NANTES

Jean-Claude SEGUIN

Nantes, chef-lieu du département de Loire inférieure (auj. Loire atlantique) (France), compte 130.000 habitants (1894).

1896

Le Kinétographe des frères Rossi (café Riche, 6 rue du Calvaire, [28] avril-10 mai 1896)

nantes calvaire
Héliotypie Armoricaine, Nantes, Nantes, rue du Calvaire (début XXe siècle)

Les frères Rossi, marchands ambulants, arrivent à Nantes dans les derniers jours du mois d'avril. Il installe leur kinétographe au premier étage du café Riche, à deux pas de la Belle Jardinière. C'est Le Petit Phare qui, le premier, annonce le spectacle :

La vie à Nantes.- Le Kinétographe : tous les soirs M. Rossi présente au café Riche un très curieux appareil : le kinétographe, appareil d'un modèle perfectionné qui obtient à chaque séance un grand succès. Les séances du kinétographe ont lieu à 9h du soir.


Le Petit phare, Nantes, 28 avril 1896.

Si le nom des exploitants nous est connu, en revanche celui de l'appareil - que l'on trouve orthographié également "kinématographe" ou "cynématographe" - ne nous éclaire guère sur son origine. D'ailleurs, l'article que publie L'Espérance du Peuple presque en même temps, ne fait qu'entretenir la confusion :

Quiconque est allé à Paris ces derniers temps a visité la très curieuse salle où M. Lumière met sous les yeux des Parisiens les images fournies par cet ingénieux instrument Hier soir, nous avons assisté au café Riche aux essais des associés de M. Lumière. Nous avons passer sous nos yeux plusieurs images américaines représentant des "Luttes", "Un duel" ; "Une danseuse" saute sur les planches, se trémousse, vous la voyez danser comme sur la scène. Les Vues françaises nous ont paru mieux réussies que les américaines, on a l'illusion complète du mouvement parisien, c'est extrêmement curieux.


L'Espérance du peuple, Nantes, 28 avril 1896.

Le contenu même de l'article montre bien que les frères Lumière n'ont rien à voir avec ces projections, ni avec des films pour certains d'ailleurs américains. On peut penser toutefois que les titres des vues animées pourraient bien provenir du catalogue Edison pour le kinétoscope. Un autre article offre quelques informations complémentaires, en particulier, sur les horaires des séances :

Le Kinétographe.-Depuis quelques jours, il vient de s'installer dans la salle du premier étage du café Riche un appareil des pus curieux : le Kinétographe ou Cynématographe, reproduisant des scènes vivantes, grandeur naturelle, complètement animées ; c'est le même qui, actuellement, fait courir toute la capitale et a suscité la plus vive curiosité dans les principales villes de France où il est installé.
Nous sommes convaincus que cet appareil obtiendra à Nante le même succès qu'il a partout où il est en ce moment.
Les séances auront lieu comme suit : 1º à 5 h. 1/2; 2e à 6 h 1/2 du soir, puis de 9 heures à 11 heures ; toutes les 1/2 heures.
Entrée principale par le café Riche. Les familles peuvent entrer par le porche, rue du Calvaire, nº6.
Prix d'entrée, 1 fr. ; moitié place pour les enfants. Ces séances scientifiques et instructives seront certainement très recherchées des familles.
M. Rossi, directeur, traite à forfait avec les Pensionnats, Collèges et Sociétés.


Le Nouvelliste de l'Ouest, Nantes, 4 mai 1896, p. 3.

Mais le kinétographe des frères Rossi va surtout marquer les esprits des Nantais par un grave incident qui se produit quinze jours environ après son arrivée. Alors que la projection a commencé depuis un moment, un incendie se déclare le 9 mai au soir :

L'INCENDIE DU CAFÉ RICHE
Le feu dans le Kinétographe d'Edison
Depuis une quinzaine de jours, le célèbre Kinétographe d'Edison, invention incroyable, dernier mot de la perfection photographique et des merveilles de l'électricité, s'était installé dans les salons du premier étage du Café Riche, rue du Calvaire.
Tous les jours, un nombreux public se pressait dans ces salons, gracieusement mis à la disposition de MM. Russy frères, directeurs-propriétaires du Kinétographe, par M. Baron, directeur de l'établissement.
Hier soir, à 5 h 55 exactement, MM. Russy frères procédaient à leurs expériences ordinaires et se disposaient à représenter le onzième tableau, lorsque tout-à-coup un accident se produisit, qui faillit avoir de graves conséquences. La bobine située dans la chambre noire de l'appareil et autour de laquelle étaient enroulés les fils électriques prit feu et un commencement d'incendie se déclara immédiatement. Il n'y eut pas d'explosion comme on l'a prétendu tout d'abord.
M. Désiré Russy, 37 ans, et son frère Joseph Russy, 33 ans, qui étaient placés de chaque côté de l'appareil, furent grièvement brûlés à la figure et aux mains et projetés sur le plancher.
Le premier moment de stupeur passé, on s'empressa autour d'eux. On les releva pour les transporter à la pharmacie Moyon, place du Bon-Pasteur, pendant que les spectateurs s'empressaient de descendre au rez-de-chaussé du café et que plusieurs personnes dévouées organisaient les premiers secours.
Le feu s'était communiqué aux tentures et rideaux qui entouraient le cynématographe et menaçait de se communiquer aux boiseries des salons.
Les employés de l'établissement installèrent des tuyaux sur le service d'eau de la Belle Jardinière et le foyer de l'incendie ne tarda pas à être inondé.
Les pompiers, prévenus par téléphone, arrivèrent bientôt sus la conduite de M. le capitaine Boisseau et s'empressèrent de prêter leurs concours dévoué à l'extinction de l'incendie.
À 6 heures 1/2, tout danger avait disparu.
M. Baron, propriétaire du Café Riche, évalue ses pertes à plusieurs milliers de francs. Il est assuré ainsi que le propriétaire de l'immeuble M. Orly, négociant rue Thiers. Malheureusement il n'en est pas de même pour MM. Russy frères, dont les pertes estimées à environ 16.000 fr., ne sont couvertes par aucune assurance.
Une enquête a été ouverte afin de déterminer la cause exacte de cet incendie et sauvegarder les intérêts en cause.
Les frères Russy, après avoir reçu des soins à la pharmacie L. Moyon, ont été transportés à l'Hôtel-Dieu où ils se trouvent actuellement salle 11. Leur état est assez grave. Désiré Russy paraît très fatigué.
Étaient présents sur les lieux du sinistre : MM. les officiers de Pompiers, M. Simon, capitaine de gendarmerie, M. Badon Pascal, directeur de la Compagnie d'Electricité, M. le commissaire de police du quartier, etc.
Un détail : La pendule placée dans la salle où était installé le kinétographe s'est arrêtée exactement à 5 heures 55.
Un certain nombre de vitres des fenêtres donnant sur la rue du Calvaire ont été brisées.


Le Nouvelliste de l'Ouest, Nantes, 10 mai 1896, p. 2.

Triste expérience pour les frères Rossi qui semblent avoir renoncé au cinématographe.

Le Kinématographe de MM. Carlet, Hamon et Royé (Cercle Catholique, 13 ru due Chapeau-Rouge (20 mai-20 juin 1896)

Les trois exploitants du kinématographe Carlet, Hamon et Royé - peut-être des personnalités locales - vont présenter au Cercle Catholique, rue du Chapeau-Rouge des vues animées avec leur appareil. Un première séance, réservée aux invités, est organisée le 20 mai au soir :

Le Kinétographe.-Avant de commencer leurs séances publiques, les directeurs du Kinétographe, dont nous avons annoncé l'installation au Cercle catholique, donnaient hier soir une première représentation sur invitations ; la salle de concert du Cercle a été pour la circonstance complètement transformée, à l'aide de draperies, en un coquet salon, de l'aspect le plus confortable.
L'appareil perfectionné qui nous est présenté est bien au point et a donné dès hier les meilleurs résultats. Il obtiendra, certainement, dans notre ville le même succès qu'à Paris.
Les vues qui défilent sous les yeux des spectateurs sont très nettes, très attrayantes. On nous assure même que la série comprendra quelques photographies locales ; la place Royale à différentes heures de la journée, par exemple.
Tout le monde voudra voir ce curieux spectacle.
Le prix d'entrée est fixé à 1 franc. Voir pour les heures aux spectacles et concerts.


Le Nouvelliste de l'Ouest, Nantes, 21 mai 1896, p. 3.

L'article présente l'intérêt de nous offrir quelques informations relatives à l’aménagement de la salle et annonce, un peu hâtivement, des vues locales dont plusieurs de la place Royale. Les séances publiques commencent, elles, le 21 mai :

Le kinématographe.-Demain commenceront au Cercle catholique, rue du Chapeau-Rouge, des séances de kinématographe qui auront lieu tous les jours, à 3 h., 4 h., 5 h., 8 h., 9 h. et 10 heures du soir.
Les dimanches et fêtes, outre aux heures ci-dessus mentionnées, le kinématographe sera visible à 10 heures du matin.


Le Progrès de Nantes, Nantes, 20 mai 1896, p. 3.

La présentation de ce nouvel appareil se fait, bien sûr, dans des conditions particulières dans la mesure où le précédent appareil a provoqué un incendie. Les journalistes vont donc s'atteler à désamorcer les inquiétudes en consacrant un long article au fonctionnement dudit appareil. Même si les textes techniques ne sont souvent que des copies des articles publiés, par exemple, dans La Nature, dans le cas présent les remarques sont davantage centrées sur le kinématographe :

Le Cinématographe.- Beaucoup déjà de nos lecteurs ont pu voir fonctionner dernièrement cet appareil au café Riche. Les expériences ont dû être malheureusement interrompues à la suite de l'incendie qui a éclaté dans la salle au cours d'une séance. Il est inutile d'insister sur le vif intérêt excité dans le public par cette exhibition. Mieux vaut donner une description sommaire de ce merveilleux appareil projetant des scènes animées sur un écran et presque en grandeur naturelle. La façon dont est réglé le dispositif de l'appareil est pour beaucoup dans la valeur de la synthèse du mouvement et dans l'effet de saisissement qui s'empare de nous quand nous voyons transportés sur un écran " La mer " avec ses vagues, quand nous assistons, toujours en face du même écran, à " L'arrivée en gare d'un train de voyageurs ", à " L'écroulement d'un mur " que démolissent des maçons au milieu d'un nuage de poussière, si vrai qu'on se prend à épousseter ses vêtements ; à l'" Extinction d'un incendie " où l'eau ruisselle ; aux mouvements si complexes de " La rue " : passants allant et venant, tramways, voitures diverses, et le tout tel qu'on le voit chaque jour. Le cinématographe se divise en 2 parties : l'arrière qui porte tout le mécanisme et l'avant qui porte les oculaires. Les bandes en celluloïd sur lesquelles se trouvent les images sont réunies bout à bout et peuvent permettre de voir successivement toutes ces images ; les oculaires sont montés sur une glissière verticale. Un moteur électrique commande à volonté, au moyen d'un engrenage, l'une ou l'autre bande ; la manœuvre des oculaires par un levier agit du reste en même temps sur un commutateur qui distribue le courant de telle sorte que c'est toujours la bande en face de laquelle se trouvent les oculaires qui le met en marche. Toutes les manœuvres se font au moyen d'un petit tableau placé sur l'arrière de la caisse qui porte le mécanisme à portée de la main de la personne qui exploite l'appareil, et hors de la vue du public ; il suffit de fermer un commutateur et de pousser ensuite un bouton en présentant successivement toutes ces images aux 4 oculaires. Pour représenter une scène durant 1 minute, il faut environ 900 photographies. Mais le déroulement n'est pas uniforme. Afin d'obtenir des images plus nettes et un plus grand éclat dans les projections, le mécanisme est construit de telle sorte que la pellicule reste immobile pendant les deux tiers de chaque 1/15e de seconde et se déplace pendant le troisième tiers ; pendant qu'elle se meut, un écran intercepte les rayons. En résumé, avec le cinématographe, on arrive à l'obtention la plus parfaite qui se puisse rêver de la synthèse d'une série continue d'images prises en mouvement, et donnant la plus complète illusion, à tout un auditoire, de tous les jeux de physionomie, de toutes les attitudes, de tous les mouvements, quels qu'ils soient, d'une série animée. L'application de la photographie à l'étude des mouvements n'est pas seulement intéressante en ce qui concerne les phénomènes qui se passent avec une excessive rapidité ; elle peut également servir à nous renseigner sur ceux des phénomènes qui nous échappent d'ordinaire à cause de leur extrême lenteur. Le cinématographe qui vient d'être réinstallé dans la salle du 13, rue du Chapeau-Rouge, et aux expériences duquel nous assistions hier soir, ne manquera pas d'attirer le public. Admirablement disposé, il permet au spectateur de distinguer nettement les images, tout en étant à distance. On nous annonce pour prochainement une série d'instantanés pris dans les principales "Rues -" et ''Places de Nantes". Cela ne manquera pas d'être fort intéressant.


Le Petit phare, Nantes, 21 mai 1896.

Les titres des vues présentées ne permettent pas d'identifier le ou les éditeurs des photographies animées, en revanche, les dernières lignes - mais ne s'agit-il pas d'une forme de simple publicité ? - annoncent, à nouveau, la projection de quelques vues locales dans les jours à venir. Malheureusement, la presse ne vient pas confirmer ces tournages qui sont peut-être restés à l'état de projet, ni les projections de ces vues. Un nouvel article, publié deux jours plus tard, présente l'intérêt, malgré son imprécision, de mettre les choses au point sur le type d'appareil utilisé :

Le Kinématographe.
Mettons les points sur les i. MM. Carlet, Rayé et Hamon nous prient de faire savoir que l'intéressant appareil qu'ils exploitent, salle du Chapeau-Rouge, n'est pas le même que celui qui explosa récemment au café Riche et que ses propriétaires appelaient kinétographe. Il ne faut pas non plus écrire le nom de l'appareil : « cinématographe », attendu que cette dénomination est la propriété exclusive d'une autre société, dirigée, croyons-nous, par MM. Lumière. En réalité, cinématographe, kinématographe, kinétographe, ne sont que des perfectionnements de l'appareil d'Edison, le kinétoscope. Rendons à César ce qui appartient à César.


Le Petit phare, Nantes, 23 mai 1896.

Le bref entrefilet, tout en nous donnant le noms des propriétaires de l'appareil, tente de clarifier les choses, même si les Lumière n'ont jamais eu l'exclusivité du nom " cinématographe " et que les différents appareils de projection ne sont pas, totalement, des perfectionnements du kinétoscope d'Edison. Les séances prennent fin le 20 juin 1896 :

Le kinématographe, qui a obtenu au Cercle catholique un succès justifié, donnera ses dernières représentations demain samedi, 20 courant, aux heures habituelles.


Le Nouvelliste de l'Ouest, Nantes, 20 juin 1896, p. 3. 

Le Cinématographe Lumière (6, rue Jean-Jacques-Rousseau, 13 juin-21 juillet 1896)

Le Cinématographe Lumière arrive à Nantes à la mi-juin. Le système des concessions mis en place par les Lyonnais nécessite également la présence d'un opérateur envoyé par la maison de Monplaisir. Les deux responsables du poste, M. Richemond et M. Bernes (ou Bernis) vont installer l'appareil dans la salle où les Nantais ont pu voir le Cosmorama

Le Cinématographe
Le Cinématographe des frères Lumière qui fonctionne à Paris, au Grand Café et dans les principales villes de France et de l'étranger, va faire son apparition à Nantes.
Le succès considérable obtenu par le Cinématographe partout où il fonctionne sera certainement ratifié par le public nantais qui voudra admirer cette étonnante découverte scientifique et amusante.
C'est dans l'ancien local du Cosmorama, 6, rue Jean-Jacques-Rousseau, qu'auront lieu les séances.


Le Progrès de Nantes, Nantes, 11 juin 1896, p. 3.

 nantes jean jacques rousseu

Collection F. Chapeau, Nantes, Nantes-Rue Jean Jacques Rousseau (début XXe siècle)

Comme cela est souvent l'usage, une séance est réservée aux invités et en particulier à la société nantaise de photographie :

Le Cinématographe Lumière.-Ce soir samedi 13 juin aura lieu devant la presse et sous le patronage de la Société nantaise de photographie la première séance du Cinématographe Lumière.
Demain dimanche et jours suivants, les séances publiques auront lieu la semaine de 2 heures à minuit ; les dimanches et fêtes, de 10 heures du matin à minuit, 6, rue Jean-Jacques-Rousseau. Prix de la séance : 1 fr.


Le Nouvelliste de l'Ouest, Nantes, 14 juin 1896, p. 3.

Le compte rendu publié le lendemain permet non seulement de connaître le nom des responsables du cinématographe Lumière, mais également les titres que quelques films du programme : 

Le Cinématographe Lumière.-Les directeurs du Cinématographe Lumière qui vient de s'installer rue Jean-Jacques, dans l'ancienne salle du Cosmorama, offraient samedi soir une séance particulière, aux membres de la Société nantaise de photographie et à la presse.
La salle était comble, bien entendu, quand à 9 heures la séance a commencé.
Au nom de la Société de photographie, M. Lorois a pris la parole pour remercier MM. Richemond et Bernes de leur gracieuse attention, leur souhaitant un plein succès à Nantes ; puis, après quelques mots sur les merveilles réalisées depuis quelques années dans la photographie, le défilé des vues a commencé.
Disons de suite que les sujets sont fort heureusement choisis et très variés ; citons la démolition d'un mur par des ouvriers que l'on aperçoit tout à coup enveloppés d'un nuage de poussière : une partie de cartes dans un jardin, et surtout la mer qui vient se briser contre les rochers, retombant en une pluie de gouttelettes.
En somme nous n'hésitons pas à promettre un joli succès au Cinématographe-Lumière à Nantes.


Le Nouvelliste de l'Ouest, Nantes, 15 juin 1896, p. 3.

Un second article publié dans Le Petit Phare permet de compléter les informations relatives à cette soirée de présentation, en particulier en évoquant quelques autres films :

Séance d'ouverture.- Un beau succès en perspective.- Hier soir avait lieu, sous le patronage de la Société de photographie la séance d'ouverture du cinématographe Lumière. Cette séance était exclusivement réservée aux membres de la presse et à la Société de patronage. L'ancienne salle du Cosmorama était à peine assez grande pour recevoir les invités. Enfin, tout le monde a pris place et, à 9h, la séance commençait. M. Lorois a pris alors la parole et après avoir souhaité la bienvenue à MM. Richemond et Bernis, il a retracé la marche de la photographie pendant ces dernières années. Après quelques mots sur la photographie des couleurs de Lippmann, il a décrit le cinématographe Lumière, auquel, en terminant, il a souhaité longue existence et bonne chance dans la ville de Nantes. M. Lorois a été chaleureusement applaudi et les expériences ont alors commencé. Il y a toujours un léger tremblement dans les projections ; mais on s'y habitue vite et cela ne gêne vraiment que pour la première épreuve. Félicitons de suite les directeurs du choix heureux de leurs sujets. Il ne suffit pas, en effet, d'avoir un bon appareil, il faut aussi le faire valoir, et cela par le choix des épreuves. Citons, au hasard, celles qui nous ont paru faire le plus plaisir : " Des joueurs de cartes " dans un jardin ; des " Ouvriers démolissant un mur " : on voit tout à coup le mur qui tombe et un nuage de poussière qui enveloppe tous les ouvriers. Enfin, peut-être le plus beau : " Des rochers battus par les vagues " : la mer vient se briser contre les rochers et retombe en gouttelettes, etc., etc. Mais c'est aux Nantais à aller voir le Cinématographe et à se rendre compte par eux-mêmes qu'on ne les a pas trompés en leur disant que l'appareil de M. Lumière est appelé à un véritable succès.


Le Petit phare, 15 juin 1896.

Malgré la qualité annoncée de l'appareil Lumière, il semble que des imperfections soient intervenues qui conduisent à susprendre les séances pour quelques jours :

Le Cinématographe Lumière
Désireux de donner à son installation la perfection souhaitée, le directeur du Cinématographe a dû fermer ses portes mardi.
Tout fonctionne maintenant de façon irréprochable, et les séances qui ont été reprises hier auront lieu sans interruption tous les jours de 2 heures à minuit ; les dimanches et fêtes de 10 heures à minuit.


Le Progrès de Nantes, Nantes, 20 juin 1896, p. 3.

L'interruption est de courte durée, puisque le 22 juin, le public est de retour (Le Petit Phare, Nantes, 23 juin 1896). Le renouvellement des vues est assez limité, malgré les annonces de presse, et, pratique habituelle, quelques jours avant la fermeture, les prix sont revus à la baisse :

Cinématographe Lumière.-Afin de rendre accessible à tous l'entrée du Cinématographe, le directeur a décidé de mettre à partir aujourd'hui 30 juin, l'entrée à 50 centimes.
Séances tous les jours de 2 heures à minuit, 6, rue Jean-Jacques-Rousseau (ancien Cosmorama).


Le Nouvelliste de l'Ouest, Nantes, 1er juillet 1896, p. 3.

 Finalement le cinématographe Lumière va fermer ses portes le 20 juillet :

Le Cinématographe Lumière
6, rue Jean-Jacques (ancien Cosmorama)
Par suite de traités antérieurs le Cinématographe Lumière devant quitter Nantes le 20 juillet, le Directeur a l'honneur de prévenir le public qu'il sera donné pendant 8 jours, une série de vues complètement inédites, représentant les scènes du couronnement du Czar Nicolas II, vues dont le succès est si considérable en ce moment à Paris.
Prix d'entrée : 0 fr. 50.


Le Progrès de Nantes, Nantes, 15 juillet 1896, p. 3.

Répertoire (autres titres) : L'Abreuvoir Cavaliers et CyclistesLes ChapeauxMauvaises herbesBataille enfantineGros temps en mer (Le Nouvelliste de l'Ouest, Nantes, 20 juin 1896, p. 3), Les Champs-ElyséesL'Arrivée en voiture (Le Nouvelliste de l'Ouest, Nantes, 27 juin 1896, p. 3), 7e Cuirassiers, défilé par escadron, Pont de Buda-PesthMontagnes russes aquatiquesBicyclistes, Ascension d'un ballon, Baignade en mer (Le Progrès de Nantes, Nantes, 5 juillet 1896, p. 2). 

Le Cinéphotographe de Raymond Déage (Café Continental, 17-≥ 25 juillet 1896)

Le Cinéphotographe qui s'installe au café Continental à la mi-juillet est présenté par Raymond Déage (ou Diage), une figure inconnue du monde du cinématographe. L'appareil est celui qui est commercialisé par Lépée. La presse n'offre que très peu d'informations :

Le Cinétographe.-Ce soir aura lieu, dans les salons du premier du Café Continental, la première représentation du cinéphotographe, nouvel et intéressant appareil dont on nous dit le plus grand bien. Le propriétaire, M. Raymond Diage, commencera ses expériences à 8 h 1/2. Avis aux amateurs !


Le Nouvelliste de l'Ouest, Nantes, 17 juillet 1896, p. 2.

Le Phare de la Loire publie une dernière annonce le 25 juillet 1896 :

LE CINÉPHOTOGRAPHE (Dernière Nouveauté)
Tous les jours, de 2 h. à 6 h. et de 8 h. à minuit, Café Continental, au premier (entrée spéciale).
Entrée : 50 centimes.


Le Phare de la Loire, Nantes, 25 juillet 1896, p. 3.

nantes cafe continental
Nantes, Place Royale, Café Continental (c. 1900)

Le Cinéphotographe de Lagneau et Vernassier (Place Bretagne, 13-31 décembre 1896) → 1897

Les deux forains, Auguste Lagneau et Louis Vernassier viennent de donner quelques séances de cinéphotographe à Saumur. C'est à l'occasion de la foire d'hiver, qui dure deux mois, qu'ils installent leur théâtre, le Salon des Sciences, sur la place Bretagne qui accueille les baraques pendant les fêtes. L'ouverture a lieu le dimanche 13 décembre :

Sur la place Bretagne
[...]
Le Salon des Sciences.-Plus loin, voici le Salon des Sciences, de MM. Lagneau et Vernassier, autrement dit le Cinéphotographe. On y passe quelques instants agréables. Ces vues animées, telles que la place de la République, à Paris, où l'on voit le défilé des voitures, omnibus et piétons ; la sortie des ouvriers d'une fabrique ; les blanchisseuses ; la sortie du port de deux vapeurs bondés de voyageurs ; l'arrivée d'un train en gare ; le défilé d'un régiment musique en tête, et enfin la célèbre Loïe Fuller ; tous ces tableaux, pris sur le vif, sont absolument stupéfiants et tous les Nantais voudront voir ce spectacle.


Le Nouvelliste de l'Ouest, Nantes, 13 décembre 1896, p. 2.

nantes place bretagne
Collection G.I.D. de Nantes, Nantes-La Place Bretagne (début XXe siècle)

Deux jours plus tard, Le Petit Phare cite un certain nombre de vues animées présentées par le cinephotographe des deux collaborateurs :

L'ouverture de la foire.- Les principaux établissements.- Près du Palais des Glaces est le Cinématographe de MM Lagneau et Vernassier. L'établissement est vaste et bien installé. Quant à l'appareil, il est égal, sinon supérieur à ceux que nous avons vus à Nantes. L'avantage que l'on trouve chez M. Lagneau, c'est, grâce à la projection, de voir des personnes de grandeur naturelle. "La sortie d'une usine", "La place de la Concorde", "Le jeu de saute-mouton", "La descente de tramway", "L'arrivée d'un train", "La nuit terrible" (scène très amusante), "Le régiment", "La lutte", "L'arrivée du yacht impérial en rade de Cherbourg", tous ces tableaux sont d'une animation et d'une vérité frappantes. Comme les tableaux représentés sont tous très moraux, M. Lagneau aura certainement la visite de la population nantaise.


Le Petit phare, 15 décembre 1896.

L'origine des vues reste malgré tout incertaine, même si l'on pourrait identifier - grâce à la connaissance de leur répertoire - quelques vues provenant du corpus Normandin. Le temps peu clément ne semble pas avoir d'influence sur le public qui se rend toujours nombreux au spectacle " très moral " que proposent Auguste Lagneau et Louis Vernassier :

Le Cinéphotographe.-Place Bretagne. La foire, cette année, a bien mal débuté, de la pluie, encore de la pluie. Aussi, les promeneurs étaient ils  relativement rares. Disons cependant qu'au Cinéphotographe, il n'y paraissait guère. La foule n'a pas cessé d'assiéger la loge. Nous pouvons dire que quiconque a vu les tableaux du Cinéphotographe en est émerveillé, notamment la danse de Loïe Fuller avec sa robe aux couleurs changeantes. En outre, c'est un spectacle très moral qui permet aux familles d'y conduire enfants et jeunes filles.


Le Nouvelliste de l'Ouest, Nantes, 20 décembre 1896, p. 3.

Par la suite, les articles - qui sont de simples réclames - continuent de vanter les mérites du cinéphotographe et des vues en couleur :

La Place Bretagne
LE CINÉPHOTOGRAPHE
Nous avons un Cinéphotographe installé place Bretagne.
Ce sont des photographies instantanées qui sont, pour ainsi dire, saisies au passage, au moyen d'un appareil de haute précision accompagné de la fée électricité. Quiconque a vu le cinéphotographe est resté émerveillé, stupéfait.
Un nouveau perfectionnement de l'appareil permet d'annoncer les tableaux en couleurs, ce qui ne s'était pas encore fait, et, une chose qui a son charme, c'est la présentation du tableau dans l'immobilité d'abord, puis animé ensuite, ce qui permet une comparaison. Ces vues animées, telle que la place de la République à Paris, où l'on voit le défilé des voitures, omnibus et piétons ; la sortie des ouvriers d'une fabrique, etc., sans oublier la célèbre Loïe Fuller, tous ces tableaux pris sur le vif sont absolument stupéfiants et tous les Nantais voudront voir ce spectacle.


Le Progrès de Nantes, Nantes, 21 décembre 1896, p. 2.

Un nouvel article, publié à la Noël, surenchérit sans doute pour relancer l'intérêt du public nantais. Mais, là encore, nous avons affaire à une publicité à peine déguisée :

Le Cinéphotographe.-Une des plus belles applications de la photographie c'est certainement celle qui consiste à suivre les objets en mouvement et à conserver l'image des différentes positions de l'objet animé de manière à pouvoir les étudier tranquillement et aussi longtemps qu'on peut le désirer. Toutefois l'objet qui se présente ainsi au regard sous différents aspects s'il est facile à observer, n'offre rien de gracieux ni d'agréable à la vue. Ce qu'il faut, ce que le regard cherche à retrouver, c'est non pas l'objet multiplié plusieurs milliers de fois, c'est l'objet vu une seule fois mais en mouvement et tel qu'il se voit dans la réalité.
La photographie de l'objet animé voilà ce qu'il fallait réaliser et voilà ce qui a été réalisé en effet ; voilà ce que l'on peut voir tous les jours et ce que nous avons vu sur la place Bretagne, au magnifique établissement des Cinéphotographe. Nous engageons tous nos lecteurs à ne pas tarder plus longtemps à se rendre compte par eux-mêmes d'un pareil phénomène. Ils verront défiler devant eux des escadrons de cavalerie marchant en cadence parfaite, des cuirassés se mouvant au milieu des vagues ; ils verront des danseurs et des danseuses opérer les mouvements les plus comiques où les plus gracieux. En un mot ils seront émerveillés et ils retourneront voir ces spectacles aussi intéressants au point de vue scientifique qu'au point de vus amusant.


Le Nouvelliste de l'Ouest, Nantes, 25 décembre 1896, p. 2. 

Il semble pourtant que dans les jours qui suivent des modifications sont opérées non seulement en ce qui concerne l'appareil, mais également au sujet de la programmation :

La Place Bretagne
Le Cinématographe.-Le Cinématographe de la place Bretagne ne cesse d'être envahi par un public nombreux.
Le spectacle est très attrayant et le succès qu'il obtient est pleinement justifié.
M. Lagneau s'est associé avec M. Vernassier, un mécanicien-électricien distingué, ex-contremaître d'un grand atelier de Paris, qui vient de construire un nouvel appareil perfectionné pour son établissement.
Nous avons vu ce nouvel appareil qui est une merveille de précision.
Voici le titre des tableaux de la nouvelle série : Descente du tramway ; La Ferme ; le Couronnement du Tsar ; la Mer ; le Régiment ; Sortie d'atelier ; la Loïe Fuller et, pour les curieux qui la réclament, la Mondaine au bain.


Le Progrès de Nantes, Nantes, 29 décembre 1896, p 2.

D'une part, on rappelle que Vernassier est un constructeur et qu'il présente un nouvel appareil de son cru, simplement nommé " cinématographe ". D'autre part, le répertoire est renouvelé. À force de répéter que le spectacle offert par le cinéphotographe est particulièrement moral, on pourrait pu finir par le croire... pourtant, les deux forains vont faire quelque entorse à leur moralité en présentant une vue plus audacieuse à deux jours de la fin de l'année 1896. La Mondaine au bain est le titre d'une vue du catalogue Pathé, dont la datation reste difficile à établir. Les séances se prolongent jusqu'à la fin de l'année et au-delà.

Répertoire (autres titres) : La Sortie d'une fabriqueLa nuit terrible (où l'on voit un pauvre diable, mangé par les punaises, se dresser sur sa couche, se gratter avec rage, prendre sa lampe, inspecter les rideaux et finalement ne pouvant y résister, enfiler son pantalon et renoncer à dormir) (Le Progrès de Nantes, Nantes, 15 décembre 1896, p. 2).

→ 1897

L'Héliocinégraphe d'Hippolyte Petit Renaud (Photographie du Bon Pasteur, 19, rue de Feltre, 29 décembre 1896-[1897])

Les Agenais Lacroix et Perret ont mis au point un cinématographe qu'ils ont baptisé " héliocinégraphe ". L'un de ces appareils a été acquis par un photographe nantais Hippolyte Petit Renaud. C'est dans son atelier photographique, au 2e étage du 19, rue de Feltre qu'il inaugure ses séances le 29 décembre 1896, pour une soirée sur invitation. Le journaliste du Nouvelliste de l'Ouest n'a qu'une idée approximative du nom de l'appareil :

L'Héliophotographe.-Les multiples systèmes de photographies animées devaient tenter nos praticiens nantais ; l'un d'eux, non des moins habiles, M. Petit-Renaud, vient d'acquérir un Héliophotographe qu'il inaugurait hier en présence de la presse et de quelques amis et qui lui servira à offrir des séances auxquelles ses clients seront conviés à titre gracieux.
L'Héliophotographe de M. Petit-Renaud a une fixité bien supérieure à celle de la plupart des appareils analogues qui sont venus à Nantes ; en outre, il permettra à son propriétaire de prendre lui-même des vues locales, et les clients de M. Petit-Renaud, en allant assister à ses projections, pourront avoir la surprise de se voir eux-mêmes passer sur l'écran, ce qui n'est point banal on en conviendra.
L'Héliophotographe de M. Petit-Renaud est appelé à un vrai succès ; les vues sont intéressantes et mouvementées ; parmi celles qui ont défilé devant nous, citons une partie de campagne, une scène au bord de la mer, où les vagues produisent un bel effet, la place de la République, une sortie d'église, etc. Certaines de ses vues défilant en sens inverse sont très curieuses.


Le Nouvelliste de l'Ouest, Nantes, 30 décembre 1896, p. 2.

L'idée de Petit Renaud est surtout de faire plaisir à ses meilleurs clients en leur proposant quelques projections animées, mais il n'est pas question d'exploitation commerciale de l'héliocinégraphe. Les vues évoquées dans l'article ne permettent pas de les identifier. À noter également, les vues " à rebours " qui font toujours la joie des spectateurs. Dans une autre journal local, un autre article, très différent de l'antérieur nous permet d'en savoir davantage :

L'héliocinégraphe.- ll règne une certaine émulation (Scott) parmi les fabricants d'appareils chargés d'enregistrer photographiquement le mouvement et la vie, dans le but de trouver à ces petites machines des noms nouveaux. Tout l'arsenal des étymologies ayant pour aliment les noms grecs du soleil et du mouvement est mis à contribution ; mais le résultat est toujours le même et nous assistons à un défilé trépidant d'images qui semblent être atteintes d'ataxie ou de delirium tremens. L'appareil que nous a fait fonctionner hier soir M Petit-Renaud, l'excellent photographe de la rue de Feltre, « Petit-Renaud, dans le bocage... » comme dit Michonnet dans les Vingt-huit jours de Clairette, cet appareil, dis-je, a sur ceux que j'ai eu l'occasion de voir jusqu'à présent l'avantage de donner aux images des trépidations beaucoup moindres. En outre il permet de prendre à volonté des vues locales qui sont bien autrement intéressantes pour nous que celles prises à Brives-la-Gaillarde ou à Montélimar. M. Petit-Renaud offre à ses clients, les mercredis et samedis de chaque semaine, le spectacle fort intéressant de vues judicieusement choisies, et auxquelles viendront se joindre les différentes vues qu'il se propose de prendre à " Nantes " même. Voilà qui promet au sympathique artiste une grande affluence de visiteurs et d'amis. Hier la soirée s'est terminée par une expérience bien amusante : après avoir fait défiler toutes les scènes dans l'ordre naturel, nous avons repris les rubans de celluloïd par la fin, en sorte que les scènes se sont déroulées à l'envers. Les gens marchaient à reculons ; les voitures, les chevaux retournaient d'où ils étaient venus ; la fumée qui avait été prise sortant des bouches y rentrait en s'amoindrissant ; dans ' 'Une dispute " où les personnages lançaient des assiettes et des bouteilles à toute volée, ces ustensiles se précipitaient dans leurs mains. J'ai espéré un moment que l'on nous montrerait le gouvernement de M. Méline, les opinions des habitants de Carmaux guidés par M. Deschanel, les électeurs de Paris et de Neuilly qui viennent d'élire des opportunistes, la pacification du Tonkin, le développement du commerce français à l'étranger, le défilé des chanteuses légères, dressées et présentées par les frères Martini ; toutes ces choses eussent été là à leur place, puisque, hélas ! elles vont de mal en pis, elles marchent à reculons. Ce sera sans doute pour la prochaine séance.
Porthos.


Le Petit phare, Nantes, 30 décembre 1896.

Le journaliste qui signe " Porthos ", dans un style enlevé qui lui est propre, mêle à la fois les remarques techniques aux situations politiques du moment... mais il signale surtout que Petit Renaud aurait l'intention de tourner quelques vues locales ce qui ne manque pas d'attiser le chauvinisme local du commentateur. Compte tenu de l'usage que le photographe va faire de l'héliocinégraphe, la presse ne fera plus mention de l'appareil, sauf lorsque des soirées particulières ont recours à ce cinématographe.