|
CINÉMATOGRAPHE Comment on reconstitue, pour le cinématographe, les scènes d'actualité-L'assassinat du duc Serge de Russie mimé par des figurants Peuple on te trompe ! On vous trompe, vous qui, tout frissonnants d’horreur et de curiosité, regardez sur la toile lumineuse d’un cinématographe vivre et mourir les acteurs des grands drames modernes. Il n'y a là que mensonge et artifice. J’en ai eu hier la preuve. J’ai vu tuer le grand-duc Serge de Russie, et cela ne fit point tressaillir mes nerfs, car je savais que l’héroïque meurtrier a pour accoutumé de répondre au nom de “Coco” et son complice à celui de “Bébert”. Ces messieurs font partie de la figuration d’une grande maison de Vincennes, dont la spécialité consiste à reconstituer, grâce au cinématographe, les scènes d’actualité. On ne peut croire quel matériel compliqué, quels soins et quelle ingéniosité exige une semblable entreprise. Hier donc, j’étais à Vincennes dès le matin. Dans un immense atelier, d’étranges individus, vêtus de lourdes bottes et coiffés de bonnets de fourrure, s’agitaient devant un sombre décor. Nous étions dans le cabinet des conjurés. M. Lucien Nonguet, chef de la figuration, indiquait à ses hommes avec une précision merveilleuse les attitudes nécessaires. Et, lorsque l’appareil cinématographique grinça, on n’eût pu s’imaginer que “Bébert” avait dans la vie une préoccupation plus fréquente que celle de remplir de clous une boîte de conserve : la bombe. Cependant, les figurants revêtaient leurs costumes. Et je vis que, soucieux de vraisemblance, M. Nonguet avait investi du rôle de grand-duc un homme aux manières à la fois hautaines et cavalières et qui portait monocle avec aisance. Il ne perdit rien de sa dignité lorsqu’on lui barbouilla les joues de vernis pour y coller une fausse barbe, et ne fléchit point sous le poids d’un casque surmonté de l’aigle double. La voiture arriva, traînée par deux coursiers peu fringants. Par la portière, on apercevait le casque brillant du grand-duc. Soudain l’équipage s’arrêta. Le grand-duc se pencha un peu hors de la portière pour s’informer. C’est alors que “Coco” se précipita, lançant une boîte pleine de clous sous les pieds des chevaux. L’opérateur interrompit le fonctionnement du cinématographe. Il ne remit l’appareil en mouvement qu’au moment où l’on alluma la poudre destinée à entourer la scène de fumée. Nouvel arrêt du cinématographe. La voiture disparaît. À sa place, on dispose de vieux essieux, des roues brisées, une lanterne, mille choses encore, tandis que les décorateurs peignent des lézardes sur les murs du monument et dessinent de longues cassures sur les vitres. Comme il faut que les débris de l’explosion retombent, des hommes juchés sur le toit laissent, à un signal donné, tomber de vieux sacs, des coussins, etc... Encore une pellicule de cinématographe impressionnée. C’est en rapprochant ces pellicules qu’on donnera l’illusion de la réalité. Enfin, au milieu des objets épars, le meurtrier vient se coucher la face convulsée. Les gendarmes, la foule, les soldats le saisissent. “Coco” est vigoureux ; aussi est-il destiné à recevoir les horions. Pour la vraisemblance, il faut résister. Il résista si bien que sa chemise en souffrit fort et qu’il reçut sur l’œil un coup de poing appliqué par une main experte. Mais il ne s’en fâcha pas. Chacun son métier.
Le Matin, Paris, 22 février 1905, p. 2.
LES FANTAISIES DU CINÉMATOGRAPHE.- L’ATTENTAT DE MOSCOU… À VINCENNES Vous n'êtes pas sans avoir frissonné ou ri à gorge déployée, en suivant sur la toile lumineuse d’un cinématographe les péripéties terribles ou folâtres des grands drames modernes. Eh bien, dites-vous que, neuf fois sur dix, ce que vous voyez là, c’est du " chiqué ", comme on chante à Montmartre. Nous avons, à deux reprises différentes, signalé quelques-unes de ces supercheries qui pourraient prendre place dans un musée des mensonges de la photographie. La première fois, on s'en souvient, il s'agissait de la reconstitution d'épisodes guerriers, en Mandchourie, la seconde fois, d'une journée du Roi-Soleil, à Versailles. Or, aujourd'hui, sans être allé à Moscou, je viens de voir tuer le grand-duc Serge de Russie ; il m'a suffi pour cela de me transporter jusqu'à Vincennes. Là, se trouvaient une cinquantaine de figurants sous les ordres de leur chef Lucien Nonguet, vêtus de lourdes bottes et coiffés de bonnets de fourrure prêts à reconstituer devant nous les différentes scènes de l'assassinat de l'oncle du tsar. On ne peut croire quel matériel compliqué, quels soins et quelle ingéniosité exige une semblable entreprise. Me voici d'abord dans une grande pièce au décor sombre, les nihilistes sont là et discutent bruyamment : " Ôte-toi de là Bébert ", c'est pas ta place. '' Tiens la bombe '' (une boîte de petits pois). - Taisez-vous, nom de Dieu ! crie une voix. Et le cinématographe grince. La première scène représente les conjurés préparant la bombe qui tout à l'heure devra faire éclater le carrosse du grand-duc de Russie, Serge Alexandrovitch. Personne ne bouge plus et pendant quelques minutes l'appareil enregistreur fonctionne. - C'est bien, vous pouvez vous retirer, dit l'opérateur. Et chacun de nos terroristes, amateurs et salariés, d'en griller' une. Je quitte la chambre du crime pour me rendre dans la cour. L'opérateur m'avait devancé. Son appareil est en place. - Allez, dit-il. Une voiture arrive, un vulgaire sapin, traîné par un coursier peu fringant. Par la portière, on aperçoit le casque brillant du grand-duc. Le grand-duc se penche un peu hors de la portière pour s'informer. C'est alors que l'un des figurants, " Coco ", s'approche et dépose la boîte de petits pois sous l'arrière du véhicule. Nouvel arrêt du cinématographe, lequel n'est remis en mouvement qu'au moment où " Bébert " allume la poudre destinée à entourer la scène de fumée. La seconde plaque est terminée, la voiture disparaît. À sa place, on dispose de vieux essieux, des roues brisées, une lanterne, un collier sans grelot, un fouet démanché, des sièges troués, mille choses encore, tandis que les décorateurs peignent des lézardes sur les murs et dessinent de longues cassures sur les vitres. Encore une pellicule du cinématographe impressionnée. Quel est ce charivari de l'autre côté de la toile ? Ce sont les figurants amenant des vieux sacs, des coussins, des morceaux de fer. L'appareil regrince et, tout à coup, comme il faut que les débris d'une explosion retombent, les figurants, juchés sur le cintre, laissent tomber tous les vieux objets qu'ils avaient apportés. La séance n’est pas terminée. Au milieu des objets épars, le meurtrier vient se coucher, la face convulsée. Les policemen, la foule, les soldats le saisissent. Pour la vraisemblance, il faut résister. Il résiste si bien que sa chemise en souffrit fort et qu'il reçut sur l'œil un coup de poing appliqué par une main experte. - Sale v… ! hurle " Coco ''· Mais il ne se fâche pas autrement. Enfin, la dernière scène, consistant dans " l'opération de la fouille du meurtrier ", a lieu et le cinématographe cesse de grincer. Et, dans quelques jours, vous frémirez, chers lecteurs, en voyant se dérouler, au fond de la salle de je ne sais quel music-hall, les sombres péripéties du terrible attentat de Moscou ! E. TRESLAT.
La Vie illustrée, Paris, nº 333, 3 mars 1905, p. 354
|