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- Mis à jour : 20 septembre 2018
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NO
Le dictateur, les opposants et le publicitaire
Jean-Paul Aubert
Le récit du triomphe de la démocratie au Chili, au terme de quinze ans de dictature militaire, pouvait aisément s’inscrire dans une veine épique, celle de la marche héroïque d’un peuple dressé contre un régime abject et soudé autour de quelques figures hors du commun. Dans sa logique même, l’événement dont s’empare le film de Pablo Larraín, le plébiscite de 1988, se prêtait à une lecture binaire du monde basée sur l’antagonisme entre deux pôles radicalement opposés : l’oppression vs la liberté, la dictature vs la démocratie, le mal vs le bien, le camp du « oui » vs le camp du « non », les « méchants » d’un côté, les « bons » de l’autre, et la victoire des seconds en guise d’apothéose. Pourtant, le film No échappe largement à cette vision simplificatrice. Il y parvient, sans dissimuler –cela va de soi- son dégoût pour le régime, en questionnant la figure héroïque que les récits épiques sont prompts à exalter, en interrogeant le rapport entre action collective et rôle des individus et enfin, et c’est là ce qui lui assure sa plus profonde originalité, en introduisant dans le face-à-face convenu entre le dictateur et ses opposants un protagoniste inattendu : le publicitaire.
Le dictateur
À chacun ses héros, ou, pour le dire avec La Rochefoucauld « Il y a des héros en mal comme en bien ». Celui que vénère une partie de la société chilienne est un général, auteur d’un coup d’état particulièrement sanglant et responsable de la torture, de l’assassinat et de la disparition de dizaines de milliers d’opposants. Le film de Pablo Larraín donne à voir ce « héros », à travers le discours de ses partisans réunis dans une sorte d’état major du camp du « oui» et à travers celui de la propagande de la télévision chilienne. Plusieurs séquences du film montrent, à partir d’images d’archives de la chaîne TV Chile de quelle manière celle-ci a forgé autour de la figure de Pinochet un véritable culte de la personnalité. Si le film suggère l’omniprésence du dictateur dans les programmes télévisés, il retient aussi la façon dont TV Chile lui attribue les principales vertus du héros classique, à la fois chef de guerre et pacificateur. Pinochet se voit ainsi doté de la puissance que lui confère son statut de chef des armées et que symbolisent l’habit militaire et la pose martiale qu’il adopte en toute circonstance. Mais, il est aussi dépeint comme le sauveur ou l’homme providentiel qui a « libéré » la patrie du communisme, le coup d’état relevant de cette sorte d’exploit dans le domaine des armes dont la figure du héros tire toute sa gloire. Il est encore le protecteur qui se sacrifie pour son pays, à la fois homme exceptionnel qui côtoie les grands de ce monde, et père de la nation qui embrasse les jeunes enfants à l’occasion des hommages qu’il reçoit de son peuple ému et reconnaissant.
Les séquences mettant en scène les réunions de sa garde rapprochée viennent néanmoins nuancer cette image de propagande. Autour de la table sont réunis ceux qui détiennent véritablement le pouvoir : un ministre, des militaires, quelques civils, des experts en communication.
En dépit de la prudence du discours des courtisans qui s’efforcent de deviner les pensées du dictateur, et des hommages convenus (« Todo el mundo quiere un Pinochet» déclare le publicitaire argentin), Pinochet se change peu à peu en une sorte de marionnette dont on tire les ficelles. La discussion qui s’engage sur l’abandon de l’uniforme est le symptôme de l’évolution d’un dictateur dont l’autorité s’émousse et qui ne conserve du pouvoir guère plus que les apparences. On assiste alors à un débat assez savoureux sur la manière d’habiller Pinochet. L’absence du principal intéressé des réunions où l’on décide en son nom permet de résoudre l’éternelle difficulté que pose l’incarnation au cinéma d’une figure publique dont le visage est connu de tous. Mais cette absence n’en est pas moins signifiante dans la mesure où elle contredit l’image factice qu’offre la télévision d’un dictateur omniprésent et omnipotent. Le général, dont on sait dès l’une des premières séquences qu’il est déjà abandonné par les Etats-Unis, sera dépouillé des attributs de sa puissance (il doit renoncer à l’uniforme), avant d’être lâché par les siens, la trahison intervenant à la fin du film lorsque le général Matthei, reconnaît la victoire du « Non » alors même que Pinochet tente de gagner du temps.
Les opposants
En centrant le film sur la « Franja del NO», Larraín décide de réduire l’opposition à sa frange la plus modérée. C’est un choix légitime d’un point de vue narratif mais certainement contestable au regard de la réalité des rapports de force politiques au sein de l’opposition chilienne. Il ignore le poids politique de l’opposition radicale au régime, du Parti Communiste Chilien, en particulier, et de certaines organisations d’extrême gauche qui parvinrent à maintenir dans les quartiers populaires (presque totalement absents du film) une force militante et une réelle capacité de mobilisation en dépit de la répression. La campagne plébiscitaire ne fit certainement pas disparaître la gauche radicale du champ politique. Pourtant, dans le film, l’opposition la plus radicale à Pinochet n’est incarnée que par deux personnages secondaires. Le premier, dont l’apparition se limite à deux séquences, permet de mettre en scène les résistances que rencontre le publicitaire René Saavedra. Sa stratégie de communication festive et « vendeuse », heurte de front la mémoire des opposants peu enclins aux frivolités dès lors qu’ils ont vécu dans leur chair la répression militaire. Ricardo, le militant qui intervient lors de la première réunion avec René évoque les souffrances qu’il a lui-même endurées et le martyr de ses amis que l’on retrouva la gorge tranchée, dans une allusion à la terrifiante affaire des égorgés (le tristement célèbre « caso degollados » qui éclata le 30 mars 1985 lorsque furent découverts les cadavres de trois membres du Parti Communiste Chilien qui avaient été enlevés quelques semaines auparavant). Son intervention aurait pu être à la fois pertinente sur le plan politique et émouvante sur un plan simplement humain. Pourtant l’agressivité dont fait preuve ce militant, les propos orduriers qu’il tient à l’égard des autres participants de la réunion tendent à déconsidérer ses arguments. C’est avec justesse que Pablo Berchenko souligne combien la mise en scène ne favorise guère le personnage, « clairement différencié des autres par son aspect physique : teint olivâtre, cheveux noirs et huileux, sa façon démodée de s’habiller et la grossièreté de son langage » (P. Berchenko, 2015). Ce personnage n’est pas que l’incarnation d’une mémoire militante à vif. Dans la première des deux séquences auxquelles il participe, il se fait également le porteur d’un discours de rupture politique de type révolutionnaire (« El problema de fondo es que algunos solo quieren ganar el plebiscito y no transformar profundamente Chile. Nosotros queremos otro tipo de victoria ») qui pourrait être celui du Parti Communiste Chilien, alors partisan de la lutte insurrectionnelle, un discours qui, en tout état de cause, entre en contradiction avec les espoirs de transition démocratique que portent les partis de la Concertación. Son départ tonitruant laisse le champ libre à une opposition qui apparaît plus « moderne », plus modérée, plus pragmatique et donc plus efficace.
La radicalité politique est également représentée par la compagne de René. Le film dépeint Verónica comme une gauchiste intransigeante qui ne croit que dans l’efficacité des manifestations de masse et, d’une manière générale dans les formes classiques de l’activisme politique. Elle est disposée à s’exposer et à souffrir directement la violence de la dictature. Si son courage n’est pas discutable, sa lucidité politique est en revanche mise en cause, ainsi que le confirme la victoire électorale du « non ». Les échanges aigre-doux qu’elle a avec René ne traduisent pas qu’un éloignement sentimental ; ils soulignent la distance politique qui désormais les sépare : elle demeure attachée à l’action politique traditionnelle avec son cortège de grèves, de distributions de tracts et de manifestations ; lui, indifférent à la lutte politique, croit dans la force de la communication. Mais c’est à René que le scénario du film semble donner raison au prix, il est vrai, d’une certaine liberté prise avec l’Histoire, le rôle primordial donné à la stratégie de communication permettant d’évacuer la réalité du mouvement social et politique qui précéda et accompagna, de fait, la campagne référendaire.
La présence de ces deux personnages de militants politiques persécutés pour leur intransigeance souligne la véritable nature du régime de terreur mis en place par Pinochet et ses sbires et, du même coup, permet au film d’afficher sans aucune ambiguïté son parti pris antipinochetiste. Mais réduite à son martyrologue, l’opposition radicale n’échappe pas à une certaine caricature avant d’être évacuée du récit. L’oblitération de l’opposition radicale, essentiellement communiste, peut s’expliquer par le choix de centrer le récit sur l’alliance de la Concertación dont le Parti Communiste Chilien n’était pas partie prenante, même s’il fut loin d’être inactif durant la campagne référendaire. On ne peut s’empêcher cependant de percevoir cet effacement de l’opposition essentiellement communiste comme le pendant de l’effacement du dictateur, comme si les deux ennemis irréconciliables, arrivés au terme du cycle politique de leur confrontation et renvoyés dos à dos, devaient laisser la place à une troisième « voie », celle que vont emprunter des courants politiques plus conciliateurs. En corroborant une certaine interprétation de la transition chilienne qui veut que la dictature ait été abattue non par la lutte sociale mais par les urnes le film semble apporter de l’eau au moulin de la thèse libérale d’une modernisation logique et inévitable de la société. De cette thèse à l’idée que ce sont les secteurs réformistes du pouvoir qui ont permis l’évolution du Chili il n’y a qu’un pas que n’est pas loin de franchir finalement le film lorsqu’il évoque la trahison du général Matthei au terme de la soirée électorale.
Le film donne à cette opposition réformiste le visage finalement sympathique et avenant d’Urrutia dont le film prend soin de préciser qu’il n’est pas communiste. Cet homme tout en rondeur incarne parfaitement la synthèse entre les différentes tendances qui composent l’opposition démocratique à Pinochet. Il est surtout celui qui prend conscience de l’importance que revêt la communication en politique et fait le lien entre militantisme et marketing. Il apparaît, de la sorte, comme le véritable maître d’œuvre de la campagne du « non », même s’il doit céder sa place de protagoniste au publicitaire.
Le publicitaire
La figure centrale du récit est donc René Saavedra. L’héroïcisation du jeune publicitaire passe par le choix de confier son rôle à Gael García Bernal, un acteur de renommée internationale, et par une stratégie narrative qui place le personnage au cœur de l’action. Mais René n’est pas que le pivot narratif autour duquel s’organise le récit. Dans une étude du film que nous avons déjà mentionnée, Pablo Berchenko s’appuie sur la théorie de Joseph Campbell pour affirmer que le jeune publicitaire « a accompli les trois étapes des rites de passage qui construisent l’image du héros mythique : séparation, initiation et retour. Il a vécu en exil, éloigné de sa communauté d’origine, il a acquis ailleurs un savoir dans les techniques modernes de communication et revient de l’étranger pour apporter aux siens une connaissance qui les libérera du mal. Il est donc le héros de cette narration » (P. Berchenko, 2015).
Le film n’est pas loin de donner au publicitaire une dimension providentielle en faisant de lui le héros messianique sans lequel ne se serait pas produite la miraculeuse victoire du « non ». Dans la première partie du film, l’un des participants à une réunion qui se tient en présence de René déclare : « Nosotros necesitamos un milagro. Mejor dicho necesitamos a Dios y a todo su ejército celestial con sus ángeles y arcángeles ». Et un autre personnage de conclure en braquant son regard sur René : « Este país necesita un acto divino ». De tels propos qui fondent l’action politique sur un acte de foi rappellent, implicitement, la place importante qu’occupe le courant de la Démocratie Chrétienne au sein de la Concertación. Une place confirmée, sur le plan des symboles, par l’adoption de l’arc-en-ciel comme signe de ralliement de la « Franja del no ». En effet, s’il peut être une façon habile d’assurer la représentation des différents partis politiques qui composent la Concertación (ce que René et Urrutia peinent d’ailleurs à démontrer), l’arc-en-ciel est, d’abord et avant tout, doté d’une évidente connotation biblique. La Bible fait de l’arc-en-ciel un signe d’alliance et de paix ainsi qu’une promesse divine. Voici donc René changé en prophète, venu transmettre le message divin.
Et pourtant ce messie est porteur de valeurs que l’opposition à Pinochet pourrait ne pas assumer aisément. René Saavedra est un jeune homme issu de la bourgeoisie et un jeune loup de la pub qui a appris le marketing aux Etats-Unis. Il est, à bien des égards, le pur produit de la société de consommation et du libéralisme, honnis par tout un pan de la gauche traditionnelle. Son appartenance à une frange de la société qui a pu bénéficier des largesses du régime se devine à une multitude de signes extérieurs : la télévision, la voiture, le micro-onde, une femme de ménage, le skateboard, tout dénote l’aisance matérielle et l’appartenance à une catégorie sociale aisée.
Du fait de la profession qu’il exerce, il incarne à lui seul la montée en puissance de la communication publicitaire qui accompagne l’émergence de la société de consommation au cours des années quatre-vingt. Dans une étude qui entend faire le lien entre modernisation de la communication et la démocratisation du régime chilien, Eugenio Tironi, dont il faut rappeler qu’il fut l’un des protagonistes de la campagne du « non », en tant que membre du Comité Technique de la campagne, et Guillermo Sunkel, montrent, chiffres à l’appui, l’essor que connaît l’industrie de la communication dans les années quatre-vingt.
En este sentido se puede tomar el crecimiento de la inversión publicitaria en los medios masivos como un indicador inequívoco. En 1980 la inversión publicitaria total fue de 37 mil millones de pesos, cifra que aumentó a 46,9 en 1981 para descender luego a 31,2 mil millones en 1982 y a 25,8 en 1983 con la crisis recesiva de ese período. Estas cifras crecieron sostenidamente a partir de 1984, llegando a recuperar los niveles de inversión de inicios de la década en 1988, con 46,2 mil millones de pesos. Luego, en 1989 la inversión total en publicidad aumentó a 61,8 mil millones de pesos y en 1991 a 95 mil millones. De este último total, 44,7% se concentra en la TV, 34,7% en la prensa diaria, 6,1% en revistas y 10,8% en la radio.Estas cifras de inversión publicitaria son un claro indicador de la significativa dimensión económica del sistema comunicativo, donde la televisión ha conquistado una participación prioritaria, desplazando a la prensa diaria que hasta 1982 era el medio con mayor participación en la inversión publicitaria total.
E. Tironi et G. Sunkel, 1993, p. 230-231.
Les deux auteurs soulignent combien cet essor va de pair avec la privatisation des moyens de communication qui bénéficie essentiellement à la télévision, média qui acquiert une dimension presque hégémonique dans l’industrie de la communication, ce que le film montre parfaitement. L’équipe qui fut à l’origine de la campagne du « non » est à l’image de cette évolution :
El equipo que produjo la franja del NO estaba compuesto por productores y directores independientes, algunos con experiencia en TV y otros entrenados en el cine publicitario y documental. Este equipo, recogiendo las proposiciones elaboradas por el Comité Técnico del comando del NO, diseñó la estructura y produjo un programa de TV que se sostuvo 27 días en el aire. Este equipo era en sí mismo muy representativo del proceso de modernización que había experimentado en los años ochenta el sistema comunicativo en Chile, pues todos sus integrantes eran profesionales de mucho éxito en este medio. Para decirlo de otro modo, sin la modernización previa de las comunicaciones no habría habido franja del NO.
E. Tironi et G. Sunkel, 1993, p. 230-231.
Dans le film, la figure de René Saavedra, qui concentre les principaux traits caractéristiques de ce collectif, s’inspire d’ailleurs de l’un des cerveaux de la campagne du « non », Eugenio García, un homme qui connaîtra la carrière brillante d’un Jacques Séguéla chilien.
La campagne joyeuse et iconoclaste mise en œuvre par René Saavedra renouvelle les paradigmes politiques en ringardisant aussi bien Pinochet que ses opposants. Ce faisant, elle matérialise, s’il faut en croire le film, la nouvelle ligne de fracture qui traverse la société chilienne. Cette ligne de fracture est moins d’ordre politique ou idéologique que générationnelle et culturelle. Elle ne se situe plus entre Pinochet et ses opposants habituels mais elle oppose un passé sinistre que ne cessent de convoquer aussi bien Pinochet que ses opposants car il sert des stratégies politiques fondées sur la peur (la peur du communisme pour le premier, la peur de la répression pour les seconds) et un futur plein de promesse qui appartient à une nouvelle génération de politiciens modérés et de communicants habiles.
C’est l’ensemble de l’action politique traditionnelle qui apparaît de la sorte dépassée, balayée par la campagne de communication orchestrée par René. Le combat politique se change alors en guerre médiatique dans un film qui pourrait laisser penser que les stratégies publicitaires peuvent tout. Du reste, dans sa dernière partie, l’opposition entre le camp du « oui » et le camp du « non» se change pour ainsi dire en une rivalité entre les deux publicitaires, René et Guzmán, et en un combat entre deux stratégies de communication.
Cette césure entre un monde qui appartient au passé et un monde ouvert sur l’avenir, c’est aussi, comme le montre une séquence précédemment évoquée une confrontation de la mémoire et de l’oubli. Le principal reproche que formule le vieux militant à l’égard de la campagne de promotion du « non » que vient présenter René c’est d’être « una campaña del olvido ». Il n’a pas tort si l’on considère que l’oubli du passé constitue l’élément stratégique décisif d’une campagne organisée autour de la vague promesse d’un avenir radieux (« Chile, la alegría que viene »).
Il resterait à s’interroger sur ce que le film révélerait du point de vue du réalisateur sur les événements politiques qui conduisirent au départ de Pinochet. De fait la posture qu’adopte le scénario de No n’est pas sans ambiguïté et laisse la porte ouverte à des interprétations contradictoires. Cela explique que les critiques du film oscillent entre l’hostilité de ceux qui considèrent Larraín comme un cinéaste conservateur (M. Sánchez, 2012) et l’enthousiasme majoritaire de ceux qui voient dans le film un hymne à la démocratie.
Sans nul doute, le film consacre en René Saavedra un héros de la démocratie (chrétienne) victorieuse. Le film montre comment s’impose la stratégie qu’il a dessinée. Tous ceux qui doutaient doivent s’incliner devant la force du résultat, à commencer par son ex-femme dont le nouveau compagnon arbore un tee-shirt aux couleurs de l’arc-en-ciel. C’est la dimension messianique et sacrificielle du personnage que veut également retenir García Bernal dans l’entretien figurant dans le dossier de presse du film (consultable sur le site du film http://www.no-lefilm.com/, [consulté le 14 juin 2016]):
Je pense que ce qui a triomphé à ce moment là, est un des actes fraternels les plus importants et les plus purs qu’ait vécu la démocratie dans le monde. En s’engageant sciemment dans une campagne que la grande majorité estimait frauduleuse dès ses débuts, Saavedra et son équipe ont estimé que le sacrifice en valait la peine et ont décidé de l’assumer une fois pour toutes. Pour eux, pour leurs parents, pour leurs enfants. C’est pour cela que Saavedra m’a plu, car il s’est converti en quelqu’un d’héroïque et de plausible. Longue vie à Saavedra. Il me manque déjà.
Pour autant, René est loin d’être un héros unilatéralement positif. Ce héros de la transition démocratique est un antihéros du quotidien, un homme esseulé et abandonné par sa compagne. Il n’est pas sans cultiver quelques similitudes avec le protagoniste d’un précédent film de Pablo Larraín, Santiago 73, qui est lui aussi épris d’une femme dont il peine à partager et même à comprendre les engagements. Sans atteindre jamais l’abjection de Mario, René peut aussi être, à l’occasion, un être passif et veule. C’est le cas lorsqu’il se préoccupe de lustrer sa voiture tandis que sa compagne vient d’être passée à tabac (c’est encore sa voiture qui le préoccupe en premier lieu dans la séquence du meeting réprimé par la police). À cet égard, il importe de souligner combien le Saavedra de Larraín se distingue du personnage que Skármeta crée dans Los días del arcoiris (A. Skármeta, 2011). Saavedra n’est pas loin de se situer aux antipodes de Bettini, un homme mûr qui vit dans une relation stable avec son épouse, un publicitaire marginalisé, idéaliste et passionné par la politique. C’est surtout dans leur rapport au monde et à la politique que les deux personnages s’opposent. Larraín fait de Saavedra un être apolitique qui se contente d’observer, en spectateur le plus souvent apathique, le monde qui l’entoure. Deux séquences sont particulièrement révélatrices de ce comportement : la séquence du commissariat au cours de laquelle René se montre étrangement indifférent à la violence dont sont victimes des activistes parmi lesquels se trouve son épouse ; la séquence qui suit la proclamation de la victoire du « non » qui montre Saavedra, le visage impassible, fendant la foule sans participer à la liesse collective. Le fait que dans un sursaut de courage, René ose, vers la fin du film, faire face aux forces de l’ordre, n’ôte pas entièrement les doutes que peut avoir le spectateur quant à la réalité de l’évolution politique et humaine du personnage. René apparaît fondamentalement comme imperméable aux événements que vit le pays et étranger au monde qui l’entoure. C’est un trait caractéristique du personnage que vient souligner son statut d’exilé, et que renforce également le choix d’un interprète non chilien pour le rôle. Il faut, à cet égard, souligner le jeu de García Bernal qui parvient à donner à son personnage un regard rêveur et lointain qui traduit à la fois son absence au monde et sa nature profondément solitaire.
Tandis que le personnage imaginé par Skármeta est dévoré par les doutes et par les scrupules, René est un personnage dont le scénario montre la face cynique. Il « vend » la démocratie à ses compatriote comme il leur fourguerait n’importe quel autre produit de consommation et il avance le même argument convenu devant ses commanditaires qu’ils soient représentants d’une marque de boisson, d’une série télévisée ou de la Concertación : « Lo que van a ver a continuación está enmarcado dentro del actual contexto social […] Hoy Chile piensa en su futuro ». Il se montre calculateur lorsqu’il estime que son engagement auprès de la campagne du « non » pourrait, en fin de compte, servir ses intérêts et ceux de l’agence dont il est l’employé.
Ce héros dépourvu de bravoure et un rien impudent est, convenons-en, d’une étoffe douteuse. Quant à l’exploit qu’on lui prête –l’avènement de la démocratie au Chili-, convenons également qu’il n’est pas sans contradictions. Certes, la campagne de communication mise en œuvre par Saavedra a raison de Pinochet, mais le film nous invite à nous interroger sur l’avenir d’un pays qui sacrifie la politique sur l’autel du marketing et sur la réalité d’une évolution démocratique dès lors qu’elle s’opère dans le cadre légal défini par la dictature. La fin (la démocratie) justifierait les moyens (la communication) s’il n’y avait cette impression que la victoire du « non » n’est que relative, car ainsi que l’écrit Wolfgang Bongers :
La inteligencia publicista de la campaña de “No” –a saber, las estrategias de venta del producto “democracia”- garantiza la victoria de una constelación política no menos consumista y neoliberal que la misma dictadura que había introducido los parámetros del mercado neocapitalista en el país
W. Bongers, 2014, p. 204.
Dans le dossier de presse du film, Pablo Larraín ne dit pas autre chose :
René Saavedra est un enfant du système néolibéral impulsé par Pinochet. C’est pour cela qu’il est intéressant que ce soit lui, avec les mêmes outils idéologiques que ceux mis en place par la dictature, qui se charge de mettre Pinochet en déroute. Il le fait en inventant une campagne publicitaire remplie de symbolismes et d’objectifs politiques, qui en apparence sont seulement une stratégie de communication, mais qui en réalité cachent le devenir d’un pays. Pour moi, la campagne du Non est la première étape delà consolidation du capitalisme comme unique système possible au Chili. Ce n’est pas une métaphore, c’est directement cela, de la publicité pure et dure, amenée à la politique.
L’acteur qui joue le rôle de Guzmán, Alfredo Castro, l’exprime d’une manière plus abrupte. Pour lui, No décrit l’ « apparente agonie de la dictature » :
Apparente car celle-ci a continué et poursuit son œuvre au Chili derrière les ombres d’une démocratie de façade. Bien que les trois films soient rapprochés dans le temps, ils n’appartiennent pas à la même époque. Une « époque » peut se passer en quelques heures, en quelques jours. Cette « époque », cette dictature, avec d’autres visages plus « démocratiques », continue d’opérer aujourd’hui comme une structure de pouvoir et de système économique à travers de puissants groupes, une structure aussi cruelle dans sa ségrégation et sa discrimination envers les plus démunis que l’a été la néfaste dictature qui les a mis en place.
En adoptant une forme circulaire et en inscrivant la campagne du « non » dans une sorte de parenthèse, le film semble donner corps à l’idée d’une stagnation de la société chilienne et contredit l’idée selon laquelle le plébiscite constituerait un événement au sens de rupture fondatrice. D’où l’amertume qui s’en dégage finalement et la gêne que provoque l’ultime séquence où l’on voit René Saavedra poursuivant sa carrière de publicitaire brillant dans la même agence que son patron. Après s’être affrontés, les deux hommes se retrouvent finalement, car ce qui les rapproche (l’adhésion au néo-libéralisme et aux principes de l’économie de marché) est plus fort que ce qui les a éloignés un temps. Héros sans idéal d’un monde désenchanté, René Saavedra, peut, comme si rien ne s’était passé, parcourir en skate-board les rues de Santiago, tandis que Patricio Aylwin reçoit l’écharpe présidentielle des mains de Pinochet. Le film semble admettre que la défaite du dictateur n’aura pas changé le quotidien de René Saavedra, pas plus qu’elle n’aura modifié en profondeur le cours de l’histoire collective d’un pays en proie à la surenchère libérale et soumis aux lois de la société de consommation.
BIBLIOGRAPHIE
Berchenko, Pablo : « Pensée et discours politique dans le film No de Pablo Larraín », Cahiers d’études romanes [En ligne], 30 | 2015, Publié le 14 avril 2016, consulté le 23 mai 2016. URL : http://etudesromanes.revues.org/4942
Bongers, Wolfgang : “La estética del (an)archivo en el cine de Pablo Larraín”, A contra corriente, Vol. 12, n°1, 2014, p. 204. Disponible en ligne : http://acontracorriente.chass.ncsu.edu/index.php/acontracorriente/article/view/1311/2237 [consulté le 7 juillet 2016].
Sánchez, Matías, “La ambigüedad de “No”, la última película de Pablo Larraín Matte”, El ciudadano, Disponible en ligne : http://www.elciudadano.cl/2012/08/07/55797/la-ambiguedad-de-no-la-ultima-pelicula-de-pablo-larrain-matte/ [consulté le 11 juillet 2016].
Skármeta, Antonio : Los días del arcoíris, Planeta, Barcelona, 2011.
Tironi, Eugenio et Sunkel Guillermo : “Modernización de las comunicaciones y democratización de la política. Los medios en la transición a la democracia en Chile”, Estudios públicos, 52, printemps 1993, p. 230-231, article disponible en ligne : https://www.researchgate.net/publication/261705184_Modernizacion_de_las_comunicaciones_y_democratizacion_de_la_politica_en_Estudios_Publicos_No52_1993 [consulté le 7 juillet 2016].