Pèlerinage en Palestine
Sous la conduite de deux missionnaires connaissant la région à merveille pour en avoir fouillé tous les secrets, pour en avoir pénétré toute l’âme, deux missionnaires qui sont par surcroît deux artistes et deux poètes épris et fervents, faire le pèlerinage de la Palestine, visiter Bethléem, Nazareth, Héliopolis, tous ces coins d’Orient, qui furent marqués pour les destinées du monde, toutes ces contrées qui portent encore l’ineffaçable empreinte de Jésus, tous ces lieux-saints fascinants, où flotte partout encore le Grand Souvenir du Magicien des célestes revoirs, du Prince des pardons infinis, c’était, avouez-le, la plus attirante séduction qui se puisse offrir, séduction qui s’avivait, par ailleurs, de la joie toujours neuve et réconfortante à contribuer à une œuvre de bienfaisance sociale. Le prix de cette excursion en Terre Sainte n’était autre, en effet, qu’une légère obole au profit de l’œuvre des Jardins ouvriers dont on connaît, à Saint-Étienne, le but méritoire et dont la florissante prospérité est due, comme on sait, à l’inlassable ardeur du P. Volpette.
MM. Chevallier et Mulsant, missionnaires jésuites, de retour des pays de l’enfance du Christ, avec de riches collections de clichés dus à leurs propres objectifs, et dont l’impressionnante fidélité égale la finesse artistique, se sont faits, la semaine dernière, les impressarii de ce spectacle qui avait été déjà si goûté en décembre.
Tout à coup, le grand noir dans la salle des fêtes du collège Saint-Michel et, tout au fond, là-bas, un rond intensément lumineux où s’irradie une éblouissante projection : l’écran, où, tantôt en projections fixes, tantôt en vues cinématographiées, l'attirante et hantante Palestine va défiler…
« Bethléem !... Oh ! Bethléem ! s’écria Pierre Loti le jour où, d’un sommet lointain, la petite ville lui apparut, indécise de teinte et de contours comme une ville de rêve avec ses cubes de pierre rosée, ses minarets de mosquées et ses clochers d’églises, il y a encore une telle magie autour de ce nom, que nos yeux se voilent... je retiens mon cheval pour rester en arrière, parce que voici que je pleure en contemplant l’apparition soudaine ; regardée du fond de notre ravin d’ombre, elle est, sur ces montagnes aux apparences de nuages, attirante là-haut comme une suprême patrie..
Et, tout-à-coup, la vision apparaît, là sur l’écran, vivante, impressionnante, et l'exclamation de Loti me sonne dans ta tête, et les mêmes larmes que les siennes me montent aux yeux. Vivante et impressionnante, car ce ne sont pas seulement les mêmes grandes lignes des horizons, demeurées immuablement les mêmes qu’au temps de Jésus ; car ce n’est pas seulement la même campagne paisible, mélancolique, d’oliviers et de pierres, de pierres surtout dont les pâles nuances semblent vaporeuses dès la tombée du jour ; car ce ne sont pas seulement les mêmes maisons carrées et sans toitures, dénonçant, à elles seules, toute la Judée ; car ce n’est pas seulement la même plaine de Booz où glane encore quelque Ruth attardée : car ce ne sont pas seulement les mêmes caravanes ondulantes de chameaux qui, par les routes poudreuses de Judée, portèrent les rois des lointains Orients à la crèche du Nazaréen ; car ce ne sont pas seulement les mêmes défilés bibliques des patres en longues robes flottantes et des trou peaux aux sonnailles mystiques qui accoururent à l’étable en la nuit de la Nativité ; ce n’est pas seulement tout cela qui se réveille et revit... le mystère est infiniment plus saisissant encore, la vision plus miraculeusement troublante.
C’est Joseph de Nazareth lui-même, c’est la Vierge Marie en personne qui surgissent soudain, accablés par la fatigue de la route, pauvres voyageurs sans abri, rebutés de porte en porte, et venant misérablement échouer dans étable, moitié grotte, moitié hangard, où se réfugiaient les pèlerins sans asile ; c’est Jésus lui-même, sur sa mauvaise litière de paille, souriant déjà aux bergers venus de loin, à la foule accourue, à son peuple ravi de saisissement, au Monde qui l’attend. Sa bonne mère est là, toute jeune femme aux traits purs, coiffée du hennin et du voile aux longs plis blancs, en extase devant son divin fils, dans l’attitude calme et jolie des madones…
C’est tout cela, je vous dis, tout cela.
Bethléem ! Bethléem ! Ce nom chante à présent, chante partout en nous-mêmes, au fond de nos âmes, et, dans la pénombre, les âges semblent tout-à-coup remonter silencieusement leur cours, en nous entraînant avec eux....
Puis, c’est une course éperdue de la petite caravane vers l’Égypte, fuyant le courroux d’Hérode, le long des rives enchantées du Nil, où s’arrêtent, étonnés, les crocodiles et les goumaris, dont les gros yeux mauvais se font soudain, bons et doux au passage de leur Créateur; et, c’est le lent cheminement à travers les sables brûlants, où des méharis épuisés dorment le mufle contre le sol ;. et, c’est le bienfaisant repos des haltes du soir, après la longue étape du jour, autour de la noria fraîche qui grince en tournant ; et, c’est enfin l’arrivée à Héliopolis, la vieille, vieille Héliopolis, où semble dormir dans la poussière des millénaires, enfouie sous les ruines, l’âme des Cbéops, des Ramsès et des Psammétik, l’âme aussi des Bérénice, et des Cléopâtre, toute l’âme de l’Égypte antique et florissante des Thêbes et dos Memphis.
Puis, c’est Nazareth, la douce et paisible Nazareth, avec ses petites rues tranquilles, toutes flambantes de soleil et ses places lumineuses où chantent des fontaines ; c’est la modeste paternelle où Jésus s’élève et grandit entre sa bonne sainte maman et son père laborieux. Le voici dans l’intérieur de l’atelier, soutenant une charrue que son père boulonne ; le voilà maintenant parmi un groupe d’enfants, espiègle comme eux, en train de s’amuser aux jeux indigènes les plus en vogue : c’est tantôt le simulacre d’un enterrement, cortège de gamins contrits, portant en terre, au milieu d’un concert de lamentations, un de leurs camarades que les secousses du brancard font tordre de rire ; tantôt le modelage de menus objets ou de petits oiseaux avec de la terre molle du pays, la distraction favorite de la jeunesse de l’endroit. Et c’est dans un de ces jeux qu’un jour se révéla déjà la puissance miraculeuse de Jésus : le jeune bambin venait de modeler une colombe ; de son souffle divin il l’anima, lui donna la vie, et la colombe prit soudain son vol, et on la vit qui montait droit, droit dans le ciel.
Voilà le pèlerinage inoubliable, un pèlerinage à tenter l’âme d’un poète plus encore que celle d’un croyant, que nous fîmes l’autre jour, en compagnie du P. Chevallier ; il m’en reste encore dans les yeux comme une ineffable vision de mirage. Ch.
Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire, Saint-Étienne, 3 avril 1905, p. 2.