- Détails
- Création : 24 mars 2015
- Mis à jour : 15 janvier 2023
- Publication : 24 mars 2015
- Affichages : 1775
Isolatographe
L'isolatographe : étude
L'isolatographe
Jean-Claude SEGUIN
Les Frères Isola exploitent pendant quelques semaines (avril-juin 1896), à Paris, un appareil pour projecter des photographies animées
La Photographie vivante (avril-juin 1896)
Les Frères Isola, dès le 1er avril 1896, vont exploiter un appareil de projection de vues animées dans leur théâtre, installé au 39 rue des Capucines (Paris) :
La merveilleuse découverte de la photographie vivante, grandeur naturelle et en couleurs, sera visible au théâtre Isola à partir de demain, tous les jours de deux heures à six heures. Vu la vogue des attractions des frères Isola, cette exhibition n'aura lieu qu'en matinée.
La Libre parole, Paris, 31 mars 1896, p. 4.
La presse, du reste assez discrète, ne parle que de "la photographie vivante" sans jamais désigner le type de projecteur utilisé. Les séances vont se prolonger au moins jusqu'au 10 juin 1896 :
Au théâtre Isola, gros succès pour les Poupées Américaines et la Photographie vivante, qui complètent un programme des plus attrayants. C'est un des plus agréables spectacles d'été.
Le Journal, Paris 10 juin 1896, p. 4.
Au-delà de cette date, la presse reste silencieuse.
Les frères Isola, qui n'ont déposé aucun brevet, ni aucune marque, exploitent un appareil dont ils ont dû faire l'acquisition à une époque où il n'existe pas encore beaucoup de projecteurs disponibles sur le marché. Selon le journaliste scientifique, Henri de Parville, il s'agirait du kinétographe De Bedts :
C'est une vogue ; depuis tantôt trois mois, c'est à qui ira voir les tableaux animés du cinématographe. L'appareil a pénétré aussi dans les salons. Et quand sur l'invitation, la banale mention : " On dansera " était remplacée par les mots : "A onze heures, cinématographe", on était bien certain d'avoir foule. Encore aujourd'hui, il faudra agrandir le rez-de-chaussée du boulevard de la Madeleine pour satisfaire les curieux. Aussi bien la concurrence va venir et déjà on voit un autre système, le système de Bedtz, fonctionner en face chez les frères Isola.[...]
Henri de Parville, Les Annales politiques et littéraires, Paris, 26 avril 1896, p. 269.
En ce qui concerne les vues animées, ils semblent s'être fourni, entre autres, chez Pathé :
À cette époque, ils firent la connaissance des frères Pathé qui leur vendirent des films, dont un colorié avec Loïe Fuller comme vedette ; ils songèrent même un moment à s'associer avec eux, et quand Pathé les rencontre, il n'oublie pas de le leur rappeler en leur disant :
" Vous avez manqué votre fortune ce jour-là. "
Andrieu, 1943, 54.
La commercialisation d'un appareil de projection (avril 1896-[avril] 1897)
Alors qu'il n'existe aucune trace d'un appareil fabriqué par les frères Isola, ils ont en revanche commercialisé un projecteur cinématographique dès 1896. L'un de leurs premiers clients est César François Josz
Théâtre Isola Paris, le 22 avril 1896 Monsieur C. F. Josz Comme suite à nos pourparlers, jusqu'à ce jour, nous vous cédons un appareil de projections animées au prix net de 15.000 francs. |
|
Théâtre Isola, Monsieur C. F. Josz, Paris, 22 avril 1896 |
Guillaume-Michel Coissac indique aussi que l'un de leurs clients n'est autre qu'Oskar Messter, le cinématographiste et inventeur allemand. Ce dernier pour organiser ses premières projections à Berlin a fait l'acquisition d'un projecteur :
De son côté, le vétéran des cinégraphistes d’Allemagne, M. Oskar Messter dont on voulut faire un inventeur après coup, a étalé toute la vérité dans une très intéressante conférence à la Société allemande de Technique cinématographique. Non, Messter ne se pose pas en inventeur, ni même en génial « perfecteur », et pourtant il a fait beaucoup plus que certains revendiquant aujourd’hui d’avoir précédé d’un point... inconnu, Marey et Lumière ! Fabricant avec son père des instruments de médecine et spécialisé dans les appareils « Rœntgen » il avoue qu’il ignorait tout de Friese-Green, des frères Skaladanowski, de Demeny, voire d'Anschutz, en 1896. L’événement universel que fut la présentation de M. Lumière, à Paris, l’intrigua. Il voulut, dit-il, connaître le merveilleux instrument, mais ne put l’acquérir. Il s’ingénia donc de résoudre le problème avec les bandes d’Edison et bâtit un appareil dont il n’eut guère satisfaction. Il se procura peu après un « Isolatograph », instrument d’origine française, qu’il examina, modifia, dont il se servit sans arriver à satisfaisante solution. Il put enfin examiner un appareil Lumière, le seul d’ailleurs reconnu à cette époque comme capable de faire du cinématographe, c’est- à-dire de projeter des films sur un écran pour un public — car toute la question est dans ce résultat. Messter adapta une croix de Malte à 7 branches, puis à 5, dont il munit, le 2 juin 1896, le premier appareil de fabrication allemande pour projections animées.
Une fois muni d’un appareil, Oskar Messter songe à tourner des films ; non sans difficultés il y parvient. Il crée, à cet effet, le premier laboratoire et le premier studio d’outre-Rhin. Son premier film avait pour titre Bismarck et son chien ; il obtint un immense succès. Avec le Pr Schaffer, l’infatigable chercheur innove la microcinématographie ; il aborde le film astronomique avec le Pr Archenholdt, établit une série de documentaires et de films d’enseignement, idée méritoire pour cette époque. En un mot, on peut dire que M. Oskar Messter est bien le grand artisan du cinéma en Allemagne, ayant depuis 1896 consacré toute son application aux appareils, aux films et à l’industrie cinématographique, dont il est vraiment le fondateur en Allemagne. Son nom doit avoir place d’honneur, d’autant plus, répétons-le, que ce travailleur de grand mérite, ce « trouveur » de notoriété, ne prétend pas avoir inventé ce qui était. Grâce à lui, le cinématographe, en Allemagne, est entré avec un beau chapitre dans l’histoire. On ne doit pas oublier, chez nos voisins, qu’avec le Biorama de Messter, furent projetés les premiers films allemands, Unter den Linden et ensuite à l’Apollo-Variété de Berlin.
COISSAC G.-M., "Le Cinéma. Hier-Aujourd'hui-Demain", La Revue française de photographie et de cinématographie, nº 238, 1er août 1929, p. 351.
Il se trouve qu'Oskar Messter a légué des appareils cinématographiques au Deutsches Museum de Munich dont le curieux "isolatographe". Plusieurs études - dont celle de Laurent Mannoni - ont permis de mettre en évidence que le projecteur du cinématographiste allemand présente un très grande similitude avec un autre appareil conservé dans les collections de la Cinémathèque française et qui a appartenu à Georges Méliès.
Oskar Messter. Projecteur. (1896) Source: Deutsches Museum de Munich |
Georges Méliès. Projecteur (1896) Source: Cinémathèque française |
La ressemblance est frappante et le modèle d'appareil existe déjà dès le 25 avril 1896 puisque Oskar Messter a effectivement commencé ses projections à Berlin. Dans le journal Berliner Tageblatt, nº 218 du 30 avril 1896, un bref article évoque l'inventeur français Louis Henri Charles.
Berliner Tageblatt, nº 218, Berlin, 30 avril 1896, p. 9-10.
Il a en effet déposé un brevet quelques jours plus tôt, ce qui laisse à penser que la construction de l'appareil précède, dans ce cas, la démarche officielle. Les frères Isola vont, selon toute vraisemblance, passer un accord avec Louis Charles afin d'assurer la commercialisation de l'appareil inventé par ce dernier. Parmi leurs clients, il y a également Georges Méliès. Au cours de l'année 1896, les frères Isola vont commencer à vendre le projecteur Charles dans d'autres pays européens :
Les Isola firent ce que l'on pourrait appeler " une publicité monstre ", toutes proportions gardées. De petites voitures circulaient dans les rues de Paris, annonçant sur de grands panneaux, la présentation de " films en couleurs " au Théâtre Isola.
La fabrication de leur premier appareil ayant réussi, malgré quelques imperfections techniques, tel un petit sautillement des images, ils décidèrent d'en fabriquer un certain nombre pour les vendre à des amateurs. Le prix était de dix mille francs et ils eurent des clients, non seulement en France, mais à Berlin, Vienne, Bruxelles, etc.
Un an après cependant, ils abandonnaient cette branche de leur activité car, fait assez curieux, le cinéma qui avait engendré à sa parution le plus grand enthousiasme, périclitait et subit pendant quelque temps une éclipse.
ANDRIEU, 1943, 54.
Au bout d'un an, les frères Isola mettent un terme à cette branche de leur activité.
"Isolatographe"
Le terme "isolatographe" ne semble avoir eu une réelle existence que bien plus tard. La presse de l'époque ne semble pas avoir utilisé le terme, ce qui n'exclut pas, bien sûr, qu'il ait été diffusé grâce aux voitures publicitaires des frères Isola. On trouve le nom "isolatographe", en 1929, sous la plume de Guillaume-Michel Coissac (voir supra), mais également dans l'article de Lhoste :
- [...] en 1895, Louis Lumière, en face de notre théâtre, présentait devant une grande foule le premier cinéma...
Pour éviter cette concurrence, nous avons inventé aussi un appareil de cinéma: l'Isolatographe que nous avons fait breveter.
- Malheureusement, il était moins perfectionné que celui de Lumière...
LHOSTE, 1943, p. 2.
Dans les mémoires revues par Pierre Andrieu, on a un complément d'information :
D'autre part, les débuts de Lumière leur avaient ouvert des horizons insoupçonnés. Bientôt, ils inventaient eux aussi un appareil de projection baptisé " Isolatographe ", breveté quatre ou cinq mois après la découverte de Lumière.
Andrieu, 1943, 53-54.
En réalité, ils n'ont inventé que le nom, comme le fera plus tard Leopoldo Fregoli avec son fregoligraph ou Cesare Watry avec son watrygraph.
Sources
ANDRIEU Pierre (recueillis par), Souvenirs des Frères Isola, cinquante ans de vie parisienne, Paris, Flammarion, 1943, 238 p.
COISSAC, Guillaume-Michel, "Le Cinéma. Hier-Aujourd'hui-Demain", La Revue Française de Photographie et de Cinématographie, 1927-1930, nº 206, 208, 210, 212, 221, 228, 229, 234, 235, 236, 237, 238, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 246 et 247.
GOERGEN JeanPaul, "Der Kinematographe. Unter den Linden 21", KINtop nº 6, octobre 1997, p. 143-165.
LHOSTE Pierre, "Cinquante ans de vie parisienne ou un quart d'heure avec les frères Isola", Paris-midi, Paris, 6 mai 1943, p. 2.
MANNONI Laurent, "Méliès contrefacteur ?", 1895, nº 22, 1997, pp. 16-32.
ROSSELL Deac, "Beyond Messter: Aspects of Early Cinema in Berlin, KINtop nº 6, octobre 1997, p. 167-184.