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J'avais depuis longtemps le désir de mettre en scène le beau drame de la Passion. À l'exposition de 1900, Tissot avait publié une très belle Bible illustrée d'après des études qu'il avait faites en Terre sainte. C'était une documentation rêvée pour les décors, les costumes et même les coutumes. J'achetai cette Bible que je possède encore. Jasset me fut surtout utile pour les scènes d'extérieur et la tenue des trois cents figurants. J'entrepris de mettre on projet à exécution. Menessier dont je vous ai déjà parlé et Garnier, fils du constructeur de l'Opéra, autre excellent décorateur qui lui succéda, construisirent vingt-cinq décors solides, chiffre énorme pour l'époque. Ce fut pour le directeur des ateliers D une occasion de témoigner une fois de plus son désir de collaborer à notre succès. L'hiver était très froid et craignant, dit-il, que la tuyauterie n'éclate, il s'empara pendant la nuit des châssis déjà construits dans l'atelier de décors et les fit scier afin d'en revêtir les tuyaux, ce qui nous occasionna un retard d'une dizaine de jours seulement, les employés, dégoûtés, ayant tous à coeur de réparer cette action. Les artistes furent choisis avec soin. Nous dûmes mettre la main aux costumes. Deux jésuites, les pères Chevalier et X., revenant de Palestine, assistèrent aux prises de vues et nous aidèrent de leurs conseils. Quelques-unes des scènes nécessitèrent une nombreuse figuration, jusqu'à deux cent cinquante et même trois cents personnes, chiffre important pour l'époque. Les extérieurs furent pris dans la forêt de Fontainebleau, bien que celle-ci ne possédât pas d'oliviers, mais nous commencions à savoir tirer parti d'un beau paysage, d'un contre-jour, d'un rayon de soleil filtrant à travers les arbres. L'Ange présentant le Calice au Seigneur, la montée du Calvaire, la mise au tombeau furent des réussites. Jésus sortant du Sépulcre, une de nos meilleures surimpressions. Ce fut un des premiers films à grand spectacle et j'eus l'honneur bien rare à l'époque d'en être désignée comme l'auteur lorsque le film fut présenté à la Société de photographie de Paris, comme le bulletin de cette séance en fait foi. Heureusement pour moi, car plusieurs personnes essayèrent de s'attribuer le mérite de l'oeuvre. Certains auteurs d'ouvrages sur les débuts du cinéma, affirment que nous ne prenions que des films de court métrage. Or, la Passion, filmée en 1906, dans les premiers mois, mesurait 600 mètres et comprenait vingt-cinq décors solidement construits, une figuration de deux à trois cents personnes dont nous avions dû, avec mon assistant Jasset, draper chaque costume d'après les documents de l'ouvrage de Tissot. GUY Alice, Autobiographie d'une pionnière du cinéma (1873-1968), Paris, Denoël/Gonthier, 1976, p. 84-86.
La recherche persistante des nouveautés me donna même un jour l'idée de porter la Passion à l'écran. Premier film à grand spectacle, il demeure aussi l'œuvre de la " première femme metteur en scène ", Mme Alice Guy. Le Petit Parisien, Paris, 11 août 1943, p. 2.
M. MENESSIER.-Quand il [Victorin Jasset] faisait un film, il avait toujours des dessins appropriés, il le préparait à l'avance. Quand nous avons fait, par exemple, La Passion, non seulement il a amené énormément de documentation, mais il nous avait fait acheter La Vie de Jésus-Christ par Tissot, éditée chez Mama. C'est certainement le plus beau bouquin qu'on ait écrit sur ce sujet. Il nous l'a fait lire, mais on s'en est aussi inspiré pour les décors, et tout ça. Ce livre est resté chez Gaumont. FONDS SADOUL, Cinémathèque française, cote GS-A-34 COMMISSION HISTORIQUE 12 FÉVRIER 1944.
Quand Jasset a été faire du cinéma chez Gaumont dans Fumeur d'opium, il a emmené Josette avec lui. Après, elle a fait La Passion, elle était dans tous les films de Jasset.
FONDS SADOUL, Cinémathèque française, cote GS-A-34 COMMISSION HISTORIQUE 12 FÉVRIER 1944.
MENESSIER [...] On avait fait la maquette d'après un petit croquis, on s'était inspiré de la Bible. Du reste, les actinonaires, voyant ce film avaient décidé de remettre 50% dans ce qu'on appelait la partie théâtre - c'est ce qui a donné du courage parce que ces gens-là se demandaient "Est-ce que ça va marcher ?" et jusqu'à maintenant, il n'y avait pas grand'chose. Jasset à donc fait "La Passion".
"Commission de Recherche Historique, "Henri Ménessier : Interview par Musidora. ", CRH33-B2, p. 1. Cinémathèque Française.
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CINÉMATOGRAPHE DE LA PASSION en forêt Le cinématographe est si fort à la mode en ce moment que pour corser les programmes des séances on ne se contente plus de faire défiler devant les yeux du public des scènes réelles, prises sur le vif du public des scènes réelles, prises sur le vif, telles qu'au début, les descentes mouvementées de trains, les péripéties des chasses à courre, les défilés de troupes ou les arrivées de souverains. Pour payer un tribut à l'actualité on a emprunté l'an dernier divers épisodes à la guerre russo-japonaise, épisodes d'ailleurs pris sur le vif... à Paris, dans les terrains vagues bordant les fortifications où l'on faisait évoluer des Batignolles et des Bellevillois habillés en Russes et Japonais, prenant d'assaut des "ouvrages" en carton-pâte au mlieu de nuages de fumée habilement produits par une poussière légère, etc., etc. Un industriel a pensé qu'à la veille de la semaine sainte il ferait recette en montrant dans les cinématographes de Paris et d'ailleurs la Passion de Jésus-Christ. Et il est venu la photographier au milieu de nos rochers. C'est en effet en pleine forêt de Fontainebleau, au milieu du chaos, abrupt, mais pittoresque on en conviendra, des Gorges d'Apremont que jeudi dernier ont commencé les laborieuses opérations de la photographie des diverses scènes de la Passion et du Chemin de la Croix. Et ce fut pour les promeneurs, tombant à l'improviste au milieu de ces tableaux vivants, un étonnement bien compréhensible, on en conviendra. Voilà comment les choses se sont passées: Le matin, le manager, ses photographes et les figurants, parfois au nombre d'une centaine, suivant les scènes à reproduire, partent de Paris, s'arrêtent à la gare de Melun, sautent dans le tramway de Barbizon. De là, un camion du loueur de voitures transporte les appareils et les paniers en forêt, aux Gorges d'Apremont non loin du carrefour, centre des opérations. On y dresse une vaste tente ouverte à tous les vents sous laquelle se déshabillent les figurants et y revêtent les costumes servant aux représentations habituelles de la Passion. Les femmes, moins nombreuses (car il y a dans la troupe des femmes, des enfants et même des nègres), "fuient vers les saules", s'il est permis d'emprunter cette expression au poète latin, et vont se déshabiller derrière les roches, loin des regards indiscrets: Se déshabiller est bien le mot car pour se maintenir dans la tradition elles sont simplement vêtues de peplum et de tuniques laissant nus les bras, les jambes, les pieds et les épaules. Par les temps frais de cette fin de semaine nous nous demandons même comment elles ont pu (et les hommes aussi, car ils étaient logés à la même enseigne), rester ainsi plusieurs heures exposées aux intempéries, presque immobiles, les pieds dan la mousse ou sur les roches plutôt froides. Après tout, le feu de la rampe devant lequel elles paraissent tous les soirs a peut-être le don de leur communiquer pour tout le jour une ample provision de chaleur; puis les courants d'air des coulisses les habituent aux vents coulis. Quoi qu'il en soit, une fois tout le monde costumé et déshabillé, on organise les cortèges ou les scènes, les cavaliers prennent la tête, d'autres ferment la marche, les soldats casqués et armés de lances forment la garde sous les ordres d'un centurion, les apôtres avec leurs belles barbes postiches, leurs perruques blanches et vénérables, entourent le Christ au front ceint de sa couronne d'épines, tandis que les femmes suppliantes le suivent et que la foule, y compris les deux larrons garrottés, composent une imposante multitude au-dessus de laquelle se détachent la lourde croix de bois et l'inscription tracée en grec, latin et hébreu. Quand, au milieu de ce décor imposant et fantastique de rochers gris et chaoteux, amoncelés en désordre par la nature mieux que n'aurait su le faire le plus habile metteur en scène, tout le monde es placé "en valeur", un triple coup de sifflet retentit, les principaux figurants prennent l'attitude prescrite et le photographe opère. On recommence une seconde fois à tourner la manivelle de l'appareil enregistreur pour être certain d'avoir, sur les deux, au moins une bonne épreuve et on passe au tableau suivant pour lequel, afin de mieux donner l'illusion, on a soin de changer de paysage. En forët, c'est facile, car il varie à l'infini à quelques mètres de distance. Quelques accessoires sont parfois nécessaires en dehors des costumes; on ne les a pas oubliés. C'est ainsi que nous avons vu dans le camion les ailes légères des anges en simili-carton destinées à être attachées aux épaules des chérubins venus non pas du ciel mais par le tram. Nous n'avons pas aperçu d'oliviers, mais comme il n'en pousse pas en forêt, nous ne serions pas étonné qu'on en ait apporté. Tel est le spectacle, assurément fort inattendu, qui s'est déroulé à la fin de ls semaine au milieu des Groges d'Apremont. Ce n'est pas la première fois que ces parages servent à dees reconstitutions plus ou moins authentiques. L'an dernier, en effet, on y est venu cinématographier l'attaque du Courrier de Lyon, le conducteur était un cocher bien connu de notre ville. Cette fois encore, l'endroit était de mieux choisis, d'autant plus que "l'esprit" de la Caverne aux Brigands, située non loin de l'a, devrait assurément planer sur ce tableau. Dans leur rêveries, les amants de la forêt en ont fait le refuge des divinités, de faunes, de sylphes, de dryades et du grand Pan; une Anglaise y a même vu l'ombre du Chasseur Noir et entendu la trompe du Grand Veneur, mais elle a peut-être été le jouet d'un illusion. Plus heureux qu'elle, nous y avons vu, de nos yeux vu, se dérouler les scènes de la Passion, en mars 1906. L'Abeille de Fontainebleau, Fontainebleau, vendredi 16 mars 1906, p. 5.
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