- Détails
- Création : 24 mars 2015
- Mis à jour : 11 mai 2023
- Publication : 24 mars 2015
Louis, Eugène DOYEN
(Reims, 1859-Paris, 1916)
Jean-Claude SEGUIN
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Octave Doyen (Reims, 25/051831-Reims, 10/07/1895) épouse (Reims, 18/10/1858) Marie, Joséphine, Amélie Doublié (Bétheny, 04/01/1836-Reims, 12/051878). Descendance :
- Louis, Eugène Doyen (Reims, 16/12/1859-Paris 16e, 21/11/1916)
- épouse (Tagnon, 17/06/1884. Divorce : Paris, 15/05/1907) Lucie Drumel (Tagnon, 24/07/1863-Paris 7e, 30/05/1938). Descendance :
- Marguerite, Amélie Doyen (Tagnon, 07/08/1885-1912) épouse (Paris 16e, 29/09/1906) Paul, René Schwaeblé.
- Octave, Félix, Roger Doyen (Reims, 01/08/1887-Paris 7e, 18/04/1946)
- épouse (Paris 16e, 08/05/1919) Simonne, Antoinette, Suzanne Létac
- épouse (Roupy, 01/12/1934) Berthe Dupiéfort
- Étienne, Eugène, Jacques Doyen (Reims, 09/05/1893-Paris 16e, 23/10/1945)
- épouse (Paris, 19/08/1907) Andrée, Laure, Suzanne Marconnier (Paris 15e, 12/01/1884-Paris 8e, 15/07/1937)
- épouse (Tagnon, 17/06/1884. Divorce : Paris, 15/05/1907) Lucie Drumel (Tagnon, 24/07/1863-Paris 7e, 30/05/1938). Descendance :
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Les origines (1859-1897)
Fils d'un docteur en médecine, maire de Reims (1881-1884), Eugène Doyen fait son internat en médecine à Paris (1881-1884) chez les docteurs Lucas-Championnière, Léon Labé et Lancereaux. Il a travaillé longtemps au laboratoire du professeur Cornil, dont il est resté l'élève et le correspondant. " (Le Figaro, Paris, 10 juillet 1891, p. 1) C'est au cours d'un voyage en Allemagne qu'il est convaincu par les méthodes de travail des chirurgiens du pays voisin. Il est chargé, pour l'année scolaire 1885-1886, des fonctions de chef des travaux anatomiques et physiologiques à l'École préparatoire de médecine et de pharmacie de Reims. Il prépare une thèse sur le germe du choléra et commence à donner des conférences sur les microbes et les maladies infectieuses (L'Indépendant rémois, Reims, 19 février 1886, p. 2). Il récupère, à Reims, la clientèle de son père. Ses confrères dressent de lui le portrait suivant :
C'est un opérateur très brillant, très hardi, un peu bouillant et casse-cou peut-être, aussi téméraire que peut l'être un Péan, avec la grande expérience en moins. Exaspéré de ne pas arriver par les concours aussi vite qu'il aurait voulu, trop disposé à soupçonner ses confrères de malveillance, le jeune docteur Doyen a fondé une clinique libre et un laboratoire à lui, où il continue ses recherches commencées au laboratoire Cornil, sur le choléra et le cancer, deux questions qui lui sont chères. A l'époque où se serait passé le fait en question, M.Doyen était simplement chef de clinique provisoire, c'est-à-dire aide principal de M. le docteur Decés à l'Hôtel-Dieu. Il opérait souvent dans ce service, mais il n'y était pas le maître, et à supposer que le jeune chirurgien fût assez emballé pour vouloir tenter une greffe, il est inadmissible que son chef responsable, le docteur Decés, l'ait laissé faire. Voilà notre opinion. En tous cas, la dénonciation ne vient pas du corps médical de Reims, et nous sommes très indignés que le docteur Doyen soupçonne l'un de ses confrères d'avoir joué ce rôle-là.
Le Figaro, Paris, 10 juillet 1891, p. 1.
L'affaire de la " greffe cancéreuse " dont il est question dans ces quelques lignes porte sur des supposées greffes qu'aurait pratiquées Eugène Doyen sur des malades pour lutter contre leur cancer. Si l'enquête judiciaire reste sans suite, les travaux de Doyen, tout à la fois, le discréditent auprès de ses collègues - il continue ses travaux sur le cancer - et lui valent une renommée mondiale. Il semble que ce soit en 1892 qu'il commence à s'intéresser à la microphotographie. Il expose au Champ de Mars, " la plus belle collection de micro-photographie que savants aient jamais eu occasion d'admirer " (Le Figaro, Paris, 11 avril 1893, p. 2). Ses microphotographies sont également présentées lors de l'Exposition Internationale de Monaco (1893), de l'Exposition Photographique de Lyon, en collaboration avec F. Rothier (1894). En outre, il dépose un brevet pour " perfectionnement aux appareils photographiques " (Brevet 262.330, du 18 décembre 1896, certificats d'addition le 12 août 1897 et le 14 mars 1898). Tout en poursuivant ses activités de chirurgien, toujours aussi controversées, il va s'intéresser au cinématographe.
Les premiers essais cinématographiques et la rivalité Eugène Doyen vs Léon Bonnet (juin-décembre 1898)
Il est difficile de savoir à partir de quand va germer dans l'esprit fécond du docteur Doyen le projet de cinématographier les opérations qu'il réalise. Si nous le suivons, cela daterait presque des origines :
Lorsqu'il y a quelques années, j'ai voulu appliquer la cinématographie à l'enseignement de la chirurgie, ces obstacles étaient irréductibles.
Les pellicules ne possédaient pas une sensibilité suffisante pour les objectifs les plus rapides dont on disposait alors, et les appareils en usage ne permettaient pas d'enregistrer pratiquement des scènes d'une certaine durée.
Il eut été facile de photographier en plein air des opérations faites sur le cadavre : de telles épreuves ne présentaient à mes yeux aucun intérêt.
Dr Doyen, " Le Cinématographe et l'enseignement de la chirurgie ", Revue critique de médecine et de chirurgie, 1re année, nº 1, 15 août 1899, p. 1.
Il précise dans ce même article l'intérêt pédagogique qu'il trouve à utiliser des films pour les cours de chirurgie :
Si vous photographiez au cinématographe une opération typique, où il est fait usage de cet instrument [la pince], vous ferez comprendre en mois d'une minute à un millier de personnes ce que toute une conférence ne pourra démontrer qu'à un petit nombre d'étudiants, placés à proximité du professeur.
Ibid., p. 2.
Les conditions pour arriver à ses fins semblent enfin réunies dans les premiers mois de l'année 1898 et il va donc prendre contact avec Clément-Maurice, un photographe connu pour avoir été l'un des pionniers du cinématographe et avoir travaillé avec les Lumière. Ce dernier, considérant sans doute que le défi à relever est risqué, propose de doubler le tournage avec la complicité d'Ambroise-François Parnaland :
C'est en effet en 1898 que le Dr Doyen, après s'être renseigné sur les opérateurs les plus habiles de Paris, s'adressa à M. Clément-Maurice, qui à cette époque était installé comme photographe, boulevard des Italiens, dans un atelier qui portait le nom d'atelier Tourtin.
À cette époque le cinématogaphe était encore loin d'avoir atteint la perfection d'aujourd'hui ; et M. Clément-Maurice amena avec lui, dans la clinique du docteur, M. Parnaland, un autre professionnel du cinématographe.
Ces deux messieurs, munis chacun d'un appareil, prirent simultanément les cinématographies des mêmes opérations, de manière que l'une d'elles pût suppléer aux imperfections de l'autre.
Plaidoirie, 8.
Dès lors, il s'agit d'attendre certaines interventions chirurgicales qui vont se présenter, en juin 1898, pour que les deux opérateurs les filment simultanément. Le tournage a lieu au 34, avenue d'Iéna, là où se trouve le cabinet du Docteur Doyen. Le choix se porte sur deux opérations qui ont déjà fait la réputation du chirurgien :
Les premières opérations que nous avons photographiées au cinématographe furent une craniectomie et une hystérectomie abdominale. Les pellicules obtenues par M. Clément-Maurice, avec l'appareil Lumière, et par M. Parnalland [sic], avec un appareil de son invention, furent assez satisfaisantes pour démontrer d'emblée toute la valeur du nouveau mode d'enseignement.
Dr Doyen, " Le Cinématographe et l'enseignement de la chirurgie ", Revue critique de médecine et de chirurgie, 1re année, nº 1, 15 août 1899, p. 2.
La craniectomie est une opération qui l'a fait connaître à l'étranger. Le peintre et graveur Fernand Desmoulin a même réalisé un tableau où l'on voit le docteur Doyen démontrant son procédé de craniectomie au Congrès international de médecine de Moscou.
Fernand Desmoulin, L'Opération, 1897
© National Library of Medicine, États-Unis
Dès lors, Doyen dispose de deux opérations filmées - et donc quatre films - auxquelles il faut ajouter une démonstration du fonctionnement de son lit d'opération. Même si des essais ont bien dû avoir lieu à Paris, en juin-juillet 1898, c'est à Edimbourg que la première présentation officielle a lieu au cours du congrès de la British Medical Association, le 29 juillet 1898, comme le rapporte la presse locale :
M. Doyen, Paris, demonstrated with special instruments operations about the hip joint. He also exhibited a cinematograph showing the operations, each of them lasting several minutes. The various stages of the operation were easily followed and every movement and gesture of the operator and those about him was distinctly seen. At the conclusion of the demonstration, Professor Chiene moved a vote of thanks to M. Doyen.
The Scotsman, Edinburgh, Saturday 30 July 1898, p. 12.
C'est l'occasion de présenter ses trois premiers films : Maniement du lit d'opération, Hystérectomie abdominale et Craniectomie. La presse française et étrangère va vite se faire l'écho de ces expériences pour le moins originales. À son retour à Paris, il va procéder à de nouveaux tournages dont celui d'une Ablation d'un fibrome de l'ovaire, avec ascite, le 28 juillet 1898.
Alors qu'il n'a pas encore présenté officiellement ses expériences cinématographiques à un public français, le Dr Doyen va devoir faire face à un rival qui conteste la primauté de l'utilisation d'un appareil pour filmer les opérations. Il s'agit du docteur Léon Bonnet connu pour avoir divulgué les travaux sur les rayons X. Un premier article, où son nom n'est pas encore cité, est publié dans la presse le 23 septembre :
Le cinématographe dans les hôpitaux.
Il paraît - c'est une indiscrétion–que des expériences de cinématographie viennent d'être faites, à l'hôpital de la Pitié, dans le service du distingué chirurgien en chef, M. Tuffier.
Les expériences, qui ont donné d'excellents résultats, se continuent, chaque après-midi, à l'Ecole pratique de la Faculté de médecine, avec une grande activité. L'on n'a pas de temps à perdre si l'on veut être prêt pour l'ouverture des cours, et nos chirurgiens agrégés désirent innover, dès leur rentrée en chaire, la nouvelle méthode d'enseignement a. laquelle nos étudiants applaudiront de grand cœur.
Rien n'était, en effet, plus aride que les conférences de médecine opératoire, où l'imagination devait suppléer à la parole du professeur.
Désormais, l'opération " vivante " passera sous les yeux des spectateurs, qui pourront en suivre toutes les phases !
C'est tout de même un peu terrifiant à penser !
Le Gaulois, Paris, 23 septembre 1898, p. 1.
On comprend bien que cette annonce vise aussi à damer le pion à Eugène Doyen quelques semaines avant le Congrès Français de Chirurgie qui doit se tenir en octobre. Un nouvel article qui rend justice à Bonnet est publié le lendemain et il se termine par ces lignes :
Le Cinématographe dans les hôpitaux
[...] disons tout de suite qu'il s'agit bien moins pour MM. Bonnet et Rebreyend de reproduire quelques scènes opératoires sensationnelles, que de mettre entre les mains de tous une précieuse méthode d'enseignement médico-chirurgical.
Le Gaulois, Paris, 24 septembre 1898, p. 1.
Le journal, qui ne fait pas trop mystère de son appui au docteur Léon Bonnet, suit la ligne de la médecine officielle et de la position académique. En ces temps où Doyen est en délicatesse avec la communauté scientifique... le sens caché de cette phrase devient vite obvi. D'ailleurs, il le résume assez bien dans les lignes qui suivent :
De retour à Paris, je me fis inscrire à l'Académie de Médecine pour faire la démonstration de mes projections ; j'avais plusieurs pellicules nouvelles. Je fus autorisé à établir à mes frais, dans une des salles de l'Académie, une chambre noire où mes appareils furent installées ; au dernier moment et sur l'intervention de plusieurs collègues, l'autorisation de faire mes projections me fut retirée.
Il en fut de même en octobre suivant, au Congrès français de chirurgie. Renvoyé du Président du congrès à la Commission d'organisation et au doyen de la Faculté de médecine, je dus louer une salle hors des locaux du Congrès qui m'avaient été refusés en dépit de mon titre de membre fondateur, et je fis ma démonstration à l'Hôtel des Sociétés savantes, où les projections eurent un grand succès.
Cette nouvelle application du cinématographe ne pouvait manquer de séduire ceux mêmes qui l'avaient d'abord critiquée.
Dr Doyen, " Le Cinématographe et l'enseignement de la chirurgie ", Revue critique de médecine et de chirurgie, 1re année, nº 1, 15 août 1899, p. 3.
En effet, c'est finalement le 21 octobre 1898 qu'Eugène Doyen va donner sa première conférence avec le soutien du cinématographe dans l'Hôtel des Sociétés Savantes de Paris. Il utilise semble-t-il l'appareil de Parnaland : " Le cinématographe dont se sert le docteur Doyen pour illustrer sa conférence avait été spécialement fabriqué par MM. Parnalaud [sic]. Cet appareil donne des images d'une fixité et d'une netteté remarquables. Grâce à lui la trépidation, si gênante pour l’œil est presque totalement supprimée. " (Journal de Monaco, 25 octobre 1898, p. 2). Le Gaulois offre un compte rendu assez complet de cette séance exceptionnelle, la première officielle que donne Eugène Doyen, en France, sur l'utilisation de la cinématographie dans le cadre de la chirurgie :
Le mouvement médical
Le cinématographe et l'enseignement de la chirurgie.-
M. le docteur Doyen, un habile chirurgien, a fait hier soir, dans l'hôtel des Sociétés savantes, une fort intéressante et originale conférence sur l'application du cinématographe à l'art difficile de la technique opératoire. Dans toutes les questions neuves de la chirurgie, M. Doyen, avec un rare bonheur, laisse sa marque. Il devait à sa réputation d'associer le cinématographe, déjà si fécond en applications, a la chirurgie où il est passé maître.
Durant une heure les projections se sont déroulées sous nos yeux. D'abord, dessins des instruments employés, puis schéma anatomique et photographies des divers « temps » opératoires. Enfin voici l'opération elle-même, le chirurgien et ses aides en mouvement, l'acier qui brille, la scie circulaire qui tourne, le jet de sang qui gicle sous le bistouri, la suture de la plaie et le pansement. Peu de phrases, le cinématographe est assez éloquent.
En moins d'une heure, nous sommes initiés brièvement à une dizaine d'opérations. Interventions abdominales pour lesquelles M. Doyen a inventé toute une stratégie, tout un arsenal d'instruments écarteurs, écraseurs, etc. ; craniectonie [sic], son opération dans laquelle, en une minute, la calotte cranienne est percée, sciée, morcelée, et laisse à nu les méninges et le cerveau ; ostéotomie avec la scie circulaire mue par l'électricité, qui a tôt fait de sectionner un fémur, etc., etc. C'est toujours la bande du cinématographe qui nous fait saisir la manœuvre assez compliquée du lit pour opérations et du brancard pour les pansements, et la face des appareils plâtres. Hâtons-nous d'ajouter que l'appareil photographique est merveilleusement secondé par l'habileté et l'extraordinaire dextérité de M. Doyen. La moindre description des volumineux traites de chirurgie ou de médecine opératoire s'allonge durant des pages et des pages malgré le luxe des dessins, elle reste muette trop souvent à l'esprit de l'élève. Le cinématographe donne la plus courte, la plus fidèle description ; c'est l'opération vécue.
Mais cette photographe du mouvement ne pourrait-elle rendre aussi des services à la médecine pour graver dans les yeux de l'étudiant certains « tics », certaines démarches particulières, certains détails des attaques d'hystérie ou d'épilepsie, par exemple ? À ce titre, le cinématographe, auquel on pourra sans doute associer prochainement le phonographe, rénoverait l'enseignement de la médecine, devenu trop souvent infécond dans sa forme archaïque. C'est le progrès !–Gaston Jougla.
Le Gaulois, Paris, 22 octobre 1898, p. 2.
Il est question d'une dizaine d'opérations, mais il est difficile de dire si cela représente autant de films... Dans un autre journal, Le Temps, il est question d'autres titres :
[...] Les sujets projetés offraient pour l'assistance un intérêt tout particulier en ce sens qu'ils représentaient, avec une scrupuleuse exactitude, un réalisme saisissant et une netteté parfaite, les diverses phases des opérations les plus délicates de la chirurgie contemporaine : ovariotomies, craniectomies, laparotomies, etc., etc.
Le Temps, Paris, 19 octobre 1898, p. 2.
De son côté, le docteur Léon Bonnet, qui donne ses cours à la Faculté de Médecine, ne s'avoue pas vaincu pour autant et, à son tour, il organise une conférence en décembre 1898 où figure une partie du gratin parisien. Mais, par la suite, il semble avoir renoncé à ses expériences cinématographiques pour se consacrer à la grande oeuvre de sa vie, la création de " dispensaires anti-tuberculeux ", donnant ainsi raison au docteur Doyen lorsqu'il écrit :
[...]
Bientôt, on annonça l'ouverture, à la Faculté de Médecine, d'une cours de technique opératoire avec projections cinématographiques et plusieurs personnes appartenant ou non au corps médial revendiquèrent la priorité de la cinématographie en chirurgie, dont ils affirmèrent " avoir eu l'idée " bien antérieurement.
Or, il se trouve qu'à ce jour, plus d'un an après ma première démonstration, fait en juillet 1898, à l'Université d'Ediembourg, et dont on n'a pas contesté la priorité, aucune de ces personnes n'a pu montrer une série satisfaisante de pellicules cinématographiques, représentant comme les miennes, dans tous les détails, des opérations faites sur le vivant.
La question est donc jugée.
Dr Doyen, " Le Cinématographe et l'enseignement de la chirurgie ", Revue critique de médecine et de chirurgie, 1re année, nº 1, 15 août 1899, p. 3.
Désormais la voie est libre...
Mais que se passe-t-il du côté des deux opérateurs, à la fin de l'année 1898 ? Jusqu'alors Clément-Maurice et Ambroise-François Parnaland semblent avoir continué à tourner leurs films respectifs. Dès lors que les réserves initiales sur la qualité des appareils se lèvent, la présence des deux hommes ne se justifie plus vraiment. Le docteur Doyen pencherait pour le second opérateur. C'est en tout cas ce que suppose son avocat, Maître Desjardin :
Nous sommes à la fin de 1898, le 2 décembre, le Dr Doyen est depuis le mois de juin en pourparlers avec Clément-Maurice et Parnaland. Il semble à cette époque vouloir laisser de côté Clément Maurice pour traiter avec Parnaland. Celui-ci lui a même remis un projet de traité, écrit à la machine à écrire, et le Docteur le lui a renvoyé avec des additions écrites de sa main de médecin, à peu près illisibles : " Si vous ne pouvez pas bien lire mes additions à votre projet de traité, je vous les lirai moi-même."
Plaidoirie, 25.
La lecture du courrier du 2 décembre 1898 dont il est fait mention tend à montrer qu'en effet, un rapprochement se produit entre Doyen et Parnaland à la fin de l'année 1898 :
[2 décembre 1898]
Cher Monsieur,
J'ai déjà fait la notice pour la craniectomie. Avez-vous le temps lundi, l'après-midi, de me montrer, rue d'Assas, tous vos négatifs ? Nous déciderons ceux qui sont bons ; s'il y en a à couper... C'est pourquoi je veux tout revoir... Si vous ne pouvez pas bien lire mes additions à notre projet de traité, je vous les lirai moi-même. Comme appareil, je désire un projecteur fixe et un de vos petits modèles pour prendre les négatifs... Vous remarquerez que je m'interdis le trafic des bandes et vous remettrai à développer et en dépôt les négatifs qu'il pourrait m'arriver de faire en votre absence.
Votre bien dévoué,
Signé . Docteur Doyen.
Lettre reproduite dans Plaidoirie, 25.
Si le projet d'un contrat entre Eugène Doyen et Parnaland a bien existé, en revanche, il n'y a pas de trace d'une convention quelconque comme le montrera le procès qui opposera les deux hommes - voir infra - quelques années plus tard. Maître Desjardin, avocat du demandeur, donne son explication sur la " rupture " entre les deux hommes :
M. le Dr Doyen, effrayé des prétentions et des allures de M. Parnaland, n'a pas voulu traiter avec lui, et a cessé toutes relations avec lui depuis cette époque. Il a, au contraire, traité avec M. Clément-Maurice ; et nous savons comment, celui-ci, ayant cédé son atelier de photographie du boulevard des Italiens en avril 1899, a été tout aussitôt attaché à la Clinique du Docteur, et est devenu le directeur de ses laboratoires de Radiographie et de Cinématographie.
Plaidoirie, 27.
C'est ainsi que prend fin la collaboration entre Doyen et Parnaland, dans les premiers mois de l'année 1899. Combien de films ce dernier a-t-il finalement tourné entre juin et décembre 1898 ? :
[...] six opérations différentes furent en même cinématographiées par deux opérateurs, Clément Maurice et Parnaland, avec deux appareils différents de manière qu'une épreuve défectueuse pût être suppléée par la seconde.Tribunal civil de la Seine, 3e ch. Audience du 10 février 1905-Doyen c. Parnaland et Société générale des phonographes, etc.
Retranscrit dans Le Droit d'auteur, 18e année, nº 6, 15 juin 1905, p. 76.
Six opérations, tel est le chiffre que retient le tribunal de la Seine lors du procès... Il reste malgré tout des incertitudes difficiles à lever. Toujours est-il que Doyen va mettre un terme à ce début de collaboration... mais les relations entre les deux hommes vont se dégrader au cours des années suivantes.
Clément-Maurice, directeur des laboratoires de radiographie et de cinématographie (1899-1906)
La nouvelle clinique du docteur Doyen est inaugurée le 19 février 1899, au 6, rue Piccini. Il s'agit d'un établissement remarquable, d'une très grande modernité et qui va permettre, sans doute de façon plus commode, de filmer les opérations. D'ailleurs, les invités vont pouvoir voir quelques productions chirurgicales.
En dépit des progrès accomplis en ces vingt dernières années, nulle part encore au monde n'existait pour la pratique de la chirurgie un établissement vraiment installé conformément à toutes les exigences de la science moderne. Un telle lacune est actuellement comblée. Hier, en effet, a eu lieu l'inauguration officielle d'une merveilleuse clinique que vient d'ouvrir rue Piccini le distingué docteur Doyen. Après avoir procédé à une visite complète des laboratoires, salles d'opération, chambres de malades aménagées avec un soin parfait, les assistants à cette fête ont eu le spectacle infiniment suggestif d'une application de la cinématographie à l'enseignement de la chirurgie, application dont notre collaborateur a, il y a quelque temps, signalé dans une de ses " tablettes " le haut et puissant intérêt. |
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" Dr. Doyen's private hospital in Paris " The Bystander, 31 mai 1905, p. 433 |
Le Rappel, Paris, 21 février 1899, p. 1. |
Dans ces nouveaux locaux, le cinématographe occupe ainsi une place de choix dans la salle d'opération, et l'homme clé de ce dispositif est évidemment Clément-Maurice qui est désormais le seul responsable du tournage des vues, sous la direction, malgré tout, d'Eugène Doyen lui-même. L'année 1899 est tout de même plus calme, et il va consacrer une partie de son temps à donner des conférences. Invité par le Prince de Monaco - qui a eu la primeur de ces vues cinématographiées dans son château de Marchais, en décembre 1898 -, il donne une séance à Monte-Carlo, le 22 mars 1899 devant un parterre trié sur le volet. À la fin juin, c'est à Kiel qu'il présente, à bord de la Princesse-Alice, ses films à l'empereur Guillaume. On le retrouve, à la fin du mois de décembre, à Londres, au congrès de la Gynecological Society. Il consacre par ailleurs la fin de l'année 1899 à travailler sur plusieurs brevets qu'il va déposer le 29 janvier 1900. Le premier est un " appareil pour la reproduction photographique et pour la projection lumineuse de scènes animées " (brevet nº 296.635), le deuxième, un " appareil pour la perforation des pellicules photographiques " (brevet nº 296.636) et le troisième, un " appareil pour la projection en relief " (brevet 266.637).
L'année 1900 montre que l'intérêt que suscitent les bandes cinématographiques est d'ordre à la fois artistique, scientifique et commercial. En début d'année, le 4 février, sont proclamés les résultats du Concours de Cinématographie organisé par la Société des Bains de Mer de Monaco. Il se trouve que l'un des premiers prix est remis à Opération chirurgicale du docteur Doyen (L'Ablation du goitre). Sans préjuger de la qualité intrinsèque du film, les excellentes relations entre Doyen et le Prince Albert n'ont pas dû lui nuire. Ce film va donc être présenté à un public non averti au Palais des Beaux-Arts, ce même 4 février.
Au cours du premier semestre de l'année 1900, Clément-Maurice va facturer à la maison Pathé plusieurs films du docteur Doyen, dans des conditions qui restent à éclaircir. Trois factures ont été effectivement établies " portant les dates des 26 février, 7 mars et 11 juin 1900 [...] écrites sur papier commercial de la maison Clément Maurice " (Plaidoirie, 1905 : 19-20). Rappelons que Clément-Maurice, s'il s'est dessaisi, en 1899, d'une partie du deuxième étage du 8 boulevard des Italiens, au profit de la société La Grande Publicité, conserve ses ateliers photographiques jusqu'à l'incendie de janvier 1901. Ainsi, les factures sont-elles le fruit d'une initiative personnelle et frauduleuse de la part de Clément-Maurice - on a un peu de mal à le croire - ou bien d'une entente tacite avec le chirurgien pour commercialiser ses films ? Il faut pour apporter au moins quelques éléments de réponse savoir qu'à l'occasion de l'Exposition universelle de Paris, Doyen est doublement présent dans le Pavillon monégasque :
Au Palais de Monaco
Nous avons assisté aujourd'hui à l'inauguration du joli palais de Monaco sur la terrasse des Nations...
Au premier étage, les collections du prince et du docteur Doyen, son collaborateur ; le salon d'honneur, décoré par le pinceau de Mlle Monace.
Dans le sous-sol, un panorama superbe de M. Olive et un cinématographe donnant toutes les épreuves primées au dernier concours de Monaco.
La Presse, Paris, 13 mai 1900, p. 3.
Or, parmi les films proposés aux spectateurs - un public de non spécialistes - on retrouve L'Ablation du goitre qui provoque, d'ailleurs, quelques malaises parmi les visiteurs (Le Rappel, Paris, 14 août 1900, p. 2). Malgré les dénégations du docteur Doyen, il faut bien admettre qu'il a accepté que ce film, et peut-être d'autres, soit projeté, hors du cadre restreint du public médical. Cela conforte l'hypothèse d'une tacite acceptation de la commercialisation par Clément-Maurice des vues chirurgicales. Sans doute s'est-il ravisé par la suite, mais alors sa position est différente. Toujours dans le cadre de l'Exposition, Eugène Doyen va être sollicité par le Shah de Perse (auj. Iran), un passionné de sciences et de technologies, afin qu'il lui présente ses travaux. Après quelques informations contradictoires, la rencontre a lieu le 10 août :
M. Doyen a fait hier, à six heures, devant Sa Majesté, la démonstration, non pas des bandes cinématographiques de chirurgie, mais de ses expériences sur le tir des nouvelles armes de guerre et sur les blessures qu'elles produisent.
Le chah de Perse a d'abord longuement examiné, à quatre heures, les armes et les munitions présentées par M. Doyen et son collaborateur, M. Guinard, puis; il estallé faire sa promenade au Bois. Pendant ce temps, les appareils: ont été installés et M. Doyen a fait, à six heures du soir, devant.Sa Majesté, la démonstration des effets des nouveaux projectiles.
S. M. le chah de Perse s'est vivement intéressé aux projections, qui ont été également très appréciées à la section de chirurgie militaire du corps des médecins, au Val-de-Grâce, le 4 août dernier.
Le Gaulois, Paris, 11 août 1900, p. 2.
Il s'agit là d'une autre facette, moins connue, des expériences de Doyen, mais il ne semble pas avoir présenté ses films au souverain iranien comme l'ont indiqué, par erreur, certains périodiques.
L'année 1901 s'ouvre sur le terrible incendie qui va détruire les locaux de Clément-Maurice au 8, boulevard des Italiens, alors que le théâtre Robert-Houdin, situé juste en dessous, est gravement endommagé :
Le feu dévorait tout le matériel et l'ameublement de l'atelier de photographie, dirigé par M. Clément Maurice, également fabricant de films et appareils cinématographiques.
Le Petit Journal, Paris, 1er février 1901, p. 1.
Peut-on penser que l'incendie a mis un terme aux projets de commercialisation des vues chirurgicales ? Difficile de le savoir, mais toujours est-il qu'aucune autre projection réalisée en dehors du milieu médical ne sera consentie par Eugène Doyen. Outre ses activités professionnelles, Eugène Doyen continue de donner des conférences. Ainsi, il se trouve à Cheltenham, où il intervient le 1er août 1901.
Par ailleurs, la maison Pathé qui ne peut plus s'adresser à Clément-Maurice, et pour cause, se tourne alors directement vers le docteur Doyen afin de pouvoir obtenir des films chirurgicaux :
21 août 1901
Monsieur le Docteur Doyen, 6, rue Piccini,
Nous vous serions obligés de nous faire savoir où nous pourrions trouver à acheter des films positifs représentant des différentes opérations chirurgicales que vous avez fait cinématographier.
On nous assure que certaines bandes que nous nous étions procurées dans une maison du boulevard des Italiens ne représentaient pas vos opérations, mais seulement des parodies, et nous serions heureux, pour être fixés, de connaître votre opinion.
Dans le cas où vous seriez encore propriétaire de ces négatifs, nous serions également désireux de savoir les conditions auxquelles vous consentiriez à nous les confier pour en tirer nous-mêmes une quantité déterminée... (des positifs)
Veuillez agréer, Monsieur, etc.
Pathé.
Reproduit dans Plaidoirie, p. 21.
Le courrier est troublant dans la mesure où la demande de Pathé est on ne peut plus officielle et que l'on y évoque des " parodies " des opérations du docteur Doyen. Il se trouve, en effet, que le retentissement de ces films a entraîné le tournage de vues comiques dont La Chirurgie de l'avenir que l'on trouve dans le catalogue Méliès. Quant à la maison du boulevard des Italiens, il pourrait s'agir de celle de Clément-Maurice, mais pour un achat antérieur à l'incendie, ou peut-être le théâtre Robert-Houdin qui, ravagé lui aussi par les flammes, a déplacé ses activités dans l'ancien théâtre Isola, au 39, boulevard des Capucines... La réponse apportée par Clément-Maurice en personne est pour le moins curieuse. Qu'on en juge :
6, rue Piccini, 24 août 1901.
Messieurs Pathé frères,
Les bandes de chirurgie que vous avez pu vous procurer ne sont que de mauvais essais faits chez moi par M. Parnaland.
Du reste, le Docteur va interdire à ce monsieur d'en vendre, parce qu'elles ne répondent en rien au but que le Docteur poursuit : " L'enseignement de la chirurgie par le cinématographe. "
Les négatifs ne quittent pas la clinique, sous aucun prétexte ; nous ne les confions à personne. Nous livrons des positifs vérifiés par le Dr. Doyen, avec projections fixes et la note explicative nécessaire, au prix de 4 francs le mètre, avec 25 p. 100 pour les intermédiaires, avec réserve de notre part que ces bandes ne seront projetées que dans des milieux scientifiques.
Recevez, Messieurs, etc.
Signé : CLÉMENT MAURICE
Clinique du Dr. Doyen.
Reproduit dans Plaidoirie, p. 22.
Nous sommes en 1901... or Parnaland n'a plus affaire avec le docteur Doyen depuis l'année 1898. Il possède en effet les films des opérations qu'il a filmées - puisque les premières opérations ont été doublement enregistrées - mais trois ans se sont écoulés et, par ailleurs, il se trouve au 30 de la rue Lebrun, dans le 13e arrondissement, ce qui n'est pas la porte à côté. Or Pathé parle de vues achetées rue des Italiens... Les vues sont considérées comme de " mauvais essais ", chose qui n'est pas exacte comme nous avons pu le voir. En outre, Clément-Maurice indique que les films ont été fait chez lui... (parle-t-il alors au nom du docteur Doyen ?) On a du mal à suivre... Ce qui est vrai, c'est qu'une commercialisation limitée aux milieux scientifiques existe bel et bien. Tout cela laisse à penser que personne n'est totalement blanc dans cette affaire et le ton même de la lettre de Clément-Maurice souligne que la stratégie de Doyen semble désormais claire. Pourtant comment expliquer que dans le catalogue (février 1902), tout à fait officiel, de la maison Lepage de Buenos Aires on trouve quatre films : Quiste abdominal, Operación de un quiste, Trepanación del cráneo et Resección de una rodilla. Or ce dernier au moins, n'existe que dans la version "Clément-Maurice" ?...
L'affaire Radica-Doodica (1902-1903)
Le grand événement de la vie de chirurgien du docteur Doyen est sans aucun doute l'opération qu'il va réaliser, en février 1902, lorsqu'il sépare les sœurs siamoises. Radica (Noapara, 19/09/1889-Paris 15e, 14/11/1903) et Doodica Khéttronaïk (Noapara, 19/09/1889-Paris 16e, 16/02/1902). Elles sont nées, le 19 septembre 1889, à Noapara (auj. Nayapara), province d'Orissa (auj. Odisha), au sud du Bengale, aux Indes anglaises (auj. Indes). C'est le captain Coleman, un impresario britannique, qui va les prendre en charge pour en faire des " monstres " de foire, en commençant par Bombay. Elles deviennent vite un enjeu économique et sont convoitées par le Barnum pour l'exposition de Chicago. (Journal de Bruxelles, Bruxelles, 18 octobre 1892, p. 2). Leur première apparition en Europe a lieu à Bruxelles, au musée Castan, le 18 octobre 1892. Quelques mois plus tard, en février 1893, à Paris, elles sont présentées à l'Académie de Médecine par le docteur Jules Guérin, puis quelques jours plus tard... au Moulin-Rouge. Dès lors, Radica et Doodica vont suivre le chemin de toutes les curiosités anatomiques humaines, entre exhibitions et observations plus ou moins scientifiques.
Doodica et Radicca, photo carte-de-visite, c. 1895 | Radica et Doodica The Orissa Twins, c. 1900 |
En tournée à Paris, avec le grand cirque-ménagerie américain Barnum et Bailey, en février 1902, les fillettes sont exhibées dans la Galerie des Machines, au Champ de Mars. Afin de pouvoir prévenir des problèmes de santé liés semble-t-il à la tuberculose, les deux fillettes sont transportées à l'hôpital Trousseau, rue Michel-Bizot pour subir une intervention chirurgicale qui vise à les séparer. C'est le docteur Guinon qui est en charge de Doodica et Radica et la méthode envisagée pour l'opération délicate est celle du docteur américain Chapot-Prévost (Le Journal, Paris, 4 février 1902, p. 3). Or, les choses vont se précipiter. Le 6 février, Mme Colmann, la mère " adoptive " des fillettes, décide d'emmener Radica et Doodica et de les conduire à la clinique du docteur Doyen. Les raisons apparaissent comme assez sordides, comme le détaille Le Journal :
RODICA ET DOODICA
Les raisons de leur enlèvement. - Le cinématographe. — A la clinique du docteur Doyen.
Comme nous l'avons dit, hier, les sœurs Rodica et Doodica, sur la demande de leur mère adoptive, ont été transférées de l'hôpital Trousseau à la clinique du docteur Doyen.
Ce dernier a déclaré, hier, qu'il ne pensait pas pratiquer de sitôt la résection de la membrane qui les relie, à moins, toutefois, qu'une menace de catastrophe ne l'y oblige.
" Elles sont, en effet, a-t-il dit, dans un piteux état. L'une d'elles, Doodica, a la bouche pleine de muguet ; toutes deux sont très faibles, et ce n'est pas dans de telles conditions qu'il est permis de tenter une opération comme celle dont il est question. Elle aura cependant lieu dès que l'état général de Rodica et Doodica le permettra, ou encore — plus tôt — si l'aggravation de l'état de cette dernière la rend urgente. "
Veut-on savoir maintenant pourquoi Mme Colman enleva les deux fillettes de l'hôpital Trousseau ?
Lorsque l'intervention chirurgicale parut nécessaire, on demanda, suivant l'usage formel, l'autorisation, non à M. Bailey, mais à Mme Colman. Rodica et Doodica sont, en effet, la propriété de cette personne, femme d'un officier de marine anglais, qui les a achetées à un grand-prêtre hindou. Mme Colman hésita, puis demanda pour plusieurs personnes le droit d'assister à l'opération ; elle alla même jusqu'à exiger qu'un cinématographe prît les détails de l'opération.
Les docteurs Kirmisson et Guinon, qui soignaient les deux fillettes, refusèrent énergiquement, pour nombre de raisons faciles à comprendre.
C'est à la suite de ce refus que Mme Colman alla chercher ses pupilles, jeudi, et les emmena.
Le Journal, Paris, 8 février 1902, p. 1.
Le cinématographe est déjà au centre d'une nouvelle polémique. Même si l'on ne peut pas totalement incriminer le docteur Doyen, il faut bien reconnaître qu'il a moins de scrupules à l'heure de filmer l'opération, puisqu'il est coutumier du fait, que ses autres collègues. L'opération va donc avoir lieu, finalement, le 9 février 1902. C'est Clément-Maurice qui filme, mais c'est Doyen qui va offrir de très nombreux détails sur les rôles respectifs de l'opérateur et... de l'opérateur :
RODICA ET DOODICA
[...]
Et l'histoire du cinématographe !
Que d'absurdités n'a-t-on pas dites à ce sujet ! Tenez, on en a tellement débité qu'il faut que je vous indique, à l'usage des ignorants, la manière dont fonctionne cet appareil pour la chirurgie.
Il est inutile de photographier la totalité de certaines opérations : ce serait coûteux et sans intérêt. Le cinématographe, braqué sur le patient, n'est là que pour enregistrer les temps principaux de l'opération. Le chirurgien commande : " Tournez " et commence à opérer comme il doit le faire sous l'œil d'un censeur terrible ; il se verra lui-même sur l'écran lumineux et aura la satisfaction d'être son propre juge.
Un aide compte à haute voix, par demi-minute, le temps qui s'écoule. L'appareil a, en effet, un compteur, et si l'on a, par exemple, une bande de 60 mètres durant trois minutes, il faut que le chirurgien soit averti au moment des dix derniers mètres pour qu'il puisse, au besoin, si l'opération n'est pas terminée, s'arrêter et recouvrir la plaie d'une compresse pour que l'on puisse changer la bande.
Si l'opération comprend deux temps très intéressants, de trois ou quatre minutes chacun, on arrête l'appareil, et le chirurgien commande de nouveau : " Tournez ! " au moment où commence le deuxième temps digne d'être photographié. On a critiqué, d'autre part, le cinématographe, en prétendant qu'il ne servait qu'à enregistrer des records. C'est un argument aussi singulier qu'intéressé de ceux qui opèrent lentement et laborieusement.
— J'admets toutes ces raisons. Mais ne peut-on protester au nom de la morale ? N'y a-t-il pas quelque chose de choquant à voir la reproduction de scènes de souffrance ?
— Ah ! parlons-en. Regardez ces livres, et jugez.
Je regarde et je vois des photographies de femmes accouchant et dont les figures sont parfaitement visibles. Je repose les volumes, je suis édifié...
— Quant à la légende du cinématographe devant servir chez Barnum, continue le docteur, c'est une élucubration d'un goût douteux. Les pellicules que j'ai enregistrées ne doivent servir que dans un but de démonstration scientifique et ne seront placées que sous les yeux de chirurgiens, de médecins, d'étudiants et de hautes personnalités. J'ai fait, depuis juillet 1898, environ trente pellicules de cinématographe sur près de deux mille opérations. Et on va colporter que je cinématographie toutes mes opérations ! Les photographies ne sont faites que si le cas le mérite, et si la famille et le médecin ordinaire, qui assiste toujours à l'opération, sont consentants...
Max Reynaud.
Le Journal, Paris, 15 février 1902, p. 2.
Comme on peut l'apprécier dans les informations données, si le cinématographe est soumis au rythme de l'opération, cette dernière reste malgré tout tributaire de celui de l'appareil. Il faut en outre replacer l'opération dans toute la dramaturgie orchestrée par le docteur Doyen lui-même, non seulement avant l'intervention, mais au-delà surtout. La presse va être inondée de photographies, dues essentiellement à Clément-Maurice, de déclarations multiples. Avec Doodica, c'est à la chronique d'une mort annoncée à laquelle on assiste. La réussite de l’opération et la " bonne forme " des sœurs jumelles, le décès mis en scène et l'autopsie pratiquée par Doyen lui-même dont les descriptions données par la presse sont tout bonnement effrayantes :
Doodica est maigre, maigre... comment exprimer sa maigreur ? Son pauvre corps est pareil à un squelette qu'on aurait enfermé dans une gaine bronzée. La peau, sur ses os, ne paraît pas plus épaisse qu'un gant de Suède sur une main. Des larmes me viennent, aux yeux. L'enfant rieuse qui, il y a dix jours encore, s'abandonnait à la joie de vivre, et qui demandait des poupées, c'est cette pauvre loque étendue, cette petite chose de cuivre sur une nappe.blanche !
On la photographie. Puis le docteur Doyen, dans sa blouse grise et les manches relevées, se penche.
Il se penche, le couteau à la main, et il parle. Il se défend d'abord des accusations portées contre lui : Ce n'est pas moi, dit-il, qui ai parlé le premier de l'état de ces enfants. J'ai répondu quand j'ai été attaqué. On est allé jusqu'à dire que j'avais payé pour avoir le mérite de l'opération. C'est une ignominie. On s'est trompé de nom, voilà tout.
Et M. Doyen nomme un de ses confrères qui aurait offert vingt mille francs à la famille pour opérer les deux enfants.
Je ne décrirai pas l'horrible spectacle auquel j'ai alors assisté.
Je.vois encore le couteau qui se promène dans les chairs, la pince qui broie, la scie qui grince sur les os. Je vois le petit ventre qui, au moment où l'opérateur attaquait, à coups réguliers de ses cisailles, la cage thoracique, se mit soudain à s'agiter en mouvements rythmiques, comme soulevé par la respiration, et qui me donna, dans un instant de cauchemar, l'atroce illusion que la vie revenait.
Je vois le bras décharné qui, dans une poussée imprimée au corps, s'était replié, et la main longue, avec ses ongles bombés, ramenée, dans un geste gracieux d'enfant qui dort, sur le ventre, d'où l'on avait enlevé, avec le cœur, tous les organes de la vie.
Cependant M. Doyen, presque à genoux à côté du corps chétif, parlait toujours, tandis que son bistouri agile dépeçait la triste chair. En un langage précis, il contait au fur et à mesure ses découvertes. Et nous admirions la sérénité de ce praticien réputé, qui découpait dans la mort avec le même entrain qu'il avait, deux jours plus tôt, à proposer des jouets à sa petite malade.
A un moment, il dit :
— Cherchons un peu l'appendice... Si elle avait une appendicite par-dessus le marché, ce serait drôle !
Je compris que ce mot, qui me sembla alors effroyable, n'impliquait nulle intention d'irrespect. C'était le mot d'un artiste ou d'un savant, entraîné par l'amour de son art ou la passion professionnelle. Ce qui fut prouvé par cette expérience dernière, c'est d'abord que l'opération subie n'était pour rien dans la catastrophe, et que la petite Doodica, tuberculeuse au dernier, degré, était morte d'un abcès stercoral du bas-ventre...
Brécy.
Le Figaro, Paris, 18 février 1902, p. 2
Doodica Khéttronaïk décède donc le 16 février 1902 et elle est figure, sur l'acte de décès, sous le nom de Doodica Neik, fille de Kitro Neik. Après un service religieux à Saint-Honoré-d'Eylau, l'inhumation a lieu au cimetière de Bagneux où est également enterré, semble-t-il, son père adoptif. Sa sœur Radica est confiée au docteur Malibran, neveu de la célèbre cantatrice, qui dirige à Gorbio, près de Menton, un sanatorium (Le Journal, Paris, 18 février 1902, p. 3), avant de revenir à Paris, en mai 1903, où elle est la pensionnaire des Dames du Calvaire. Elle décède le 14 novembre 1903 sous le nom de Radica Neck, fille de Kétro Neck. Ses obsèques ont lieu à l'église Saint-Jean-Baptiste de Grenelle et elle est inhumée, elle aussi, au cimetière de Bagneux. (La Croix, Paris, 17 novembre 1903, p. 4).
À peine les premiers remous de l'opération se sont-ils calmés qu'une polémique va opposer Eugène Doyen et l'un de ses confrères, le Dr Legrain. Ce dernier, par erreur, pense que le film enregistré au cours de la séparation de Doodica et Raadica, est présenté à la foire au pain d'épice qui a ouvert ses portes le 30 mars. Après s'être violemment emporté contre Doyen, il lui présente ses excuses bien légitimes :
18 avril 1902
Mon cher Confrère,
Ayant, à la date du 9 avril, publié dans la Tribune médicale un article sur les médecins à la foire au pain d'épices, j'ai avancé, après avoir été à cette foire, sur vos opérations enregistrées au cinématographe, un fait que j'ai reconnu depuis comme faux, étant donné que l'affiche à la porte du musée forain porte ces seuls mots : " Doodica dans son lit, après l'opération chez le docteur Doyen. "
Je suis au regret que mes affirmations sur la dignité médicale, qui avaient, bien malgré moi, une tendance venimeuse envers vous, aient eu les honneurs de l'impression, et je retire les termes de mon article vous visant, en vous faisant mes excuses.
Agréez, mon cher confrère, l'expression de mes sentiments distingués.
Signé : DOCTEUR LEGRAIN.
Le Figaro, Paris, 19 avril 1902, p. 1.
L'incident est surtout révélateur de la pression qui s'exerce sur le docteur Doyen dont les méthodes peu orthodoxes et la personnalité affirmée en font la cible immédiate - avec ou sans raison - de l'institution académique. Mais on est loin d'en avoir terminé avec l'affaire. En effet, le chirugien apprend que le film qui a été tourné par Clément-Maurice lors de l'opération de Radica et Doodica, dont la commercialisation est effective, a été utilisé devant un public non averti, à Vienne, en Autriche-Hongrie. Une protestation va s'ensuivre auprès de l'ambassade de France à Vienne dont voici la réponse :
Ambassade de France à Vienne, 22 mai 1902.
Monsieur le Docteur,
Je me suis empressé de confirmer vos instructions qu Président de la police au sujet des conférences scientifiques que M. Chagrin a été autorisé par vous à faire, avec reproduction des pellicules cinématographiques représentant vos opérations, devant un public nettement déterminé. À votre requête, le Président de la police a suspendu les conférences faites devant des spectateurs n'appartenant pas exclusivement au monde scientifique. Elels ne seront tolérées qu'avec votre persmission formelle adressée au Préfet de police. M. Chagrin, que j'ai vu deux fois, s'engage à limiter le nombre de ses auditeurs à leur qualité, et de veiller avec soin à ce que ses recommandations à cet égard soient observées. A vous de voir si vous consentez, dans ces conditions, à ce que les conférences avec projections cinémtographiques soient reprises. Quant à moi, je veillerai au respect des engagements de M. Chagrin.
Agréez, Monsieur le Docteur, l'expression de ma considération la plus distinguée.
Mis de REVERSEAUX. (Plaidoirie, p. 27-28).
Les films sont présentés à l'Urania Theater qui semble n'avoir guère tenu compte de cette mise en garde puisque la vue animée va être projetée pendant plusieurs jours. Face à cette situation, le docteur Doyen adresse à Ambroise-François Parnaland un exploit d'huissier, en date du 24 mai 1902, où il lui demande :
- de cesser la vente-location ou mise en circulation de toutes bandes ou pellicules cinématographiques de ses opérations chirurgicales ou de leurs reproductions, de quelque manière que ce soit. [...]
- de retirer de la circulation ou de lieux où elle pourraient se trouver toutes bandes ou pellicules.
Cité dans Lefebvre, 1994 : 104.
N'oublions pas, par ailleurs, que le docteur Doyen utilise également ses films pour animer ses conférences. Il se rend d'ailleurs à Berlin (1er juin 1902, Revue critique de médecine et de chirurgie, Paris, p. 66), Moscou (juin 1902, Revue critique de médecine et de chirurgie, Paris, 30 juin 1902, p. 70-71)...
L'année 1903 est marquée par ses différentes interventions au Congrès International de Médecine de Madrid, où, le 24 avril, il présente plusieurs films chirurgicaux dont nous ignorons les titres. Par ailleurs, il inaugure, le 14 mai 1903, une nouvelle clinique, rue Racine, à Paris, où il présente aussi des vues médicales. La Presse lui consacre tout un article élogieux :
Le Cinématographe
Dans un coin de la salle, une sorte de logette vitrée et surélevée sert au fonctionnement du cinématographe. Le cinématographe reproduisant des opérations ! voilà une chose que Doyen n'a pu faire « avaler » au public ; l’a-t-on blagué, ce procédé, qui est pourtant l'un des meilleurs que l'on connaisse pour apprendre aux intéressés certaines méthodes opératoires. Avant-hier, dînant à la salle de garde d'un grand hôpital parisien, j'entendais précisément chanter, par un interne, une chanson – très drôle, d'ailleurs, et dont Doyen serait le premier à rire – dont un couplet évoque Doyen opérant, tandis que vingt cinématographes fonctionnent à la fois ! Eh bien ! il faudrait pourtant avertir le public qu'il se montre injuste en faisant peser un discrédit, une accusation de charlatanisme sur l’homme qui eut le premier, l'idée ingénieuse d'enregistrer pour les étudiants d'aujourd’hui et de demain un souvenir exact, complet, visuel enfin, d'opérations qu'il exécute avec une maîtrise unique. Devant ses invités d'hier, Doyen s'est expliqué avec bonne grâce sur ce reproche qui lui tient à cœur, et il nous a tous gagnés à la cause du cinématographe en nous faisant assister à une séance qui reproduisait quelques-unes de ses plus curieuses interventions.
Ces projections nous furent offertes dans une grande salle du rez-de-chaussée, qui sert à la mécanothérapie, à la gymnastique rationnelle. Cette mécanothérapie, c'est-à-dire le traitement par le mouvement, prend aujourd'hui une extension énorme. Que ce soit par le sandow ou par les appareils compliqués comme ceux que nous vîmes hier, chacun désormais s'agite méthodiquement… et voilà que les spécialistes des maladies nerveuses s'accordent eux aussi à préconiser la mécanothérapie à leurs clients.
Auprès de cette, vaste salle de gymnastique on a placé l'installation hydrothérapique. Plus loin, nous trouvons des ateliers où plusieurs ouvriers travaillent en permanence pour les moulages et la fabrication des appareils orthopédiques. La clinique présente en effet cette particularité d'être comme un organisme complet et de- suffire par elle-même à ses besoins elle fabrique même son électricité.
Louis Paillard.
La Presse, Paris, 17 mai 1903, p. 1-2.
L'article, tout à la gloire du célèbre docteur, n'offre pas, comme celui de son confrère du Rappel, la réaction du public qui est pour le moins secoué par ces images fortes :
Puis, après une visite à la salle de photographie, les invités du docteur Doyen assistèrent à une série d'opérations : ablation d'un goitre, d'un rein, résection d'un genou au moyen de la scie circulaire, opération d'une tumeur fibreuse abdominale, amputation d'une jambe et ouverture d'un ventre avec double manœuvre de la table opératoire.
Un peu pâles, les yeux vagues des gens mal à l'aise, ils regardaient, horrifiés... et c'est avec un soupir de soulagement qu'ils virent cesser cette séance de... cinématographie chirurgicale.
Le Petit Parisien, Paris, 15 mai 1903, p. 4
La violence des plans est souvent à la limite du supportable et dès lors que le public n'est pas totalement averti de la chose chirurgicale, le spectacle devient insoutenable. Par ailleurs, si certains films semblent correspondre à des vues tournées les années antérieures, d'autres pourraient être plus récent, mais les " titres " restent trop approximatifs pour en dire davantage.
Au mois de septembre 1903, l'affaire Doodica-Radica rebondit, car la commercialisation illicite des bandes n'a pas cessé. Ainsi, en Suisse, le forain Louis Praiss présente-t-il les vues du Dr. Doyen, à Neuchâtel (mars 1903), à Fribourg (avril 1904) pour un public d'adultes, et à Vevey (mars 1905). Doyen fait donc effectuer une saisie, le 2 septembre 1903, chez Parnaland où des positifs sont récupérés ainsi que la totalité des registres. Le docteur doit également régler, quelques jours plus tard, un différend financier qui l'oppose aux sœurs de la Sainte-Famille qui semblent avoir détourné des fonds de la clinique à leur profit. Les affaires se règlent et l'argent est restitué pour éviter que les choses ne s'enveniment (Le Rappel, Paris, 30 septembre 1903, p.2). En novembre, Clément-Maurice est chargé de faire des tirages papier des films incriminés et Gustave Brunet, avoué de première instance, procède à leur dépôt, le 19 novembre 1903 auprès du ministère de l'Intérieur. Enfin, le 2 décembre, le docteur Doyen fait assigner en justice Parnaland et plusieurs de ses revendeurs : La Compagnie Générale de Phonographes, Cinématographes et Appareils de Précision, Georges Mendel, H. Bleickard et Radiguet & Massiot (Lefebvre, 1994 : 104).
L'année 1903 est aussi consacrée à des recherches dans le domaine de la photographie et de la cinématographie. Le Diplid est un appareil pour image fixe, dont la première version date, semble-t-il de 1903, mais qui sera amélioré et transformé également en stéreo-diplid.
Diplid 9 x 12 | Manoeuvre du stéréo-Diplid |
Eugène Doyen, Traité de Thérapeutique Chirurgicale et de Technique Opératoire,Paris, A. Malointe ed., 1908, p. 101 |
Doyen s'intéresse également au cinématographe depuis des années, et en 1903, il annonce qu'il a mis au point un cinématographe en relief et, comme à son habitude, va organiser une démonstration au cours d'une soirée au public choisi :
La projection cinématographique en relief
Le docteur Doyen nous a donné hier, dans la salle de projections de la rue Piccini, où est installé son institut chirurgical, la primeur d'une nouveauté qui va faire sensation dans le monde savant.
Nous avons signalé déjà le puissant intérêt que présente, pour l'enseignement, l'adaptation par M. Doyen du cinématographe aux démonstrations scientifiques. Les appareils de son invention, les plus parfaits qui existent depuis cinq ans, ont déjà été partout appréciés, notamment pour la démonstration de ses nouveaux procédés d'opérations. Son cinématographe et sa méthode de démonstration ont été récompensés, l'an dernier, d'une médaille d'or à l'Exposition d'enseignement de la médecine de Berlin.
Le docteur Doyen n'a pas voulu s'en tenir là ; il vient de terminer la mise au point d'un nouvel appareil breveté par lui en 1900 et qui permet, à un grand nombre de spectateurs à la fois, de voir les projections cinématographiques sur l'écran, avec le relief véritable. On voit les mains de l'opérateur, détachées du sujet, on suit toute la scène avec l'illusion complète de la vie, que ne donne pas le cinématographe ordinaire, où les images sont plates et, ne présentent pas le relief de la nature.
L'appareil inventé par le docteur Doyen a la forme du petit masque de bal connu sous le nom de " loup " et se place sur le nez du spectateur, devant les yeux.
Il est relié au cinématographe par un fil qui actionne une languette, un obturateur, qui vient alternativement à la vitesse de déroulement de la pellicule masquer la vue de l'un ou de l'autre œil. L'impression de relief est produite par la persistance de l'image sur la rétine, comme dans ce jouet bien connu où l'on regarde défiler des images à travers les fentes d'un cylindre tournant sur un axe.
Le docteur Doyen n'a pour but aucune application commerciale de son invention. Il se propose uniquement de donner, par le relief, plus de précision aux documents chirurgicaux enregistrés par le cinématographe.
La démonstration de l'appareil nous a été faite, hier, par M. Doyen, assisté de son ami, M. Clément Maurice. Les résultats en ont été saisissants.
Le Petit Journal, Paris, 13 octobre 1903, p. 3.
En réalité, c'est une simple illusion créée par un système qui tient du zootrope. Le " loup " dont il est question rappelle en fait les lunettes stéréoscopiques à obturateur alternatif. Il semble d'ailleurs que le docteur Doyen utilise des vues tournées antérieurement :
LA SCIENCE ET L'IMAGE
Le docteur Doyen, chirurgien éminent, vient d'inventer un appareil cinématographique appelé à un avenir d'utilité considérable.
On sait que les savants se servent depuis cinq ans, avec succès, du cinématographe pour les démonstrations scientifiques.
Mais le cinématographe ordinaire ne donne que des images sur le même plan et ne présentant pas le relief de la nature. Or, c'est précisément ce relief que vient d'obtenir le docteur Doyen, grâce à un nouvel appareil que nous avons pu expérimenter nous-même. Nous avons. pu suivre ainsi toutes les phases d'une très grave opération chirurgicale (ablation d'un kyste de l'ovaire). Et vraiment nous avons ressenti une émotion aussi intense que si nous assistions à l'opération elle- même.
Les mains de l'opérateur apparaissent nettement détachées du sujet ; les aides sont chacun à leur place, l'interne administrant le chloroforme apparaît à la distance réelle, les sutures des chairs, le giclement du sang, on suit toute la scène avec l'illusion de la vie.
La Presse, Paris, 14 octobre 1903, p. 3.
Il ne s'agit pas, à proprement parler, d'un film en relief, mais d'un adaptateur visant à créer un semblant d'illusion de relief.
Les procès et la commercialisation des films chirurgicaux (1904-1906)
L'année 1904 est essentiellement marquée, pour le docteur Doyen, par deux événements distincts. D'une part, il fait état de ses nouveaux résultats sur la question du cancer qui, nous le savons, lui a déjà valu de nombreux déboires. Il a mis au point un sérum anti-cancéreux qui est censé lutter contre le facteur microbien (le " micrococus neoformans ") responsable de la maladie. Indirectement, ces travaux - et leur efficience très discutable - vont lui valoir un procès d'un Américain, George Crocker dont l'épouse est atteinte d'un cancer incurable. Le Docteur Doyen va demander des sommes astronomiques (100 000 francs) pour le traitement... qui se révèle inutile puisque Mme Crocker décède le 26 juillet 1904. Le jugement, en février 1907, donnera raison au Dr Doyen.
George Crocker (1904) | Emma Hanchett Rutherford Crocker |
D'autre part, Doyen se lance dans la politique, en juin 1904, sous les couleurs des Républicains Socialistes (Gil Blas, Paris, 10 juin 1904, p. 1), mais finalement sans succès (L'Intransigeant, Paris, 26 juillet 1904, p. 1).
L'année 1905 est celle du procès qu'intente le docteur Doyen contre Ambroise-François Parnaland, la maison Pathé, etc. au sujet de l'exploitation illicite des films chirugicaux. Dès 1900, la question de la commercialisation et de l'exploitation frauduleuse s'est posée (voir infra). Plusieurs incidents de cet ordre ont émaillé les années 1901 et 1902, dont l'affaire de la diffusion illégale de la Séparation des sœurs siamoises Doodica et Rodica marque le climax. Le procès s'ouvre, à la 3e chambre du Tribunal Civil de la Seine, au début du mois de janvier 1905. Le troisième attendu donne les clés du problème :
Attendu que le docteur Doyen faisait valoir que Parnaland, après avoir indûment conservé les films négatifs de ces opérations, en a vendu de nombreux positifs notamment à la Société des phonographes et cinématographes ; qu'à la suite de ces ventes, les copies des reproductions cinématographiques, qui sont sa propriété exclusive, ont été, par le fait de Parnaland et de la Société des cinématographes, publiquement exposées en tous pays, dans les salles de spectacles et même par des forains sur des places publiques avec son nom inscrit sur leurs affiches, a assigné devant le Tribunal de la Seine, en condamnation solidaire Parnaland comme auteur principal et la Société des cinématographes comme coauteur du dommage qu'ils lui auraient ainsi été causé.
Plaidoirie, 1905, p. 34.
Ledit procès dépasse, en réalité, la situation factuelle, car il va poser un certain nombre de questions relatives au cinématographe. En ce qui concerne strictement les faits, nous disposons de la plaidoirie, naturellement orientée et tendancieuse, de Maître Desjardin, avocat de Doyen. Il est conduit à remonter les événements jusqu'en 1898, au début des tournages des films chirurgicaux, à l'époque où Clément-Maurice et Parnaland tournent en double les interventions du docteur. Une fois la rupture consommée entre ce dernier et Doyen, le collaborateur va conserver les négatifs dont il va fait un usage commercial. Ce point donne lieu à plusieurs échanges sur les deux questions essentielles liées au cinématographe : le droit d'auteur et le droit à l'image. Le jugement va condamner Parnaland sur ces deux points :
Attendu qu'il est constant que les films négatifs dont s'agit ont été exécutés par Parnaland, d'après les instructions et avec l'assistance du docteur Doyen ; que c'est celui-ci qui a disposé d'abord son sujet, ses aides, ses instruments ; qu'il s'est assuré de la mise en plaque, c'est-à-dire si le point important de la scène à reproduire se trouvait bien dans le centre du verre dépoli ; qui a été en un mot le principal auteur des films, le rôle de Parnaland s'étant borné à celui d'un aide chargé des manipulations photographiques.
Plaidoirie, 1905, p. 34.
L'accusé va se défendre en évoquant un projet de contrat qui aurait existé entre lui et le docteur Doyen sur l'exploitation commerciale des films chirurgicaux, mais il n'a pu en fournir une copie. Le tribunal considère finalement qu'Ambroise-François Parnaland n'est qu'un simple " opérateur " - on dirait un caméraman - et que le véritable auteur - on dirait " metteur en scène " - est Eugène Doyen. À ce titre, Parnaland n'est pas autorisé à commercialiser des films qui ne sont pas de sa propriété. À cela s'ajoute l'exploitation de l'image du docteur Doyen sur lequel revient le jugement :
Attendu, à un autre point de vue, que la propriété imprescriptible que toute personne a sur son image, sur sa figure, sur son portrait, lui donne le droit d'interdire l'exhibition de ce portrait ; qu'elle est fondée, si l'exécution s'est produite contre sa volonté, dans des conditions de nature à lui porter préjudice, à demander des dommages-intérêts à celui qui a facilité, procuré les moyens de le faire.
Plaidoirie, 1905, p. 34.
Finalement Parnaland est condamné à une peine, moins lourde qu'attendue, de huit mille francs de dommage-intérêts (Plaidoirie, 1905 : 36). De son côté, la Société des phonographes et cinématographes (maison Pathé), responsable de la commercialisation des vues est également mise en cause dans le jugement du 10 février 1905 :
Le Tribunal condamne Parnaland et la Société générale des phonographes et des cinématographes, conjointement et solidairement entre eux à payer au docteur Doyen la somme de 8000 francs et dommages-intérêts pour les causes sus-énoncés.
Plaidoirie, 1905, p. 36.
Malgré ces questions juridiques qui occupent une partie de l'année 1905, le professeur Doyen ne renonce par pour autant à présenter ses expériences filmées comme lors de l'invitation des médecins anglais :
Les Médecins anglais à Paris
Répondant à l'invitation du docteur Doyen, les chirurgiens anglais qui désiraient assister à ses opérations se sont réunis à dix heures du matin, au nombre de vint-cinq environ, à la clinique de la rue Piccini.
[...] Entre les opérations, le docteur Doyen a fait à ses confrères, à l'aide du cinématographe, les démonstrations de quelques opérations qu'il ne lui était pas possible de pratiquer devant eux, notamment de sa méthode de crâniectomie et d'un nouveau procédé de désarticulation inter-scapulo-thoracique, qui dure à peine deux minutes.
Le Journal, Paris, 14 mai 1905, p. 3.
Sans doute lasser de tous les déboires occasionnés par la diffusion des films chirurgicaux, le docteur Doyen va chercher une solution à l'exploitation "régulière" de sa production. C'est sans doute sur les conseils de Clément-Maurice que le Dr Doyen va s'adresser, vers le début du mois de septembre 1905, à Léon Gaumont. Ce dernier joue alors les intermédiaires entre le chirurgien et les parties incriminées, Pathé et Parnaland, lors du procès pour un règlement à l'amiable sur les condamnations. Voici les termes de cet accord, modifié le 19 septembre par Me. Ract (avocat du Dr. Doyen) :
Le soussigné [Pathé ou Parnaland] déclare acquiescer purement et simplement au jugement rendu contre lui le 10 février 1905 par la 3e chambre du Tribunal civil de la Seine, en faveur du Dr Doyen et il se désiste en outre de l'appel interjeté par lui [...].
Le Dr Doyen de son côté fait remise gracieuse [...]
1) des dommages et intérêts prononcés contre lui.
2) du coût des insertions ordonnées par le Tribunal et conserve à sa charge la publicité déjà faite [...]
Cité dans Lefebvre, 1994 : 106.
Le docteur Doyen, sans doute imprudemment, s'est un peu trop avancé, poussé par Clément-Maurice, comme le chirurgien l'écrira plus tard à son avocat :
[...] Loin d'arriver à un résultat, M. Clément-Maurice n'a jamais abouti à rien et il est la cause de la tournure ridicule qu'a pris le procès Parnaland Pathé, puisque c'est lui qui m'a fait signer chez Gaumont, en me disant que je pouvais bien accorder cela, la phrase qui m'a entraîné à payer tous les frais d'un procès que j'avais gagné et à n'avoir aucun avantage.
Doyen à J. Ract, 10 juillet 1906.
Cité dans Lefebvre, 1994 : 106
Les affaires avec la maison Gaumont tournent court et les négociations sont rompues à la mi-septembre 1905 (Lefebvre, 1994 : 106). C'est donc finalement vers l'Urban Trading Company et son représentant en France, George Henri Rogers que se tourne le Dr Doyen pour la commercialisation de la collection. Pourtant cela se fait au nez et à la barbe de Clément-Maurice qui considère qu'il a des droits sur cette production. À la fin mai ou début juin, informé du transfert des bandes cinématographiques, le cinématographiste dépose un exploit d'huissier :
[...] fait toutes réserves au sujet de la vente des bandes cinématographiques représentant des opérations de chirurgie [que Doyen] vient de négocier avec M. Rogers, Société ([Urban] Trading cº, passage de l'Opéra, attendu que suivant conventions verbales, [il] a droit au tiers de cette vente ainsi qu'il l'établira...
Exploit d'huissier lui par Fernand Lacour, le 8 août 1906.
Cité dans Lefebvre, 1994 : 108.
Puis les négociations vont s'interrompre. C'est juste au même moment qu'un autre "mini" scandale est déclenché par Eugène Doyen lui-même, à l'occasion de deux conférences qu'il donne à Ostende, devant un public non averti, au cours desquelles il n'hésite pas, lui, à projeter des vues tournées par Clément-Maurice :
L'ABUS DU CINÉMATOGRAPHE DU NOUVEAU PRÉCURSEUR d'Anvers
Le docteur Doyen, de Paris - on peut le classer très justement parmi les princes de la science - a donné hier, au Kursaal d'Ostende, deux conférences qui ont été très différemment accueillies par le public.
Dans la première, traitant "de la psychologie du malade et de celle du médecin", le docteur Doyen a démontré la nécessité absolue pour le chirurgien d'inspirer confiance entière à son malade, afin de l'amener, par une lente et prudente suggestion, à révéler son état d'âme. Cette causerie familière, dont tous les termes scientifiques avaient été soigneusement proscrits, fut saluée par des bravos unanimes.
Le soir le docteur Doyen fit assister les spectateurs aux péripéties de diverses opérations reproduites par la cinématographie. Dès la troisième vue, des cris de : "Assez ! Assez !" furent lancés par des gens écœurés. D'autres applaudirent. Conclusion : tumulte complet.
On a parlé de cabale montée contre le docteur Doyen, qui compte pas mal d'adversaires. Il serait bon d'examiner les faits sous un autre angle.
Il va de soi que l'emploi du cinématographe, en matière de chirurgie pratique, est excellent. Il existe nombre d'opérations délicates, difficiles, qui ne sont pas habituelles. La rpise de vues, pendant le travail délicat des chirurgiens, permettra aux élèves d'en suivre pas à pas toutes les phases.
Mais est-il nécessaire de vulgariser celles-ci, d'y faire assister le gros public, de lui procurer un intérêt malsain, pour les uns, une sensation répugnante pour les autres ? Dans les musées anatomiques forains, on opère une sélection et ce qu'on y exhibe est bien bénévole. Il faudrait agir de même, si d'autres cas pareils à celui du docteur Doyen se produisaient.
L'usage du cinématographe est et doit rester du domaine du laboratoire scientifique au même titre que l'étude pratique qui se donne dans les amphithéâtres d'hôpitaux.
Et c'est très probablement suivant cet ordre d'idées que certaines personnes ont manifesté hier soir, à Ostende.
La Meuse, Liège, 11 août 1906, p. 6.
Cet article montre bien que le " cas " Doyen est assez complexe. Mis à part ses recherches et leur nature, sa personnalité et son comportement ne font de lui ni une victime, ni un coupable. Dès 1900, pour des raisons qui lui appartiennent sans doute, il laisse que des projections se fassent devant des publics non avertis (Exposition universelle, puis les assume lui-même comme à Ostende), cela rend sa position incommode lorsque d'autres prétendent en faire autant comme dans le cas de Parnaland. Le Dr Doyen est en fait victime de son goût de l'argent et de son besoin de reconnaissance. L'idée de filmer des opérations chirurgicales est une sorte de " trait de génie ", mais finalement bien embarrassant. Prisonnier malgré tout d'une certaine déontologie - qu'il se soit de démontrer constamment auprès de ses collègues et du milieu médical -, il est piégé... à son propre piège. Il a créé un monstre (les films chirurgicaux) qui l'enferme entre éthique et lucre.
Et après... (1907-1916)
Ça n'est finalement qu'au début de 1907 que l'accord entre Doyen et l'Urban Trading Company - devenue entre-temps la Société Générale des Cinématographes Éclipse - est signé. On peut trouver dans L'Enseignement de la technique opératoire par les projections animées, le catalogue des films Doyen. Au cours des années suivantes, le Dr Doyen va s'inscrire dans la logique médicale et chirurgicale qui est la sienne depuis toujours. Le cancer constitue l'un de ses axes majeurs de recherche, même si la voie qu'il propose est déjà contestée à l'époque. Il annonce assez régulièrement qu'il a trouvé le moyen de guérir certaines autres maladies (la fièvre aphteuse) et il est témoin à l'un des procès les plus retentissants de l'avant-guerre, celui relatif à l'assassinat de Gaston Calmette où il comparaît comme témoin. Il décède en pleine Première Guerre Mondiale, le 21 novembre 1916.
Bibliographie
DIDIER Robert, Le Docteur Doyen, chirurgien de la Belle Époque, Paris, Libairie Maloins S.A., 1961, 240 p.
LEFEBVRE Thierry, " La Collection des films du Dr Doyen ", 1895, nº 17, décembre 1994, p. 100-114.
LEFEBVRE Thierry, "Les Débuts cinématographiques du docteur Doyen, La Revue du praticien, vol. 63, p. 734-737.
LEFEBVRE Thierry, " La séparation de Doodica et Radica ", La Revue du praticien, vol. 55, nº 19, 15 décembre 2005.
Plaidoirie de Me Desjardin, Jugement du tribunal, 10 février 1905, Paris, Typ. Ph. Renouard, 36 p. (consultable à la Bibliothèque Municipale de Lyon, cote 137406).