À LA SOCIÉTÉ D'HISTOIRE
La conférence d’hier soir a été un gros succès et nous voudrions bien prier la Société de Géographie de nous en faire entendre la suite, car il y a une suite.
Le R. P. Chevalier et son compagnon, jésuites, connaissent merveilleusement l’Orient biblique ; ils en parlent les langues et en ont vécu les mœurs. Artistes, ils ont fixé sur la plaque sensible ou les films du cinématographe des scènes caractéristiques et que nul. autre qu’eux n’eût choisies avec plus de connaissance du sujet. Hier, ils nous ont parlé du Caire et montré le Caire, le vrai et non pas seulement celui des touristes ; mais nous ne cachons pas le désir que nous avons de voir leur reconstitution des scènes bibliques dans ce pays immuable où fut le berceau de la foi chrétienne et qui ont enthousiasmé déjà plusieurs auditoires. Donc, à l’automne prochain, nous l'espérons !
Hier soir, le R. P. Chevalier nous a d’abord montré, se côtoyant dans les rues du Caire, dans les institutions, les usages, les costumes, la civilisation et la barbarie. C’est ainsi qu’à la descente du train s'offre à nos yeux le spectacle des longues files de chameaux pesamment chargés et attachés à l’antique mode " tête à queue ", croisant les tramways électriques où se presse une foule de voyageurs vêtus les uns de la longue robe des Égyptiens, du temps des Pharaons, ou de l'habit à l'Européenne coupé sur les patrons des meilleurs faiseurs anglais ou allemands.
Les tramways ne sont pas les seuls véhicules empruntés par l'Orient à notre civilisation. C'est ainsi qu'à côté des chars populaires attelés d'un cheval et où s'entassent jusqu'à quarante-cinq personnes, des ânes qui sont restés la monture très en vogue dans le peuple, on voit sur les places de véritables dépôts de fiacres. Mais le contraste apparaît tout particulièrement dans une projection où le conférencier nous montre, dans le sable du désert, au pied des pyramides, une dame conduisant une automobile.
Continuant le rapprochement entre les deux civilisations, le R.P. Chevalier fait défiler sur l'écran, d'un côté, les porteurs d'eau, chargés de l'outre en peau de bouc, les femmes allant remplir, dans le Nil, les jarres qu'elles emportent sur leur tête, avec autant d'adresse que d'élégance ; de l'autre, les tonneaux d'arrosage de la ville portant leur numéro d'ordre, comme ceux de nos grandes villes européennes.
Mais il est une institution égyptienne qui reflète plus que tout autre la civilisation occidentale : c'est l'armée ; il est bon de noter qu’elle a été créée par des instructeurs français et anglais. Quoi d’étonnant, après cela, que nous assistions à des défilés impeccables d'infanterie ou de cavalerie, musique en tête ; à des tournois militaires qui se déroulent devant le public le plus sélect.
Il reste pourtant un vestige de l’ancienne. armée égyptienne : c'est le corps des douaniers, soldats du désert, vêtus d’uniformes européens, sans doute, mais montés sur des chameaux, vivant de la vie du désert où, sous la conduite du guide arabe, ils font la chasse aux contrebandiers importateurs du haschich.
Avec les usages religieux, nous abandonnons la civilisation moderne, Le R P. Chevalier a pu obtenir le rare privilège de visiter les mosquées et d’y prendre des vues cinématographiques. Ce sont assurément les premiers documents de ce genre qui soient exposés à un public. Ils en sont d’autant plus intéressants.
C’est ainsi qu’après nous avoir donné les plus instructives considérations générales sur la mosquée, sa construction, ses dispositions intérieures, le conférencier nous fait assister aux exercices religieux des fidèles de Mahomet, à leurs ablutions, à leurs prières accompagnées de danses, de gestes, , de balancements du corps dont la raison ne nous apparaît pas bien clairement mais qui, paraît-il, sont une garantie contre les distractions de l’esprit.
Et ces pratiques, nous les retrouvons à l’université qui, à vrai dire, n’est qu’une institution secondaire de la mosquée. Là, sous la direction de vieux professeurs, des milliers de jeunes gens passent, la journée, accroupis sur le sol, à balancer leur buste de l’arrière à l’avant et de l’avant à l’arrière en répétant les versets du Coran qu’ils doivent apprendre : il paraît .que le Coran entre ainsi beaucoup plus facilement dans leur mémoire ; du moins ils le croient.
Mais deux choses, dans la mosquée, évoquent particulièrement à l'esprit des occidentaux l’idée de la vie mystique orientale : le minaret et le chant du muezzin.
Le minaret, c’est cette tour élancée qui s’élève au-dessus de la mosquée et d’où le muezzin entonne son chant, religieux, ce chant célébré par tant d’écrivains, de poètes, et dont tous les voyageurs conservent le plus vif souvenir. Or, nous eûmes, hier soir, la bonne fortune d'entendre ce chant fameux du muezzin, cependant que sur l’écran lumineux défilaient les types les plus curieux ou les plus gracieux de minarets.
Le P: Chevalier, à une jolie voix ; c’est de plus, un admirateur sincère de la musique arabe à laquelle il trouve de grandes beautés, beautés qu’il sait apprécier puisqu’il est — nous allons le faire rougir en dévoilant ses goûts profanes- un compositeur non sans talent.
Après donc s’être un peu, excusé. il nous a chanté ces poétiques modulations par lesquelles le muezzin, cinq fois par jour, du minaret de la mosquée, appelle les croyants à la prière : La illah îla Âllh Mahommed résoul Allah, etc. C'était d’un charme exquis.
Continuant l’étude de la vie publique des Égyptiens, le conférencier nous convie à nous joindre à un cortège funèbre.
Voici d'abord les chameaux portant des caisses de provisions qui, sur la tombe du défunt, seront distribuées au pauvres ; puis les pleureuses, les chanteurs, les derviches ; la vache qu'on sacrifiera sur la tombe, puis la police, si le mort avait une situation officielle ; puis le défunt porté dans une bière non fermée, recouverte seulement d'une étoffe et avec, à l'avant une planche verticale surmontée de la coiffure de celui dont elle renferme la dépouille, ceci pour indiquer son rang ou sa qualité.
Nous suivons le cortège jusqu'au cimetière. Celui-ci s'étend autour de la ville. Les tombeaux se composent de deux parties : un caveau et un monument de pierre qui porte deux colonnes : une au pied, l'autre à la tête, celle-ci portant encore une reproduction de la coiffure du mort pour marquer sa qualité.
Les cimetières sont généralement délaissés. Cependant, à certaines époques, il y règne une animation extraordinaire : le peuple y vient en masse prier pour ses morts. Mais comme il y vient pour y passer parfois plusieurs jours, les cimetières se garnissent de tentes, d’échoppes, de boutiques, de restaurants. En outre, les rues de la ville ne permettant pas, en raison de leur peu de largeur, les rassemblements de foule, c'est dans les cimetières que se font les réjouissances publiques, que s’installent balançoires, chevaux de bois, grandes roues, le tout primitif et bâti à la grosse ; représentations simiesques, danses, etc.
L’Égyptien n’est pas difficile et s’amuse à peu de frais, se nourrissant, pendant les fêtes, de fèves crues ou cuites à l’eau et buvant l’eau tiède du Nil que lui verse le porteur de son outre en peau de bouc.
Voici maintenant une autre des grandes scènes de la vie orientale ; c’est la procession de la fiancée. Elle se fait avec une profusion de décors extraordinaires, avec une pompe majestueuse dans le cortège où sa pressent, coureurs, musiciens, faiseurs de tours de passe-passe, danseurs derrière lesquels vient la fiancée portée sur un char de caractère extrêmement antique, à moins que, délaissant les vieux usages, elle ne se fasse conduire dans le moderne et prosaïque fiacre.
Le conférencier nous fait ensuite assister au moyen de vues cinématographiques à la vie des Égyptiennes, à leurs occupations habituelles, à leurs coutumes. En passant, nous nous arrêtons fort amusés à considérer un barbier occupé à. raser ta tête d’un croyant.
Puis le conférencier nous transportant, dans le jardin de la mission française, évoque devant nous les troublants mystères de l'incarnation et les pratiques des charmeurs de serpents. C’est ainsi que nous voyons un de ces charmeurs, à la demande du Père, découvrir un serpent dans un buisson, prononcer avec force gestes la formule d’incantation, amener la bête à lui, et la prendre à la main, puis tirant d'un sac un cobra, ce terrible reptile qui fait tant de victimes en Orient, faire battre les deux bêtes tenant l'une dans ses dents, l’autre dans sa main, mais toutes deux par le bout extrême de la queue, seule façon de les rendre impuissantes ou tout au moins de leur ôter en partie la liberté de mouvement.
Comment expliquer ces pouvoirs et ces pratiques des charmeurs de serpents ?
Le R.P. Chevalier l'a essayé, et voici l'explication qu'il nous en donne, basée sur des expériences personnelles.
Tout d'abord, comment le charmeur, le vrai charmeur - car le plus grand nombre de ceux qui se donnent ce titre ne sont que des farceurs qui opèrent sur des bêtes dont on a arrache les crocs - comment le charmeur trouve-t-il les serpents ? Par l'odorat, tout simplement. Comment les attire-t-il ? Probablement à la façon des chasseurs de vipères français qui frottent leurs chaussures avec le corps écrasé d’une autre vipère.
Quant à invocation, à la formule d’incantation, il est évident que c’est de la farce. Enfin, comment le charmeur prend-il le serpent ? Là, c’est une simple question d’habileté. Il s’agit de saisir la bête et de la maintenir par le bout tout à fait extrême de la queue. Le R. P. Chevalier en a fait l'essai et a pu ainsi prendre lui aussi un serpent sans aucun inconvénient.
Mais il se fait tard. Le R. P. Chevalier termine donc en disant combien lui et ses confrères ont été flattés de l’appel que leur a fait la Société de Géographie de Saint-Quentin et de l'assistance nombreuse et sympathique qui est venue entendre la conférence.
M. Em. Lemairre, au nom de la Société remercie le conférencier et ses collègues de la façon intéressante dont ils nous ont révélé avec des documents très judicieusement choisis, cet Orient encore si mal connu, mais dont ils viennent de nous montrer avec la compétence de gens qui l'ont vu de tout près, qui y ont vécu et ont pu l'étudier à fond. M. Em.Lemaire exprime l'espoir qu'il nous sera donné d'entendre à nouveau l'éloquent et intéressant conférencier.
Et la séance est levée au milieu des applaudissements.
Journal de Saint-Quentin et de l'Aisne, Saint-Quentin, 22 janvier 1905, p. 5.