film.
Mais le théâtre normalement équipé, c'était le bienheureux hasard, il n'y fallait pas trop compter. Plus souvent, on trouvait la salle communale, sans scène, sans loges, sans sièges fixes. On improvisait toul. Il n'est pas d'exemple qu'un ambulant n'ait pas à l'heure dite ou presque commencé sa séance. Ceux qui n'y ont pas passé ne savent pas à quel prix. Que ne fallait-il pas d'ingéniosité, de patience, de cran, à ces montreurs d'images. On attachait les chaises ensemble par sécurité et I'on cherchait où placer l'appareil. Il arrivait que la projection directe fut impraticable. Le cas était prévu et le matériel comportait toujours un grand miroir monté sur une sorte de pupitre à musique avec pied pivotant. L'opérateur projetait sur le miroir qui, lui, savamment orienté, parvenait· à couvrir tant bien que mal l'écran.
Il y avait bien un peu de déformation des figures qui s'écrasaient ou s'allongeaient, mais personne n'allait regarder de si près. L'opérateur devait aimer son métier car il devenait la plupart du temps une acrobatie. Il serait curieux de demander au moderne employé d'une cabine perfectionnée de '' projeter en se plaçant dans un coin, à trois mètres de la toile ". Il est vrai que les projecteurs d'alors étaient plus maniables.
Dans ces installations de fortune, il ne fallait pas oublier l'ennemi constant, le feu, et l'on s'était engagé à ne pas brûler la salle.
Il fallait aussi trouver le courant. Lorsque Ia tournée eut quelques années d'expérience, quelques économies aussi, on ajouta au matériel un " groupe " à vapeur permettant de fabriquer le courant. Certains tentèrent d'utiliser des moteurs de voitures dont la dénomination à explosions n'était pas un vain mot. Il ·fallait les isoler sur la place voisine afin que leurs détonatiorts aient quelques discrétions, et tirer des câbles, les passer par les fenêtres.
Mais au début, pas question de moteur, on prenait le courant où il se trouvait et comme il se trouvait. Un jour, il fallut monter chercher la ligne aérienne sur un pylône près du toit, faire passer les fils par une lucarne, les descendre par le milieu de la salle.
Une autre fois, au moment de mettre en marche, - c'était dans le Dauphiné - on constata que le pays était fourni en 400 volts ... de quoi tout faire sauter. Il fallut avec un baquet d'eau et deux gros charbons, que l'on rapprochait et éloignait, improviser une résistance liquide.
Le métier était beau, c'était la vraie lutte, la vraie bagarre. Il n'y eut jamais d'incendie. On projeta toujours.
Pendant ces derniers préparatifs, le père déballait les caisses, sortait un matériel hétéroclite, cherchait dans la ville un ou deux gamins débrouillards.
" Veux-tu aller tous les jours au cinéma pour rien et pouvoir encore inviter ta maman et ta bonne amie ? "
Le gamin béait devant le magicien. On l'emmenait au Théâtre, on l'installait devant une table, sur la scène, derrière l'écran. Devant lui, il y avait trois vieilles assiettes ébréchées, une corne d'automobile, un petit battoir, des sifflets de toutes formes.
" Tu regardes l'écran, dès que tu vois arriver une automobile, tu appuies là ; pour le train, tu siffles quand je te fais signe. Dans la scène comique, quand le monsieur lance la vaisselle sur la dame, tu casses une assiette... "
Le gosse écoutait, très intimidé, on répétait spécialement pour lui. A cinq heures, il se précipitait chez tous ses copains... " Je fais du cinéma ! "
Le soir il avait le trac, les voitures sifflaient, la scène de ménage se scandait à ·coups de trompe et le train partait dans un fracas de porcelaine. Le père Régnault furieux - son spectacle n'était pas une plaisanterie - congédiait le moutard en larmes.
Le lendemain on répétait avec un autre, jusqu'à ce que l'on ait déniché le débrouillard du pays.
Ce soir cinéma !
La salle est pleine. On va éteindre les lampes... A côté de l'écran, il y a une petite table. Un peu cérémonieux, Louis Régnault entre. Il est en habit, chapeau de soie sur la tête, il salue, annonce son spectacle, remercie l'honorable assistance, fait un signe, l'obscurité tombe, l'écran s'éclaire, et le film passe, commenté.
Il ne faut jamais, devant les ambulants ou leur descendance, parler de bonimenteur. Des bonimenteurs, il y en avait à Paris, chez Dufayel, les forains font le boniment, mais les Régnault " faisaient la conférence. "
Ils n'y cherchaient en aucune façon un désir de gloriole, ce n'était pas chez eux vain cabotinage, c'était un honneur qui leur revenait, qui faisait partie de leur mission. Entre Ie Maerorama et le Royal-Vio, il y a l'ascension d'un homme, la marche du cinéma et les gradins d'un métier. C'est parce qu'il porte l'image de ville en ville, parce qu'il la révèle, qu'il la sème comme une graine ·qui derrière lui germera, que Louis Régnault en habit noir " fait la conférence ".
II est sobre. Les histoires sont simples. Lorsqu'elles se compliquent il les refabrique à son idée ou selon son public, car lui est psychologue et seul eut le droit de dire : Mon public. Il donne des noms aux personnages, leur suppose un passé, leur prévoit un avenir. Lorsque Pathé sous-titrera ses films, les ambulants se vexeront d'une dignité qui leur échappe, d'ailleurs ils couperont les morceaux de texte afin de continuer à " faire la conférence ".
Au cours de la soirée, après l'entr'acte, Ie conférencier annonce solennellement la grande invention du siècle : " les films parlants. "
On n'a pas eu les films parlants dès le début de la tournée, mais chaque fois que l'on venait à Paris se réapprovisionner, on pouvait constater que depuis l'Exposition ils avaient une vogue grandissante. Gaumont, Mendel, les perfectionnaient. Dès que ce fut possible, on acheta un Chrono-Gaumont et maintenant avec cette attraction supplémentaire, le Royal-Vio ne craint pas d'avoir quelques semaines plus tôt été devancé par un concurrent.
Après son annonce, le directeur passe derrière l'écran, c'est lui qui s'occupe du phonographe, tandis que son fils, à l'appareil, règle la vitesse, afin que l'image suive le son. Cela ne va pas sans mal. Certain jour, une panne survient au milieu du grand air de Rigoletto. Le père n'essaie pas de dépanner, il enchaîne immédiatement, il a une fort belle voix qui lui valut naguère des succès flatteurs. Il suit les mouvements de Ia bouche sur la toile, il double l'image pour la première fois, tandis que là-bas, à l'autre bout de la salle, l'opérateur qui ne s'est rendu compte de rien se crispe sur ses manivelles pour que " ça colle. "
A la sortie, Ie maire en personne vient féliciter l'équipe. " Ce que c'est que ces inventions, si je n'avais pas vu les appareils, j'aurais juré que c'était quelqu'un caché derrière ". Une fois de plus, l'honneur est sauf. Jamais on n'avouera la supercherie.
" On nous prendrait pour des charlatans. "
Au bout de la semaine, on change le programme, on placarde de nouvelles affiches. C'est le fils qui s'en charge, le père, pendant la journée, est parti dans une autre ville, les palabres commencent pour établir l'étape suivante, on a vu comment débutait l'affaire, on sait quand il faudra repartir.
Il y a eu des jours difficiles, les spectateurs ignorent que " le cinéma montre autre chose ", il faut le faire proclamer à tous les ·carrefours. Il faut haranguer les jeunes pour qu'ils décident leurs parents à venir. La troisième semaine repart mieux, et puis, à la fin de la quatrième, on fait les caisses, on roule l'écran, on étiquette tout, on rétablit les lignes, on enroule les fils, on confie tout à un transporteur, sauf l'appareil que le fils emporte avec lui, par le train.
Il ne reste plus du Royal-Via que des affiches qu'effiloche la pluie ou le vent, et sous tous les toits de la ville, un émerveillement. Lorsque viendra le cirque, il aura bien du mal, il lui faudra des numéros bien stupéfiants pour effacer le souvenir du cinéma.
Déjà la graine germe, le malin entend les conversations. Peut-être est-il celui qui est déjà venu voir le Père Régnault et lui a mis marché en mains : " Cest bien ton guignol, je te l'achète, mais j'achète toute la troupe et je veux connaître tes acteurs. "
Impossible d'expliquer l'absence des acteurs, le malin les a vus, les a entendus, il se fâche, il est puissant dans le pays, il n'aime pas qu'on se moque de lui.
Mais d'autres fois, le malin connaît le cinéma, il est '  monté '' à Paris, il y a déjà eu le passage d'un ambulant dans la ville, il connaît la profondeur du sillage.
Il se renseigne, il calcule un prix, il se fait envoyer des catalogues, et, plus tard, sur son calepin, le Père Régnault barrera une ville d'un trait " Plus pour nous, celle-là, elle a son cinéma. " Il dira : " Chien de métier ". Il dira : " Qu'·est-ce qu'ils ont tous ? " sans même se douter que c'est lui le missionnaire qui, en portant l'image, a marqué son chemin sur la ·carte de France d'une éclosion de petites églises nouvelles du Dieu cinéma.
Chien de métier ! Il se meurt ! Les grandes villes disparaissent une à une de l'itinéraire : 1906-1907-1908.
Les suivants sont venus, ils viennent toujours. Ils ont dit : " Tiens, c'est intéressant cette affaire. " Ils ont vu le Père Régnault, ils ont proposé d'acheter, ils ont été très mal reçus. Alors, ils ont demandé des renseignements et on leur a tout donné, les trucs, les itinéraires, les expériences, ça leur a coûté moins cher.
Ils ont monté des organisations énormes intermédiaires entre Ies forains et les ambulants. On Ies a vus en caravane sur les routes, avec des tracteurs, des moteurs pour faire le courant, un matériel énorme. Chien de métier ! Ils l'ont continué aussi, ils ont suivi la route, ils ont quand même promené l'image, cela seul compte, que l'image ait grandi !
Alors le Père Régnault est parti à l'étranger. Oh ! il ne s'est pas expatrié, il a agrandi sa tournée, simplement. Il n'a pas estimé l'heure venue pour lui de s'installer dans des salles fixes. Lorsqu'il_s'y est décidé, il eut, plus que d'un couronnement, l'impression d'une retraite.
Mais auparavant, il partit en Suisse, en Belgique. Il modifia un peu la ·conception de sa tournée. Il faut dire que le cinéma se perfectionnait. De grands reporters ramenaient de leurs voyages des bandes remarquables, des pays se révélaient que l'on ne connaissait que par les récits un peu douteux des explorateurs.
Le Royal-Vio se spécialisa dans ces reportages, celui sur les chutes du Zambèze est resté marqué d'une grande auréole. Cette fois-ci, la part du conférencier se développa.
Louis Régnault s'était documenté. Il expliquait l'exploration. Pour les passages que l'on n'avait pu filmer, il avait des vues fixes. On combinait le spectacle de façon à ce que ces vues permettent de faire les changements de bobines, car on ne travaillait toujours pas en poste double.
Devant le conférencier, il ·y avait maintenant une rangée de petits boutons et c'était, entre la cabine et lui, un mystérieux et silencieux dialogue ponctué de lumières rouge, blanche, verte ou bleue. Cela voulait dire : " Passe une vue fixe, passe le film ". Ou bien cela devait arrêter l'orchestre, le faire repartir, changer de partition. L'aventure continuait !
On projetait partout, certains jours même dans un luxueux salon d'hôtel entièrement tapissé de glaces. Le directeur. peu au courant du cinéma, avait fourni ce qu'il avait de plus beau. On projeta quand même, on projetait toujours. L'aventure continuait !
Les Régnault n'ont jamais quitté le cinéma. L'opérateur du Royal-Vio conserve encore précieusement six ou sept bandes de l'époque dont un Méliès et un Edison. Il n'est pas nécessaire de lui en proposer l'achat, ce sont des reliques de famille.
Il y a un troisième Régnault, il n'est pas devenu exploitant, il montre des images. Ceux de son métier, on les appelle maintenant des Tourneurs. Leurs appareils sont perfectionnés, ils utilisent le " petit format ".
Ils connaissent quand même le pittoresque, parfois rude, les salles mal installées, les courses à bicyclette, le programme sur le porte-bagages. Missionnaires, ils le sont toujours. L'aventure continue.


ARLAUD, 1945: 70-80.

Le récit de l'auteur offre une belle synthèse de l'évolution de la vie des ambulants au cours des premières années du cinéma. On y découvre certaines pratiques (les projecteurs doubles, d'image fixe et d'image animée), les installations dans les villes et les rapports avec le maire, l'évolution des genres, les progrès techniques qui changent le métier. Le " Royal-Vio " est un nom qui a été employé à plusieurs reprises. Avant 1899, il existe une loge foraine qui porte ce nom, celle de Dane et Oger, qui est détruite par un incendie. Par la suite, un ou des appareils de ce nom circulent en France, mais aussi en Suisse... mais jamais n'apparaît le nom de Louis Régnault, mais celui d'autres pionniers. Dans les lignes qui suivent, Arlaud avertit bien - et nous met en garde - qu'il ne faut pas lire ces lignes comme le récit particulier d'un ambulant particulier :

Il n'est pas question d'inscrire un nom de plus au palmarès du cinéma, de clamer à l'injustice, de hurler à l'oubli. Un nom, une famille, c'est un choix au hasard, parmi une dizaine d'hommes qui n'ont rien demandé, qui ont tout de suite compris, défriché, tracé la route que d'autres, maintenant, franchissent, méprisants et inconscients, en de somptueuses voitures.


ARLAUD, 1945: 80.

"Louis" comme Lumière et " Régnault " si proche de Reynaud ou Vrignault... L'écrivain de langue allemande, Guido Bagier, invente, dans son roman épistolaire, Das tönende Licht (1943), le personnage d'Alexander Werschinger dont il reproduit le "journal".

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