PARIS

Jean-Claude SEGUIN

Paris, chef-lieu du département de la Seine et capitale de la France, compte 2.536.834 habitantes (c. 1894).

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Le kinetoscope (20 boulevard Montmartre/Le Petit Parisien, 16 juillet 1894->30 janvier 1895)

À Paris, le premier kinetoscope est inauguré à la mi-juillet dans la salle des dépêches du Petit Parisien:

Photographies Animées
Depuis deux jours, une invention nouvelle, d'un rare intérêt, est présentée au public dans la Salle des Dépêches du Petit Parisien.
Toutes les revues scientifiques ont signalé déjà, mais sans le connaître encore, le fameux kinétoscope d'Edison, un instrument qui enregistre des images animées et les reproduit sous nos yeux avec une merveilleuse précision.
Ce kinétoscope, sorti tout récemment du laboratoire de Menlo-Park, n'a pu être exhibé à Chicago qu'après la fermeture de l'Exposition, et c'est la première fois qu'il franchit l'Océan. On ne l'a vu jusqu'ici ni à Londres, ni à Berlin, ni dans aucune autre ville d'Europe. Par l'intermédiaire de notre Salle des Dépêches, le boulevard Montmartre en a la primeur.
Aussi les visiteurs sont-il nombreux. Ders savants, des professeurs du Collège de France, des hommes du monde se mêlent déjà aux curieux. Hier, M. Marey, membre de l'Institut, quittait la séance de l'Académie pour venir voir cette invention qui intéresse au plus haut point la stations physiologique du Bois de Boulogne où, comme on le sait, de profondes études sont faites des fonctions musculaires de l'homme et des animaux et où l'on est arrivé à photographier le vol des oiseaux et des insectes.
***
On dispose en ce moment, dans l'établissement scientifique du Parc des Princes, d'un chronophotographe permettant de reproduire cent douze fois en une seconde l'Image d'un objet en mouvement, an moyen d'une pellicule sensible qui défile dans l'appareil, enroulée autour de deux bobines.
- Une image d'insecte en plein vol, se détachant sur le soleil, est prise par nos instruments en un vingt-cinq millième de seconde, nous disait M. Marey.
Lors de son passage à Paris, M. Edison n'a pas manqué de visiter le laboratoire de l'émlnent physiologiste, où il a pu étudier ces instruments enregistreurs dont la conception première est due à l'Américain Muybridge, le savant qui, il y a deux ans, nous offrait le curieux spectacle de projections photographiques animées dans la grande salle de la Société de géographie.
M. Edison a perfectionné cos instruments. Il s'est préoccupé surtout de tirer parti, pour le kinétoscope, des documents photographique recueillis par le kinétographe.
Le kinétographe ou chronophotographe sert à prendre d'un objet en mouvement ou d'une scène animée une série de photographies rapides se succédant à intervalles réguliers et fixant avec précision toutes les flexions, tous les mouvements dont se compose une attitude ou une action. Nous avons vu chez M. Marey la photographie d'un coup de marteau comprenant soixante images exécutées en une seconde. Le pas d'un cheval peut être analysé par le kinétographe en dix images prises en un tiers de seconde.
Le kinétoscope, lui, utilise ces documents pour nous en présenter la synthèse. Il reconstitue, rassemble sous notre regard, les mouvements analysés et décomposés. Il prend les images successives du kinétographe, leur imprime une rotation accélérée et, par un effet d'optique qui est le même que celui dont l'application charme les enfants dans le zootrope ou praxinoscope, un jouet mis à la mode il y a plus de vingt ans, nous voyons se mouvoir les objets photographiés tels qu'ils passaient devant l'objectif. Le cheval marche, l'oiseau vole, le clown fait son saut périlleux, C'est la reproduction exacte, mathématique, du mouvement.
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Voilà l'instrument que le Petit Parisien présente au public dans sa Salle des Dépêches.
Qu'on se figure, insérée sous le couvercle d'un petit meuble à hauteur d'appui et aperçue à travers un oculaire, une photographie représentant une scène quelconque dont tous les personnages gesticulent, marchent, travaillent, non point en automates qu'un mécanisme dirige, mais au naturel et avec tout l'imprévu, tout l'abandon ou toute la résolution des mouvements de la vie réelle.
Si la scène représentée est un magasin de coiffure, on remarque le client qui s'assied sur un fauteuil et les garçons qui s'empressent autour de lui, procédant à leurs manipulations habituelles, jusqu'à ce qu'il s'en aille, rasé, poudré, calamistré selon les règles du métier et fasse place à un autre client.
Voici une danseuse exécutant un pas espagnol. Pas un clignement de ses yeux, un sourire de ses lèvres, un plissement de sa jupe tourbillonnante ne nous échappe. Telle elle apparue vivante à Edison dans son hall de Menlo-Park, telle nous la revoyons, sautillante, infatigable, à demi pâmée. Ses pirouettes, ses renversements ne se sont nullement matérialisés durant leur enregistrement par le kinétographe, et le klnétoscope les reproduit dans toute leur grâce souple et aérienne.
Huit autres scènes seront ajoutées à celles-ci, ces jours prochains, dans le merveilleux instrument. Elles peuvent se multiplier à l'infini, au gré de l'inventeur. Un ruban nouveau est enroulé chaque matin autour de dix-huit bobines qu'actionne un petit dynamo appuyé par une batterie d'accumulateurs. Cela demande quelques minutes de préparation et l'appareil fonctionne.
Sur le ruban, qui est en gélatine transparente et dont la longueur est de douze mètres, la largeur étant de trois centimètres et demi, sont disposées plus de deux cent cinquante pellicules photographiques de deux centimètres chacune. Ce ruban, entraîné par une roue dentelée, passe avec une grande rapidité entre une lampe électrique pourvue de son réflecteur et l'oculaire inséré dans le couvercle du meuble.
***
On voit qu'au fond c'est le praxinoscope agrémenté d'un mécanisme perfectionné. Les fentes que l'on remarque dans les parois du jouet de ce nom et à travers lesquelles l'enfant observe le défilé des images, se retrouvent également dans le kinétoscope. Mais elles ne sont pas apparentes ;  l'inventeur les a cachées dans le meuble. En effet, sous l 'oculaire et au-dessus du ruban de gélatine, passe, avec une vitesse de 260 tours à la minute, une mince roue métallique, plate, peinte en noir, d'un diamètre de trente centimètres environ. Une fente étroite, de trois centimètres de long, est ménagée sur ses bords.
C'est à travers cette fente que I'œil reçoit sur sa rétine, vivement projetée par la lumière électrique, l'image de chaque fraction de mouvement que représente chaque photographie.
Dans le kinétoscope d'Edison, l'œil est frappé ainsi de deux cent soixante projections par minute lui transmettant l'image exacte, du mouvement et de la vie.
L'utilité d'un pareil instrument n'est pas difficile à démontrer. Si, avec le kinétographe M. Marey a pu étudier, pour l'armée, los effets de la gymnastique, la longueur et la fréquence des pas, la limite des charges que l'homme doit porter suivant la vitesse de la marche, le rythme du pas correspondant à la charge portée et au terrain, - avec le kinétoscope nous disposons d'un appareil, complément du premier, toujours prêt à reconstituer une scène choisie.
Le kinétoscope peut nous servir à conserver à perpétuité l'Image animée d'une action historique, d'un événement politique ou familier, d'une journée glorieuse ou néfaste, de scènes quelconques témoignant de nos usages et de nos mœurs.
Qui sait si bientôt nous ne verrons pas la publicité des exécutions capitales assurée seulement par le kinétoscope, sans qu'il n'y ait plus lieu de recourir à la malséante représentation donnée, au petit jour, place de la Roquette, devant le public restreint que l'on connaît !


Le Petit Parisien, Paris, mercredi 18 juillet 1894, p. 2.

Un bref entrefilé permet de connaître le nom de l'importateur de l'appareil :

Un électricien qui a travaillé pendant deux ans dans le laboratoire d'Édison à Orange (New-Jersey), M. Georgiadeo [sic], vient d'apporter à Paris un kinétoscope; c'est le premier dont on signale l'apparition en Europe.


Henri Flamans, “Le Kinétoscope d’Edison”, Le Magasin pittoresque, Paris, 1er août 1894, p. 247-248.

Le kinetoscope est présenté par George Malamakis, collaborateur de George Tragidis et George Georgiades:

Aujourd'hui le doute n'est plus permis, le kinétoscope Edison est arrivé à Paris : un certain nombre d'exemplaires y fonctionnent régulièrement depuis quelque temps déjà, dans plusieurs endroits publics, où chacun peut les voir, moyennant une rétribution, qui n'a rien d'effrayant même pour les gens les plus économes. Je viens d'aller voir celui qui fonctionne dans la salle des dépêches du journal le Petit Parisien, 20, boulevard Montmartre. Grâce à l'obligeance de M. G. Malamakis, j'ai pu l'étudier dans ses détails et examiner son mécanisme intérieur. Cette visite m'a réellement enthousiasmé, moi, le sceptique du mois de juillet, et je m'empresse de vous raconter ce que j'ai vu.
Au fond dé la salle est une espèce de boîte en chêne ayant la forme d'un pupitre à écrire debout et d'une hauteur de 1 mètre 30 environ. Sur le couvercle est une ouverture de forme oblongue, qui est l'entrée d'un appareil d'optique plongeant verticalement au-dessous du couvercle. Vous commencez, formalité indispensable! par donner vingt-cinq centimes et vous mettez l'œil à la lunette. Vous ne voyez rien d'abord: tout est noir et vous êtes tenté de vous demander si vous en aurez pour votre argent. Mais bientôt l'employé appuie sur un bouton et voilà le champ de la lunette qui s'illumine et dans le champ vous voyez apparaître le spectacle attendu.
Un jour ce sont des lutteurs en maillot. Ils sont à une petite distance l'un de l'autre; ils se mesurent de l'œil, puis se font les salutations, qui sont la politesse de l'escrime et de la lutte. Ils avancent l'un vers l'autre, reculent de deux pas, et revenant d'un mouvement rapide, se saisissent avec force et à bras-le-corps. La lutte est commencée : l'un des lutteurs soulève son adversaire et cherche à le renverser. Mais celui-ci parvient à se dégager et s'éloigne. Nouvelle marche à la rencontre, nouveau corps à corps. On voit les muscles se tendre, se découpler et la lutte continuer avec énergie. A un moment, l'un des lutteurs paraît faiblir, il va loucher le sol des deux épaules. Mais, se dégageant d'un mouvement rapide, il se renverse sur son adversaire et, cabriolant au-dessus de lui, va retomber sur ses pieds. Il revient brusquement, passe entre ses jambes et le saisissant de nouveau, le soulève avec violence et le renverse sur le sol. On se croirait dans une baraque de la foire de Neuilly et il ne manque à l'illusion que les applaudissements et les bravos de la foule. On resterait là indéfiniment, tant le spectacle est surprenant, on ne voudrait pas quitter celte lorgnette magique. Mais tout d'un coup la lampe s'éteint, tout retombe dans l'obscurité. La scène a duré quarante-cinq secondes, pendant lesquelles les détails de la lutte se sont reproduits deux fois.
Un autre jour, le spectacle est plus gracieux. C'est une danseuse qui s'avance sur la scène d'un théâtre. Arrivée à la rampe, elle envoie aux spectateurs ses baisers les plus tendres et se met à exécuter tous les pas de son répertoire. Au fond de la scène, on voit les violonistes qui l'accompagnent et l'on suit les mouvements des archets. La danseuse s'anime de plus en plus, ses mouvements n'ont peut-être plus la correction qui, à l'Opéra, est la règle du corps de ballet, car la danse devient frénétique et la rivale de la Goulue termine en lançant sa jambe à une hauteur que l'on me dispensera d'apprécier. On voit le tourbillonnement des jupes de gaze et l'on croit en entendre le froufrou.
Une autre fois on se trouve transporté aux Folies-Bergère et l'on voit la Loïe Fuller, ou quelque rivale, exécuter cette danse serpentine qui a fait courir tout Paris. Elle voltige avec légèreté sur la scène, ouvrant et fermant les bras pour faire évoluer l'étoffe qui l'enveloppe. La lumière se joue à travers les plis de cette étoffe; les ombres se déplacent avec une fidélité parfaite cl. produisent les reliefs les plus gracieux.
Ici c'est l'intérieur d'un bar avec toute son animation. Devant le comptoir, des consommateurs se tiennent debout: on voit la femme de service se retourner, prendre une bouteille et emplir le verre d'un des clients, qui le porte à ses lèvres et le vide. Dans un coin une discussion s'engage. Est-elle politique? je n'en sais rien. Mais les adversaires se menacent du geste, bientôt les coups de poing pleuvent plus drus que des bénédictions, jusqu'au moment où le maître de céans vient jeter à la porte ces clients trop irascibles.
Une autre série d'épreuves représente l'intérieur d'un salon de coiffure; un monsieur y entre et vient se faire raser. Il dépose son chapeau, retire son veston et s'assied: on lui apporte un journal qu'il se met à lire, en attendant que son tour vienne. Pendant ce temps, on rase un autre client: le coiffeur promène sur son visage le blaireau traditionnel; puis c'est le rasoir qui fait son office et court d'un mouvement ménagé sur la figure du patient. C'est la nature même prise une fois de plus sur le vif.
Vous n'attendez pas de moi que je passe en revue tout le répertoire du kinétoscope; il peut être sans limites. J'ai voulu seulement vous donner une idée de tout l'intérêt qu'il présente. Croyez-moi, allez au boulevard Montmartre. Mais je ne veux pas vous prendre en traître, quand vous y aurez été une fois, vous y retournerez, désireux de voir chaque jour un nouveau spectacle. C'est ce qui m'est arrivé.
[...]
P-POIRÉ.


L'Univers illustré, Paris, 15 décembre 1894, p. 790.

Le kinetoscope continue à fonctionner dans les premières semaines de l'année 1895:

Un spectacle vraiment rare est celui que les visiteurs de notre Salle des Dépêches peuvent avoir à bon compte. Le "kinétoscope" d'Edison constitue une invention qui tient de la magie. Grâce à un long ruban de photographies mû par l'électricité, le "kinetoscope" donne la sensation de l'image animée ete procure une illusion égale à un prodige.


Le Petit Parisien, Paris, 30 janvier 1895, p. 3.

Le kinetoscope des frères Werner (20 boulevard Poissonnière, <21 octobre 1894->16 février 1895)

Les frères Werner ouvrent un kinetoscope Parlor sur le boulevard Poissonnière à partir du mois d'octobre :

Le Kinétographe, ce merveilleux appareil dû à Edison et dans lequel on voit défiler toutes les scènes de la vie par des personnages qu'on croirait vivants, vient d'être installé 20, boulevard Poissonnière.


Gil Blas, Paris, 21 octobre 1894, p. 3.

On doit à Henri de Parville, le célèbre chroniqueur scientifique, une description du kinetoscope parlor parisien dans le long article qu'il consacre à la nouvelle invention de Thomas A. Edison. Il offre une brève vignette de ce nouveau local : 

À Paris, 20, boulevard Poissonnière, entre neuf heures et dix heures du soir. Une simple boutique toute étincelante de lumière électrique. Dehors, l'œil collé à la vitrine, un rassemblement de passants et de flâneurs. "Qu'y a-t-il ? Que voit-on ici ?" demandent les curieux en se rapprochant.
-Que voit-on ? Regardez. On voit tout bonnement à l'intérieur quelques grandes boîtes de 1 m 50 de hauteur complètement fermées ; et devant chacune d'elles un monsieur ou une dame observent gravement par un oculaire ce qui se passe dans les boîtes. Entrez, payez 25 centimes et l'on vous installera devant la première boîte libre. Singulier spectacle qui est destiné à faire salle comble d'ici la fin de l'année.
La boîte silencieuse, c'est le kinétoscope d'Edison. Nous nous plaignions, en esquissant l'appareil il y a quelques mois, de ne jamais voir les inventions d'Edison franchir l'Atlantique. Le kinétoscope l'a franchi, et il en existe déjà des exemplaires multiples à Paris...
Henri de Parville. 


Journal des débats politiques et littéraires, Paris, 14 novembre 1894, p. 1.

Dans un autre périodique, on dispose d'informations complémentaires :

Dans le magasin de M. Werner (20, boulevard Poissonnière), sont installés une demi-douzaine de kinétoscopes que tout le monde peut faire fonctionner moyennant un prix très minime, et où l'on voit des scènes extrêmement variées: un combat de coqs tellement vrai, que les plumes arrachées volent autour des combattants; des forgerons frappant une pièce de fer, et s'arrêtant de temps à autre pour vider une bouteille; une rixe dans un bar; une Loîe Fuller, etc., etc.


Le Courrier de Paris, Paris, 26 novembre 1894, p. 2.

Il reste difficile de connaître le réel impact populaire du kinetoscope au cours des mois d'exploitation par Michel Werner. Ce dernier fait passer régulièrement des encarts publicitaires dans la presse nationale et étrangère dans les mois qui suivent.

werner1894kinetoscopeedison werner1895kinetoscope
Journal des débats politiques et littéraires, Paris, 8 décembre 1894, p. 4 L’Industriel forain, nº 288, 10-16 février 1895

Le kinétoscope de L'Éclair (Salle des Dépêches/176, rue Montmartre, <4->4 janvier 1895)

Dans la salle des dépêches du journal L'Éclair, fonctionne un kinétoscope dès les premiers jours de l'année 1895:

NOTRE SALLE DE DÉPÊCHES
Nous continuons l’exposition des œuvres en céramique d’art de Carrier-Belleuse dans notre Salle de de Dépêches, 176, rue Montmartre.
Nos lecteurs trouveront dans les salons du premier étage une suite de l’exposition du rez de-chaussée.
Nous attendons ces jours-ci de nouvelles œuvres du maître complètement inédites, notamment la Danse, le Retour des Champs, etc.
Nous avons le plaisir de prévenir nos lecteurs que nous venons d’installer dans notre Salle de Dépêches un kinétoscope, la dernière invention d’Edison.
Cette merveilleuse machine reproduit des photographies animées et vivantes d'expression où les différents sujets représentés font les gestes et les mouvements naturels. Des apparitions surprenantes donnent l’illusion de la réalité.
Tous les jours il  y aura un changement de tableaux.
Nous nous imposons le sacrifice, à titre de haute attraction pour les visiteurs de notre Salle des Dépêches, de prélever seulement 0.15 centimes par audition.


L'Éclair, Paris, 4 janvier 1895, p. 3.

L'Éclair continue à évoquer le kinétoscope dont un exemplaire est disponible pour les installations à la demande :

NOTRE SALLE DE DÉPÊCHES
[...]
Nous avons installé dans notre Salle de dépêches la plus curieuse des inventions d’Edison, le kinétoscope : ce merveilleux appareil, dont les tableaux changent tous les jours, représente par des photographies animées et vivantes des scènes comiques ou burlesques du plus curieux effet. Nos lecteurs et visiteurs nous sauront gré de cette haute attraction, surtout en présence du prix de 0 fr. 15 centimes que nous demandons seulement.
Tout le monde voudra voir le tableau d’aujourd'hui : Les Lutteurs, lutte à main plate.
Dimanche nous donnerons Une scène burlesque dans un bar, à cinq personnages.
Nous avons pris nos mesures pour tenir à la disposition des personnes qui le désireraient, un Kinétoscope, à domicile, pour soirées, etc.


L'Éclair, Paris, 6 janvier 1895, p. 3.

Répertoire (autres titres): Amélie, femme acrobate excentrique (L'Éclair, Paris, 10 janvier 1895, p. 3).

Le kinétoscope (Palais de Glace, 7 février 1895)

Au Palais de Glace, on installe un kinétoscope au début du mois de février:

Aujourd'hui jeudi, à 2 heures, au Palais de Glace, grande matinée enfantine avec ourses, distribution de jouets, exhibitions nouvelles du kinétoscope et divertissements de toute sorte.
L'idée de donner un pendant aux galas du soir en organisant des fêtes  de jour pour les familles est une très heureuse innovation et il n'est pas douteux qu'elle réussisse.


Le Figaro, Paris, jeudi 7 février 1895, p. 4.

Le cinématographe Lumière (Société d'Encouragement pour l'Industrie Nationale, 22 mars 1895)

1895 03 22 salle encouragement
Bulletin de la Société d’encouragement, vol. 137, 1923, p. 687.

Au cours de l'année 1895, les frères Lumière vont multiplier les présentations de leur cinématographe. À Paris, l'appareil va ainsi être présenté à plusieurs reprises au cours de réunions à caractère scientifique, avant la première publique dans le salon Indien du Grand Café. Les inventeurs cherchent, dans un premier temps, l'approbation du monde intellectuel et les lieux choisis pour ces démonstrations sont judicieusement choisis, afin d'assurer leur réputation de scientifiques, mais aussi d'industriels.

À peine cinq semaines après le dépôt du brevet (nº 245.032) pour un " appareil servant à l'obtention et à la vision des épreuves chronophotographiques par Messieurs Auguste et Louis Lumière ", une première conférence est organisée à la Société d'Encouragement pour l'Industrie Nationale, créée en 1801 et qui jouit d'un grand prestige. Elle est alors présidée par Éleuthère Mascart (1837-1908), proche de Léon Gaumont, qui porte un intérêt tout particulier à la photographie. C'est ce dernier qui a proposé aux Lumière de présenter leur " kinétoscope de projections " (Bulletin de la Société d'Encouragement pour l'Industrie Nationale, Paris. 94e année, tome X, avril 1895, p. 413). La conférence a lieu le 22 mars 1895. C'est le Bulletin du Photo-club qui offre le compte rendu le plus détaillé :

Conférence de M. Louis Lumière à la Société d'Encouragement pour l’Industrie nationale
A la demande de M. Mascart, président de la Société d'Encouragement, M. Louis Lumière a fait, le 22 mars dernier, une conférence des plus intéressantes sur l’Industrie photographique et plus spécialement sur les ateliers et produits industriels de la Société anonyme des plaques Lumière, dont le siège est à Lyon.
M. Louis Lumière, pour rendre son exposé plus clair et plus attrayant, a projeté des vues de l'intérieur des ateliers où il a montré, en action, toutes les productions des plaques sensibles au gélatinobromure, la fabrication du papier sensible au citrate d'argent. Plus de deux cents ouvriers et ouvrières sont employés dans cette usine, dont une vue d'ensemble a montré la vaste étendue. A l'aide d'un kinétoscope de son invention, il a projeté une scène des plus curieuses : la sortie du personnel des ateliers à l'heure du déjeuner. Cette vue animée, montrant en plein mouvement tout ce monde se hâtant vers la rue, a produit l'effet le plus saisissant, aussi une répétition de cette projection a-t-elle été redemandée par tout l'auditoire émerveillé. Cette scène, dont le déroulement ne dure qu'une minute environ, ne comprend pas moins de huit cents vues successives ; il y a là de tout : un chien allant et venant, des vélocipédistes, des chevaux, une voiture au grand trot, etc.
Pour terminer cette conférence, M. Louis Lumière a montré à son public d'élite quelques épreuves en couleurs obtenues par la méthode de M. Lippmann. Notre savant collègue, présent à la séance, a été l'objet d'une ovation sympathique et chaleureuse de la part des assistants, surtout après que l'on a connu, par un avis de M. Mascart, la grande récompense décernée par la Société d'Encouragement à l'Illustre inventeur du moyen de reproduire les couleurs par la photographie.


Bulletin du Photo-Club de Paris, 1895, nº 3, p. 125-126.

Les Lumière ne disposent alors que d'un seul film, Sortie d'usine dont aucun élément filmique ne subsiste aujourd'hui, et dont on ne connaît que les quatre remakes. Il faut comprendre que le cinématographe n'est qu'un élément - la photographie en couleurs en est un autre - qui donne à voir le dynamisme des Lumière et de leur usine de Monplaisir (Lyon). La vue animée en est une sorte de matérialisation.

lumiere usine
Vue Générale des Usines LUMIÈRE pour la fabrication des plaques et papiers photographiques à LYON-MONPLAISIR
Agenda Lumière 1906, Lyon/Paris, Société Anonyme des Plaques et Papiers Photographiques A. Lumière et ses Fils/Librairie Gauthiers-Villars

Le succès de cette première présentation encourage les Lyonnais a renouveler l'expérience, dès que l'occasion se présente.

Le cinématographe Lumière (Exposition de la Société Française de Physique, 16-17 avril 1895)

Profitant sans doute de sa présence à Paris, Louis Lumière organise une nouvelle présentation - moins connue - dans le cadre de l'Exposition de la Société Française de Physique qui se tient, les 16 et 17 avril à la Société d'Encouragement :

Tous les ans, la Société française de physique organise, le mardi et le mercredi de Pâques, dans les salles de la Société d'Encouragement, une exposition qui attire un grand nombre de savants s'intéressant à la physique.
[...]
La maison A. Lumière et ses fils, de Lyon, avait envoyé de magnifiques et grandioses agrandissements qui ornaient fort à propos les diverses salles de l'exposition, et un ingénieux appareil, le cinématographe, destiné à prendre des épreuves photographiques en séries.


La Science Française, Paris, 1895, 1er semestre p. 210-211.

En revanche, il semble que cette présentation ne soit pas accompagnée de projections animées, comme les précédentes. Toujours est-il que les Lumière occupent le terrain et ne perdent pas une occasion de faire connaître le cinématographe.

Les projections Lumière (Congrès des Sociétés Savantes, samedi 17 avril 1895)

Le Congrès des Sociétés Savantes de Paris ete des Départements s'ouvre le mardi 16 avril 1895. La sous-section de photographie est réunie dans l'amphi provisoire de la vieille Sorbonne (Bulletin de la Société française de photographienº 12, 2e série, Tome XI, p. 299)Au cours de cette séance, Louis et Auguste Lumière présentent une communication sur l'orthochormatisme.

Le Congrès des Sociétés savantes s'est ouvert le 16 avril, à 2 heures, dans le grand amphithéâtre de la nouvelle Sorbonne.
La sous-section de photographie a tenu trois séances bien remplies au cours desquelles il a été étudié plusieurs questions portées au programme et fait diverses communications des plus intéressantes
[...]
M. Lumière a projeté une belle série d'épreuves en couleurs obtenues par la méthode de M. Lippmann, ainsi que des clichés en couleurs par le procédé de Ducos du Hauron, à l'aide de trois couches colorées superposées.
Il a également projeté une scène animée, comptant de près de neuf cents vues fournies par le Cinématographe de sa construction et qui lui a valu un succès égal à celui qu'il avait obtenu à la conférence dont nous avons rendu compte dans notre dernier numéro.


Bulletin du Photo-club de Paris, Paris, nº 52, mai 1895, p. 158.

Ça n'est que le lendemain samedi 17 avril qu'Auguste Lumière p´resente le cinématographe :

M. AUGUSTE LUMIÈRE projette, aux applaudissements de l'assemblée: 1º les épreuves de son cinématographe (objets en mouvement), 2º les épreuves en couleurs obtenues par la méthode de M. le professeur Lippman.


Bulleetin de la Société Française de Photographie, 2e série, Tome XI, nº 12, Paris, 1895, p. 304.

Comme cela s'est déjà produit antérieurement, la projection cinématographique apparaît comme une sorte de "performance ", comme si après les choses sérieuses - la photographie des couleurs - on s'accordait une courte récréation. Nous ignorons la vue qui est projetée, peut-être la même Sortie d'usine, présentée un mois plus tôt. On pourrait le penser à la lecture de ce nouvel article qui évoque une projection, sans doute celle du 17 avril si l'on se fie à la proximité des dates :

On annonce qu’une Société, à un capital assez élevé, serait en formation pour exploiter les reproductions photographiques donnant l’illusion du mouvement. Nous devons faire remarquer que la Société américaine qui exploite en France le Kinétoscope Edison ne présente que des scènes dont un ou deux personnages au plus exécutent des séries de mouvements qui se renouvellent comme dans le isotrope; l’appareil le plus simple que nous ayons vu est celui imaginé par M. Demeny, ancien préparateur du Dr Marey, mais le record (pour employer une expression consacrée) de la Photographie du mouvement est détenu par MM. Lumière fils, les fabricants de l’excellente plaque photographique que l’on connaît: ils ont réussi à présenter non pas une impression zootropique de mouvements visible pour une seule personne à la fois, mais c’est à un auditoire composé d’un grand nombre de personnes que ces ingénieux savants procurent l'illusion du mouvement d’une série de sujets qui se suivent sans interruption. Ils projettent d’abord sur l’écran la porte d’entrée de leur fabrique de Lyon, elle est ouverte et sans personnage, puis, instantanément, une personne se présente et sort en se dirigeant à droite, une qui suit va vers la gauche, l'unité de personnages se double, puis se triple, enfin la foule d’ouvriers et d'ouvrières arrive, les sortants se succèdent, à pied, en bicyclette, en voiture, à cheval... ; lorsque nous aurons dit : que plus de 100 personnages ou groupes animés passent en cinquante secondes dans cette porte projetée sur l’écran, que pour cette vue mouvementée, comme jamais on n'en a encore produit, il n’a pas fallu moins de 800 clichés, on comprendra qu’une Société se fonde, sa réussite est, probablement certaine, car ceux qui ont ressenti l'impression que nous avons éprouvée dernièrement devant l'image fantastique des petits personnages agiles de MM. Lumière doivent désirer voir et revoir cette curieuse application de la Photographie dite instantanée, et si le million de voyageurs riches qui traversent Paris passe devant ce tableau anime, il laissera une somme ronde dans les caisses de la Société. OCégé.


Le Moniteur de la photographie, Paris, 1er mai 1895, p. 19.

Toujours est-il que les Lumière ne semble avoir guère le choix. Le Congrès est clôturé, le 20 avril, par M. Poincaré, ministre de l'Instruction Publique.

Le cinématographe Lumière (Revue Générale des Sciences, 11 juillet 1895)

C'est au mois de juillet, cette fois-ci dans les locaux de La Revue Générale des Sciences, que plusieurs vues cinématographiques sont présentées. Henri de Parville, divulgateur des nouveautés scientifiques, va consacrer un court article à cette séance, encore une fois, destinée à un public éclairé :

Une bien jolie nouveauté qui fera courir tout Paris après les vacances. M. Olivier, directeur de la Revue générale des sciences, avait convié, jeudi dernier, le dessus du panier du monde savant à une soirée particulièrement intéressante. Au programme, le cinématographe de MM. Auguste et Louis Lumière. C’était de l’inédit. Tout le monde se rappelle le kinétoscope d’Edison, que tous les Parisiens ont admiré. Eh bien ! Le cinématographe est encore autrement merveilleux. Les tableaux animés du kinétoscope étaient presque microscopiques. Ceux de MM. Lumière sont plus grands, ce sont, en effet, des agrandissements photographiques. L’illusion de relief et de mouvement est extraordinaire. Le dispositif employé est nouveau. La place nous ferait défaut pour l’esquisser aujourd’hui. Qu’il nous suffise de dire que l’appareil, très condensé, permet facilement la projection des images successives qui donnent l’illusion du mouvement sur un écran avec un agrandissement de cent fois en diamètre. Alors, un grand nombre de personnes peuvent assister à ce spectacle charmant. Que de scènes applaudies avec enthousiasme et presque avec délire ! Le jardinier et sa lance qui arrose les plates-bandes, le cavalier qui apprend à monter à cheval, le bébé qui cherche les poissons rouges dans leur bocal, l’incendie, les pompiers, l’eau, la fumée, le dîner de Bébé avec les arbres du jardin agités par le grand vent. C’est d’une vérité telle qu’on se demande si l’on y est. Et la descente des passagers sur le ponton des bateaux de la Seine ? C’est inénarrable. Et la sortie des ateliers de femmes par la grande porte avec les voitures, les bicyclettes, les porteurs de marchandises. Quel mouvement et quel naturel ! Mais le chef-d’œuvre, c’est le boulevard avec les cafés, les piétons, les omnibus, etc., tout cela, c’est si bien le boulevard, qu’on a envie de se garer des voitures. Il apparaît à certain moment une tapissière qui vient droit sur les spectateurs. Ma voisine était si bien sous le charme qu’elle se leva brusquement d’un bond et ne se rassit que lorsque la voiture tourna et disparut. Puissance de l’illusion ! Le cinématographe étonnera bien des personnes. C’est inimaginable de vérité. MM. Lumière sont décidément de grands magiciens !


Henri de Parville, " Revue des sciences ", Journal des débats politiques et littéraires, Paris, 17 juillet 1895, p. 2.

Une nouvelle fois, nous nous trouvons face à une sorte de contradiction. D'une part, le lieu est choisi avec précision, pour cibler un public d'initiés. D'autre part, le cinématographe s'offre avant tout comme un spectacle et Henri de Parville lui-même surenchérit lorsqu'il termine son article en faisant des savants lyonnais de " grands magiciens ". Les Lumière ont eu le temps, au cours de la période estivale, de tourner quelques scènes ce qui permet désormais de présenter un petit programme. On assiste, avec cette séance, à la naissance d'une formule qui deviendra canonique.

Le cinématographe Lumière (Sorbonne, Faculté des Sciences, 16 novembre 1895)

C'est à l'automne que Louis Lumière va présenter une dernière fois, à Paris, son cinématographe dans un contexte toujours aussi " scientifique ". Il revient à la Sorbonne, à l'occasion de la rentrée de la Faculté des Sciences, le 16 novembre 1895. Une séance solennelle est organisée à cette occasion et elle a lieu dans le grand amphithéâtre de chimie. La revue La Photographie est l'une des seules à rapporter l'événement :

LA PHOTOGRAPHIE EN SORBONNE
La Faculté des Sciences de Paris, à l'exemple de sa voisine, la Faculté des Lettres, a ouvert ses cours par une séance solennelle, le samedi 16 novembre, dans l'amphithéâtre de la Sorbonne. Après une allocution de l'éminent doyen, M. Darboux, et la présentation, par M. Troost, de tubes de Geissler, renfermant de l'argon et de l'hélium, M. C. Lippmann nous a montré les dernières photographies en couleurs qu'il a obtenues par son ingénieux procédé : c'était d'abord le spectre de l'hélium, photographié deux fois avant la séance, des vitraux, des fleurs, etc., ainsi que quelques-uns des beaux clichés de M. Lumière. Inutile de dire qu'une salve d'applaudissements accueillait chaque nouvelle projection ; puis, il nous a été donné d'admirer sur l'écran les beaux résultats obtenus par MM. Lumière, avec le cinématographe de leur invention, qui laisse loin derrière lui le kinétoscope d'Edison. Le mouvement de « la Sortie des ateliers Lumière », du « Débarquement des membres de la dernière réunion de l'Union internationale de photographie », des scènes diverses ont fait l'admiration de l'auditoire, réellement émerveillé.


La Photographie, 30 novembre 1895 (Perrot, 1924, 43).

La presse espagnole va rendre également compte de cette nouvelle présentation du cinématographe, en apportant quelques précisions complémentaires :

El kinematógrafo
Ante una Asamblea de hombres de ciencia verificada en el anfiteatro de Gerson, en la Sorbona, el Sr. Lumiers (hijo) hizo interesantísimas experiencias presentando el maravilloso aparato que se llama el kinematógrafo.
Sobre un extenso muro se proyecta una fotografía por medio de la luz eléctrica, de modo que aparezca la perfecta ilusión de la grandeza natural. Los personajes de la fotografía no están inmóviles, sino que se agitan, desenvolviendo con sorprendente realidad una escena de la vida durante un minuto.
El Sr. Lumiere hizo gustar sucesivamente el espectáculo de la plaza Bellecour con los innumerables tranvías que se detienen, los viajeros que suben y bajan, etc., etc.
No es, pues, la imagen sola la que aparece, sino también la actividad y la vida.
Un solo aparato sirve para 300 vistas instantáneas que reproducen los movimientos hechos durante un minuto, produciéndose así en la retina la imagen del movimiento continuado.


La Unión católica, Madrid, 27 novembre 1895, p. 1.

Un nouvel article complète l'information :

CHRONIQUE SCIENTIFIQUE
A la Sorbonne des sciences.-C'était lundi, 18 novembre, [sic] ouverture solennelle des cours à la Faculté des sciences. Au moment où la cérémonie commence, toute la Faculté, en habit, est au grand complet; l'amphithéâtre est littéralement bondé d'étudiants et de notabilités scientifiques.
[...]
MM. Lumière et fils ont eu l'excellente idée de venir présenter un appareil nouveau de leur invention, une vraie merveille d'optique: le kinétoscope à projection. Sur l'écran s'agitent des personnages vivants, c'est la reproduction de la vie. La vue de la mer avec son vaste horizon et l'argent de ses lames présente surtout un effet saisissant.


Revue de l'enseignement primaire et primaire supérieur, 8 décembre 1895, p. 171.

Grâce à ces trois articles, nous connaissons une partie du programme proposé à la Sorbonne en ce 16 novembre 1895. En cinq présentations, il s'est agi de lancer les bases d'une future exploitation du cinématographe. On s'assure d'une part du soutien de la communauté scientifique, et d'autre part, on " teste " l'effet produit sur le public. Il ne faut pas oublier que d'autres villes que Paris, découvrent aussi le cinématographe, et tout particulièrement Lyon. Par ailleurs, il faut laisser le temps de mettre au point les appareils qui iront sur différents postes, dès la fin de l'année 1895. Indiscutablement, les Lumière ont compris l'effet que le cinématographe peut produire sur les spectateurs et ces séances distillées tout au long de l'année 1895 servent à mettre en place ce qui devient, en 1896, le système des concessions.

Tout est donc prêt pour organiser la célèbre séance du 28 décembre 1895...

Le cinématographe Lumière du Grand Café (14 boulevard des Capucines, 28-31 décembre 1895) → 1896

L'homme clé de la première présentation publique du cinématographe est Antoine Lumière. Il s'intéresse depuis 1894 au kinetoscope Edison et il est celui qui pense que le cinématographe a un avenir commercial. Ses deux fils vont donc laisser le soin à leur père de faire les démarches nécessaires pour lancer l'exploitation commerciale de leur invention. Afin de mener à bien l'opération, Antoine Lumière prend contact avec Clément Maurice, l'un de ses anciens collaborateurs aux usines de Monplaisir :

L'exploitation de cette merveille sourit au brave Maurice qui, plein de confiance, accepte de liquider son atelier et de prendre en mains les destinées de l'invention des frères Lumière. Vainement les deux amis interrogent les agences de la place de la République à la Madeleine, comme ils questionnent les commerçants. Fatigués par des courses pénibles ils vont désespérer quand ils aperçoivent un groupe de déménageurs sortant des meubles d'un sous-sol ; le local où siégeait jusque-là une académie de billards est vide !


G. Michel Coissac, " Le Cinématographe est né en France en 1895 " dans Hommage à Louis Lumière, Ville de Paris, Musée Galliéra, 1935.

grand cafe RÉVEILLONNONS !
[...]
En arrivant au coin de la rue Scribe et du boulevard des Capucines apparaît le Grand-Café. À mon avis (je m'y connais) le Grand-Café est non seulement l'établissement le plus grandiose de Paris, mais du monde entier. Une transformation heureuse vient de s'y faire dernièrement. Le salon du restaurant où les soupeurs se réuniront pour réveillonner est une reproduction textuelle de l'Alhambra de Grenade. Là, pendant le souper, les Lautars roumains joueront, comme tous les soirs, leurs morceaux, empreints d'une originalité si exquise.
En ce qui concerne le restaurant, la direction en a été confiée aux anciens maîtres d'hôtel du café de Paris : Auguste et Joseph.
J'ajouterai, ce que tout monde sait, que le Grand-CCafé appartient à M. Volpini, le directeur des bals de l'Opéra, qui nous donnera de ce fait de brillants soupers cet hiver. Noblesse oblige ! [...] Albert Cellarius. 
L'Orchestre, Paris, 4 mars 1890, p. 1 Gil Blas, Paris, 25 décembre 1894, p. 2
grand cafe 01 grand cafe 02
Grand Café, 14, boulevard des Capucines
(1er édifice à gauche) (c. 1895) [D.R.]
Grand Café, 14 boulevard des Capucines
(1er édifice à gauche) (c. 1895) [D.R.]

Paul, Joseph Volpini ([Garateo, Pavie], [1853]-Nice, 30/12/1910) est une figure connue depuis les années 1880. Déjà propriétaire du Grand Café depuis au moins 1887, il en a fait un lieu essentiel du boulevard des Capucines, à la fois restaurant, café, mais aussi salle de jeu avec ses billards. Grâce au témoignage de Clément Maurice, nous avons des informations sur les circonstances de l'ouverture du Salon Indien, aménagé pour accueillir le cinématographe Lumière :

Nous avons ouvert cette salle au Grand Café, avec M. Lumière père, dit M. Clément Maurice, loin de nous douter du succès rapide de ces démonstrations. La salle contenait à peine une centaine de personnes ; le prix d'entrée était de 1 franc.
La première journée, j'ai fait une recette de 33 francs ; c'était maigre ! Mais le succès fut si rapide que trois semaines après l'ouverture, les entrées se chiffraient par 2.000 et 2.500 francs par jour, sans aucune réclame faite dans les journaux.
M. Volpini, propriétaire du Grand Café, avec lequel nous avions passé un bail d'un an pour son sous-sol, avait préféré aux 20 % sur la recette que nous lui avions offerts, 30 francs par jour pour le loyer. Celui-là n'avait guère confiance dans la réussite de cette affaire.
La projection des huit ou dix films durait environ vingt minutes ; la salle était aussitôt vidée et remplie à nouveau. Quelques semaines après, j'ai dû faire établir un service d'ordre par les agents pour empêcher les bousculades et quelquefois les batailles à l'entrée du sous-sol.
L'ouverture a eu lieu en 1895, la dernière semaine de l'année, entre Noël et le Jour de l'an. Je ne puis préciser la date exacte.
Ce qui m'est resté le plus typique, c'est la tête du passant arrêté devant l'entrée, cherchant ce que Cinématographe Lumière signifiait ; ceux qui se décidaient à entrer sortaient un peu ahuris ; on en voyait bientôt revenir, amenant avec eux toutes les personnes de connaissance qu'ils avaient pu rencontrer sur le boulevard.
Dans l'après-midi, le public formait une queue qui s'étendait souvent jusqu'à la rue Caumartin.
Pendant plusieurs mois, le programme ne fut guère changé ; les films de résistance, d'une longueur de 12 à 13 mètres, étaient les suivants :
La sortie des ouvriers de l'usine Lumière ;
L'Arroseur ;
Le goûter de bébé ;
La pêche aux poissons rouges ;
Un gros temps en mer ;
Le Forgeron ;
L'arrivée d'un train en gare ;
Soldats au manège ;
M. Lumière et le jongleur Trewey jouant aux cartes ;
La démolition d'un mur.


PERROT, 1924, 39.

L'un des premiers témoins de cette séance historique est Joseph Demaria qu'il évoque brièvement :

Le 28 de cette même année, j'assistai à la première représentation publique et payante d'images animées. Quant à l'appareil avec lequel opérait mon vieil ami Clément Maurice dont je suis heureux de rappeler le nom, il était simple, mais précis, sans réembobinage automatique, le film se déroulait dans un sac et un ballon en verre rempli d'eau faisait à la fois office de cuve et de condensateur.


Conseil Municipal de Paris, 1926: 1995.

Pourtant, la presse ne va guère s'intéresser à la séance du 28 décembre. Dans la capitale, seuls deux quotidiens consacrent des articles à l'événement : Le Radical et La Poste. Le 1er janvier, Le Gaulois ne lui consacre qu'une simple ligne

LE CINÉMATOGRAPHE
Merveilleuse invention.-Soirée offerte à la Presse.-La photographie vivante.
MM. Lumière père et fils, de Lyon, avaient hier soir convié la presse à l'inauguration d'un spectacle vraiment étrange et nouveau, dont la primeur a été réservé au public parisien. [...]
Ils ont installé leur ingénieux appareil dans l'élégant sous-sol du Grand Café, boulevard des Capucines.
Les résultats obtenus ont produit, tout d'abord, une sorte de stupeur dans l'assistance d'élite invitée à cette sorte de " vernissage ".
On avait vu déjà, à travers des verres grossissants, en se penchant sur des boîtes, des images mouvantes, qui rappelaient, avec une perfection supérieure, il faut l'avouer, les zootropes chers à nos premiers ans. Mais l'appareil de MM. Lumière, tout différent, produit des effets bien plus surprenants.
Figurez-vous un écran, placé au fond d'une salle aussi grande qu'on peut l'imaginer. Cet écran est visible à une foule. Sur l'écran apparaît une projection photographique. Jusqu'ici rien de nouveau. Mais tout à coup, l'image de grandeur naturelle, ou réduite, suivant la dimension de la scène, s'anime et devient vivante.
C'est une porte d'atelier qui s'ouvre et laisse échapper un flot d'ouvriers et d'ouvrières, avec des bicyclettes, des chiens qui courent, des voitures ; tout cela s'agite et grouille. C'est la vie même, c'est le mouvement pris sur le vif.
Ou bien, c'est une scène intime ; une famille réunie autour d'une table. Bébé laisse échapper de ses lèvres une bouillie que lui administre le père, tandis que la mère sourit. Dans le lointain, les arbres s'agitent ; on voit venir le coup de vent qui soulève la collerette de l'enfant.
Voici la vaste Méditerranée. Elle est encore immobile, comme dans un tableau. Un jeune homme, debout sur une poutre, s'apprête à s'élancer dans les flots. Vous admirez ce gracieux paysage. A un signal, les vagues s'avancent en écumant, le baigneur pique une tête, il est suivi par d'autres qui courent plonger dans la mer. L'eau jaillit de leur chute, le flot se brise sur leur tête ; ils sont renversés par le brisant, ils glissent sur les rochers.
Mais nous ne voulons pas déflorer la surprise et le plaisir du spectateur.[...]
La Poste, Paris, 30 décembre 1895.
LE CINEMATOGRAPHE
Une merveille photographique
Une nouvelle invention, qui est certainement une des choses les plus curieuses de notre époque, cependant si fertile, a été produite hier soir, 14, boulevard des Capucines, devant un public de savants, de professeurs et de photographes.
Il s'agit de la reproduction, par projections, de scènes vécues et photographiées par des séries d'épreuves instantanées.
Quelle que soit la scène ainsi prise et si grand que soit le nombre des personnages ainsi surpris dans les actes de leur vie, vous les revoyez, en grandeur naturelle, avec les couleurs, la perspective, les ciels lointains, les maisons, les rues, avec toute l'illusion de la vie réelle.
Il y a par exemple la scène des forgerons. L'un fait fonctionner la soufflerie, la fumée s'échappe du foyer; l'autre prend le fer, le frappe sur l'enclume, le plonge dans l'eau, d'où monte une large colonne de vapeur blanche.
La vue d'une rue de Lyon avec tout son mouvement de tramways, de voitures, de passants, de promeneurs, est plus étonnante encore ; mais ce qui a le plus excité l'enthousiasme, c'est la baignade en mer; cette mer est si vraie, si vague, si colorée, si remuante, ces baigneurs et ces plongeurs qui remontent, courent sur la plateforme, piquent des têtes, sont d'une vérité merveilleuse.
A signaler encore spécialement la sortie de tout le personnel, voitures, etc., des ateliers de la maison où a été inventé le nouvel appareil auquel on a donné le nom un peu rébarbatif de cinématographe.
Le directeur de la maison, M. Lumière, s'en est d'ailleurs excusé. Les inventeurs sont ses deux fils, MM Auguste et Louis Lumière, qui ont recueilli hier les applaudissements les plus mérités.
Leur œuvre sera une véritable merveille s'ils arrivent à atténuer, sinon à supprimer, ce qui ne paraît guère possible, les trépidations qui se produisent dans les premiers plans.
On recueillait déjà et l'on reproduisait la parole, on recueille maintenant et l'on reproduit la vié. On pourra, par exemple, revoir agir les siens longtemps après qu'on les aura perdus.

Le Radical, Paris, 31 décembre 1895, p. 2.

Si l'on peut raisonnablement penser que la séance comporte - comme cela sera le cas par la suite - dix vues différentes, la liste reste délicate à établir. Les deux articles de journaux donnent les titres suivants : La sortie de l'usine Lumière à Lyon, Le Repas, La MerLes Forgerons et La Place des Cordeliers à Lyon. Il faudrait y ajouter Discussion évoqué par Le Siècle (6 janvier 1896, p. 2). Certes Clément-Maurice donne une liste précise de dix titres, mais ce témoignage près de trente ans après reste sujet à caution.

→ 1896