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Je vais dévoiler quelques-uns de ces trucs, malgré la promesse que j'avais faite de conserver le secret à celui qui me les a montrés. Qu'il veuille bien me pardonner, mais il est entendu qu'il ne peut y avoir de secret pour le journalisme et encore moins pour les Pépémistes. En cinématographie, les trucs employés pour produire les illusions déroutent souvent l'esprit le plus sagace et le plus prévenu. Telle cette scène de l'homme-mouche que chacun a pu voir. La scène représente un salon composé d'un plancher, un mur de fond, un plafond. Un monsieur s'avance, fait les salutations au public, commence quelques cabrioles sur le plancher, sauts périlleux, marche sur les mains… Jusque-là, rien d'étonnant, - un clown de huit ans en ferait tout autant, - mais, bientôt, l'intérêt commence ; voici que, tout à coup, notre personnage, las sans doute de manœuvrer sur le plancher, comme tout le monde, se met à marcher sur le mur (telle une mouche) ; se maintenant ainsi horizontalement. Il continue ses sauts et ses acrobaties, sans qu'il paraisse exister pour lui la moindre gêne et le moindre souci de l'équilibre. Il tourne autour des cadres, les contemple la tête en bas, fait des sauts, se relève, fait un saut périlleux, et l'on croit qu'après une gymnastique si peu ordinaire, il va redescendre sur le plancher des… bœufs, pour reprendre sa stabilité si compromise ? Erreur grave de la part du public ; il continue sa marche… sur le plafond tout simplement, les mains dans les poches, comme vous et moi pendant notre promenade de digestion. Après quelques sauts, toujours plus émouvants les uns que les autres, il se retrouve sur le plancher du salon ; alors avec son plus gracieux sourire, il fait ses trois saluts aux spectateurs et se retire. Comme fantastique, vous avouerez avec moi que ce n'est pas ordinaire. Vous vous doutez bien qu'il y a un truc. Ne cherchez pas, vous ne trouveriez pas, et lorsque je vous l'aurai indiqué, vous conviendrez qu'il n'est pas mal trouvé. Je vous disais que la scène était composée d'un plancher, d'un mur de fond et d'un plafond. Lorsque l'homme-mouche quitte le plancher et se précipite sur le mur, le cinématographe s'arrête et MM. les machinistes couchent sur le sol la toile représentant le mur de fond avec ses tableaux, pendant qu'ils placent, comme fond, un décor représentant le plafond qui se trouve ainsi posé perpendiculairement. Un deuxième cinématographe, installé au sommet de la scène, déroule ses films et prend les attitudes de l'acteur, qui marche naturellement sur le mur posé sur le sol. Quand il s'élance au plafond, nouveau changement. Les machinistes posent le décor du plafond sur le sol et remettent le fond du salon en place, mais la tête en bas, et le premier cinématographe, qui était face à la scène, reprend le dévidage de sa bande, pendant que l'homme-mouche marche comme vous et moi, la tête vers le ciel. Enfin, pour les trois saluts au public, on remet les décors comme au commencement de la scène.
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D'après ce qui précède, nos lecteurs auront compris comment se reconstituait la bande entière. Celle de la première scène est soudée à la bande de la deuxième, à l’endroit précis où l’homme-mouche quitte le sol pour le mur ; la deuxième bande à la troisième, à l’endroit où l’homme se meut sur le plafond, et enfin, la troisième bande est reliée à la dernière pour les trois saluts. Lorsque tous ces films, réunis en une seule bande, dérouleront les vues successives sur l'écran où les images sont projetées, les scènes se suivront sans interruption et, pour le public, ne feront qu’un tout, sans qu'il y ait, pour lui, la moindre perception d'arrêt ou de raccord.Tous ces changements ne sont pas visibles pour le spectateur, parce que chaque image cinématographique ne restant devant l'œil qu'un dixième de seconde, les raccords sont invisibles ; mais, pour l’opérateur, ils ont souvent demandé plusieurs heures de préparation, car tel raccord, malgré les points de repère que l’on aura pris, n 'aura pas été exactement fait, et la scène entière devra être recommencée souvent plusieurs fois ; il suffit, en effet, de peu de chose : une modification dans l'éclairage par le passage d'un nuage, un point de repère mal observé, ou un déroulement trop rapide ou trop lent du film, etc.C’est là que l’application du proverbe : « Patience et longueur de temps… » est de toute nécessité. "Chronique Photo Pêle-Mêle", Photo pêle-Mêle, 1re année, nº 9, Paris, 29 août 1903, p. 66.
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