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- Création : 24 mars 2015
- Mis à jour : 2 décembre 2023
- Publication : 24 mars 2015
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La Puce
La Puce : étude
La Puce : étude
Thierry LECOINTE
Jean-Claude SEGUIN
Les origines (1894)
Les "Déhabillés" constituent un genre de pantomime dont la naissance peut être fixée avec une précision certaine. C'est au concert Lisbonne que Blanche Cavelli, de son vrai nom Blanche Chevallier, interprète Le Coucher d'Yvette à partir du 3 mars 1894. Il s'agit d'un "monomime" de M. Francisque Verdellet et M. Arnaud. Le succès est immédiat et les imitations vont se multiplier dans les mois qui suivent. Parmi celles-ci, La Puce dont la répétition générale est prévue pour le jeudi 29 novembre 1894 au Nouveau-Théâtre, salle attenante au Casino de Paris :
La répétition générale de la Puce, la pantomime nouvelle de MM. Charles Aubert et Louis Ganne, dont la première aura lieu samedi au Casino de Paris, sera donnée ce soir à minuit et demi, dans la salle du Nouveau-Théâtre. MM. les membres de la presse théâtrale seront reçus sur la présentation de leur carte. Celte fantaisie, dont on dit le plus bien, sera interprétée par Mlle Angèle Héraud, et on peut dès maintenant retenir des places au bureau de location par téléphone.
La Liberté, Paris, jeudi 29 novembre 1894, p. 4.
La pantomime réunit ainsi un auteur, un compositeur et une interprète.
Charles Aubert
Le mime Charles Aubert (Saint-Héand, 14/01/1851-Le Vésinet, 18/10/1908) est l'auteur de deux opéras-comiques (Sous les cendres et L'Accordéon, des romans (La Marieuse, La Belle Luciole, Urraca, Les Frileuses), des contes (Péchés roses et Les Nouvelles amoureuses) et des scénettes et des chansons. Il se fait connaître également comme auteur de pantomimes dont La Puce et Le Réveil d'une Parisienne. En outre, il est professeur de pantomime à l'Institut Masset et publie un ouvrage sur la question, L'art mimique (1901).
Louis Ganne
Louis Ganne (Buxières-les-Mines, 05/04/1862-Paris 17e, 13/07/1923) est un musicien, compositeur de nombreux opéras-comiques, des musiques de ballets et des chansons populaires, qui connaît au tournant du siècle, une certaine notoriété grâce aussi à ses marches militaires jouées dans les kiosques à musique. Dans son dossier de la Légion d'Honneur, figurent quelques-unes de ses oeuvres les plus significatives. Des ballets: Sources du Nil (1882), Volapuck (1886), L'heureuse rencontre (1887), Merveilleuses et Gigolettes (1889), La fin du monde (1892), Phryné (1896), La princesse au Sabbat (1898), Cythère, l'Heure du berger (1900), Au Japon (1903), les ailes (1910); des opérettes: Les Saltimbanques, Hans le joueur de flûte, Rhodope, Cocorico, Rabelais; une pantomime, Le réveil d'une parisienne.
Angèle Héraud
"Angèle" Héraud" (Montussan, 14/08/1859-Paris 9e, 07/031931) se destine à l'Opéra-comique lorsque une extinction de voix va la conduire à se consacrer au mime au Casino de Paris de Borney et Després. L'Illustré parisien lui consacre quelques lignes flatteuses :
Angèle Héraud
Exquis fantoche qui mène de ses grands yeux d'odalisque, de ses gestes enveloppants, la sarabande joyeuse, disparate, pittoresque des Pantins affriolants du Casino de Paris. C'est une femme-bibelot, souple et gracile qui séduit et conquiert par la grâce attirrant d'un minois où rayonne la lumière de vives prunelles, l'éloquence d'un corps merveilleusement expressif, languide, passionné, hautain, suppliant tour à tour.
Souveraine de légende, fée de conte bleu, marquisette de Trianon, prince charmant de fables merveilleuses, Angèle Héraud, depuis des saisons, pour le plaisir des habitués du Casino de Paris, pour sa joie propre aussi, évolue, sourit, scintille en atours éclatants parmi des paysages de clarté, fleuris de chair rose, des jardins enchantés de corolles magiques, paradis chimériques et délicieux où la pensée voltige sur l'aile de musiques légères. Angèle Héraud, successivement apparue dans Vassilissa, Fiamina, Vénus à Paris, Deux Tentations, Le Chevalier aux fleurs, la Bulle d'amour, Madame Malbrouck, la Montagne d'aimant, la Fontaine aux Fées, le Tzygane, Cadet Roussel, d'autres encore, aujourd'hui enfin dans les Pantins de Paris, exquise en ces divers avatars a définitivement charmé et conquis Paris. Notre égoïsme ne regrette point que la fine artiste, instruite pour le chant par Taskins, ait dû renoncer à cette carrière aux suites d'un accident: elle ne glanera que lauriers d'or en sa voie présente.
Le corps a une physionomie comme le visage: l'art mimique d'Angèle Héraud, art de délicatesse et de subtilité, nous montre tout ce que peut exprimer celui d'une femme d'esprit.
HENRY DARGÈS.
L'Illustré parisien, Paris, 19 avril 1902, p. 11.
Une autre actrice, Rescali, interprète le rôle de la femme de chambre.
L'argument de La Puce a été reproduit par Georges Montorgueil dans l'ouvrage qu'il consacre aux "déshabillés" :
Épouse fidèle d'un capitaine de vaisseau parti depuis six mois, madame s'ennuie. Le jeune peintre d'en face lui envoie des fleurs et un billet doux. Il lui exprime son amour et lui donne un rendez-vous sous ses fenêtres à trois heures.
D'abord, madame se fâche, puis se moque, puis est prise d'une irrésistible tentation. Elle lutte, mais en vain. Le péché l'attire, même le portrait de son mari ne l'arrête qu'un instant. Palpitante, elle va se rendre aux appels réitérés de l'amour qui s'impatiente, lorsqu'une puce l'attaque cruellement. D'abord, c'est au genou que madame se sent piquée, puis c'est au cou, à l'épaule.
Enfin, la maudite puce déploie tant d'acharnement pour la lutte et tant d'habilité pour la fuite, que la jeune femme se voit obligée de se déshabiller en partie. Lorsqu'elle parvient à saisir son ennemie, il est trop tard. L'amour s'est lassé d'attendre. Madame est toujours vertueuse, mais son mari l'a échappée belle !
MONTORGUEIL, 1896: 56.
Henri Boutet. La Puce (c.1896) MONTORGUEIL, 1896: 60/61. |
"Angèle Héraud" Reutlinger, Nos Jolies Actrices (Le Panorama), Paris, Ludovic Baschet, 1896. |
On peut également lire la totalité de la pantomime dans l'ouvrage de Charles Aubert, Pantomimes modernes. Cette oeuvre est directement inspiré d'un conte écrit par Charles Aubert et qui porte le même titre La Puce publiée, en 1891, dans le recueil Les Nouvelles amoureuses.
La presse va vite se faire l'écho du succès que remporte cette pantomime et L'Écho de Paris, en particulier, consacre un article conséquent à La Puce et à son interprète :
LA PUCE
La Puce, la nouvelle pantomime du Casino de Paris, a été fort bien accueillie. Le sujet était délicat et difficile à traiter en comédie ; à plus forte raison; en pantomime. L’auteur a voulu nous montrer les combats qui se livrent dans l'âme d'une très honnête femme dont le mari est absent depuis six mois, et qui se voit courtisée par un jeune voisin aussi pressant que séduisant. Il y a réussi. Tout est clair, précis, intéressant ; la situation se dégage en un instant; pas un geste équivoque, pas une attitude qui ne soit une pensée, pas un jeu de physionomie qui ne contienne une intention spirituelle ou malicieuse.
La jeune femme qui a interprété ce rôle s’est révélée comme une véritable artiste. Impossible d'exprimer avec plus de vérité, et de charme toutes les phases par lesquelles peut passer une femme attachée à ses devoirs et sur le point de commettre une première faute. Luttes, tentations, révoltes contre soi-même, défaillances, remords anticipés, appréhensions fiévreuses, Mlle Angèle Héraud rend tous ces sentiments divers avec un tact et une délicatesse extrêmes. Louis Canne a composé pour cette œuvre charmante une fort jolie partition.
Mais qui est Mlle Angèle Héraud ? Une de nos élégantes Parisiennes. Ce soir, pour la première fois, elle a affronté le public. Elle a étudié l'art mimique avec M. Charles Aubert qui a composé la Puce exprès pour elle, et M. Ch. Aubert n’a jamais eu d'élève plus assidue ni plus amoureuse de son art. Elle a travaillé trois mois, sous sa direction, avec l'ardeur et la volonté qui font la véritable artiste.
Mlle Angèle Héraud, qui ce soir a débuté dans un rôle muet, a paraît-il, une très belle voix et a étudié le chant avec les meilleurs maîtres. Sans doute, un jour, elle quittera la pantomime pour d’autres succès. En attendant, MM. Bornay et Desprez n'ont pas à regretter d'avoir produit une telle artiste. On ne saurait, d’autre part, leur adresser assez d’éloge pour le soin et le goût qu’ils ont apportés à la mise en scène de la Puce.
L'Écho de Paris, Paris, mardi 4 décembre 1894, p. 3.
Les couturiers se rendent au Casino de Paris afin de chercher leur inspiration :
Les grands couturiers fréquentent assidument le Casino de Paris en ce moment, paraît-il, et la mode va être bientôt à des teintes bleu-ancien, inspirées par les très séduisants dessous de Mlle Angèle Héraud dans la pantomime La puce qui obtient en ce moment un si brillant succès dans l’élégante salle de rue de Clichy.
L'Événement, Paris, 13 décembre 1894, p. 1.
Et, dès le mois de décembre, est annoncée la vente prochaine d'un jouet appelé "la puce" inspiré de la pantomime :
On sait que chaque année, aux environs du 1er janvier, apparaît un jouet à la mode ou une question destinée à faire fureur ; tels le fameux cri-cri, la "question d'Orient", etc. Pour le nouvel An prochain, ce sera paraît-il La Puce, an bibelot inspiré par l'amusante pantomime du Casino de Paris et sa mignonne interprète, Mlle Angèle Héraud. L'ingéniosité du camelot se fait galante cette fois, et personne ne s'en plaindra.
Le Matin, Paris, 15 décembre 1894, p. 3.
Le succès de La Puce va se prolonger jusqu'à la fin du mois de février 1895. Par la suite, Angèle Héraud présente son spectacle en Europe : Hambourg, Berlin, Vienne...
La Puce et le cinématographe (1896-1907)
La Puce (Eugène Pirou, 1896)
Le succès des "déshabillés" sur les planches va inspirer le cinématographe dès ses origines. Le photographe Pirou est l'un des premiers à reprendre ces pantomimes en tournant des vues légères. Au nombre de ces vues, il y aurait eu une bande portant le titre La Puce. Les historiens du cinématogaphe (Coissac, Ducom, Sadoul...) n'évoquent pas cette vue animée. On trouve une mention dans l'ouvrage de Jacques Deslandes, Le Boulevard du cinéma à l'époque de Georges Méliès (Le Cerf, 1963, p. 106) où "La Puce" figure dans les titres de la filmographie Pirou. Il n'est pas au nombre des paper-print conservés à la Bibliothèque Nationale de France et consultables sur Gallica. On ne trouve pas davantage de traces dans les programmations de Paris et de Nice où sont projetés, avec certitude, des films Pirou en 1896 et 1897. S'il n'existe pas de trace connue de ce titre, Eugène Pirou, et son collaborateur Henri Joly, sont bien des spécialistes de ces scènes frivoles comme l'indique un courrier adressé en août 1896, au pionnier Gaston Prinsac :
On peut également s'adresser directement à la maison PIROU pour les bandes de rechange ou supplémentaires. Tous les jours les plus jolies femmes, les plus jolies actrices posent devant nos appareils, et nos scènes ne sont pas à comparer avec ce qui s'est fait jusqu'ici.
Henri Joly, Lettre à Gaston Prinsac, Vincennes, 11 août 1896.
Si Eugène Pirou a produit plusieurs vues de ce type, les autres éditeurs ne sont pas en reste.
La Puce (Georges Méliès, 1896-1897)
L'un des premiers à tourner une autre version de La Puce est le magicien Georges Méliès, même si la vue en question ne figure dans aucun des catalogues connus à ce jour. La vue, en tant que telle, n'a pas été retrouvée, mais l'on connaît un flipbook (folioscope) de l'éditeur Léon Beaulieu qui reprend l'argument de La Puce. Selon les collections, il porte également les titres suivants : Le Coucher, Madame cherche ses puces (collection F. Binétruy).
Deux observations permettent de retrouver la trace de Méliès dans ces images animées. D'une part, la figure de l'interprète pourrait rappeler (silhouette, coiffure, visage visible sur le photogramme 35) celle de la compagne de Méliès, Jehanne d’Alcy. D'autre part, et de façon plus déterminante, les motifs particuliers de la couverture sont identiques à ceux que l'on retrouve dans d'autres productions de la Star Films. Le magicien de Montreuil dispose d'un stock d'accessoires qu'il a l'habitude de réutiliser dans d'autres vues animées. C'est ainsi le cas pour la couverture que l'on retrouve également dans Le Cauchemar(nº 82, fin 1896) et L’Auberge ensorcelée (nº 122/123, 1897).
Le Cauchemar (nº 82, fin 1896) | L’Auberge ensorcelée (nº 122/123, 1897) |
La Puce (Pathé, 1900)
Dans le catalogue de mars 1900 de la maison Pathé, on trouve une première Puce dont on donne le résumé suivant :
Une jeune et jolie personne en déshabillé cherchant un puce. Jeu de physionomie et poses tout à fait suggestives.
Si la vue n'a pas été retrouvée, La Puce a bien été diffusée à l'époque de façon significative comme le prouve le programme d'une soirée donnée au Politeama de Reggio d'Émilie, le 25 octobre 1901. Cette "Serata Nera" réservé aux hommes adultes est composée, exclusivement, d'une série de films grivois de la maison Pathé où figure La Puce ("La Pulce") avec le même résumé traduit en italien.
Politeama Ariosto, Serata Nera, Reggio d'Émilie, 25 octobre 1901
© Biblioteca Panizzi e Decentrate
La Puce (Pathé, 1904) (Pathé, 1904)
La deuxième version Pathé de La Puce date de 1904. Elle est référencée dans les catalogues britannique de mars-avril 1903 et espagnol d'octobre 1904. On retrouve, dans les deux cas, le même résumé dans les deux langues respectives :
The Flea
Scene played by Willy of the Olympia.
PAT 1903-03-an
et
La pulga
Escenas ejecutadas por Willy del Olympia.
PAT 1904-10-es
Les deux résumés précisent que l'actrice est la célèbre Louise Willy que a déjà été l'inteprète de vues grivoises dont le fameux Coucher de la mariée, au moins, dans quatre versions. On retrouve d'ailleurs le même accessoire : une statuette.
Le Coucher de la mariée | Le Coucher de la parisienne | La Puce |
La Puce (Pathé, 1907)
En 1907, la maison Pathé tourne une nouvelle version de La Puce qui utilise le même décor et même quelques accessoires (le guéridon, le fauteuil) que Le Coucher de la mariée de la même année. On peut même ajouter que l'on retrouve, très certainement, la même actrice.
Sources
AUBERT Charles, Les nouvelles amoureuses, Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1891, 346 p.
AUBERT Charles, "La Puce" dans Pantomimes modernes, Paris, 1897, p. 4-14.
AUBERT Charles, L'art mimique, Paris, E. Meuriot Editeur, 1901, 250 p.
LECOINTE Thierry et alii, Des fragments de filims Méliès disparus ressuscités par des flip books (1896-1901), John Libbey Publishing Ltd., 2020, 272 p.
MONTORGUEIL Georges, Les Déshabillés au théâtre, Paris, H. Floury Editeur, 1896, 122 p.