La saison d'été 1906 a été marquée par un évènement qui mérite de prendre place dans les fastes de l'histoire du Mont-Blanc. C'est en effet pour la première fois qu'une caravane d'alpinistes intrépides parvient à monter jusqu'au sommet, par les passages les plus difficiles, avec un appareil cinématographique.
Déjà plusieurs tentatives de ce genre avaient été faites jusqu'en 1903, sans aucun résultat. Depuis cette époque, une seule entreprise avait donné des résultats satisfaisants quoique encore incomplets : elle était due à l'initiative du savant directeur de l’observatoire du Mont-Blanc, M. J. Vallot, qui réussit à prendre lui-même des scènes de la traversée des crevasses de la Jonction par les porteurs montant à son observatoire. Cet été, la mission J. Vallot, sous la direction de son collaborateur l’ingénieur J. Lecarme, de Paris, et composée de MM. J. Pepin ; Lehalleur, ingénieur chimiste C.A., de Paris ; Schoetel, ingénieur de L'École Centrale, de Paris ; Claude Brey, architecte, de Paris ; Jack Hazard, des États-Unis ; Mlle Alice Oldfield Healey, de Brighouse (Angleterre), avec quatre guides porteurs, de Chamonix, à laquelle s'était joint l'opérateur cinématographique bien connu, M. Legrand, de Paris, a fait une première tentative le 3 août. Après avoir pris plusieurs scènes dans les séracs de la Jonction, elle fut surprise par un orage d'une extrême violence, qui la força .à se réfugier aux Grands-Mulets durant toute la nuit , le tonnerre gronda, pendant que la grêle et le vent faisaient trembler les murs de la cabane.
L'ascension fut alors remise à de plus beaux jours.
Mais en attendant, la caravane put accomplir dans les Aiguilles de nombreuses ascensions. Au cours de l'une d'elles, M. Legrand eût la chance de pouvoir cinématographier une avalanche de rochers tout à fait remarquable.
Enfin, le 21 août, le baromètre étant au beau fixe, l'ascension fut décidée : une première étape amena la caravane aux Grands-Mulets, d'où elle repartit le lendemain à 2 heures du matin, à la lanterne. Jusqu'au Petit Plateau, où les alpinistes durent traverser une gigantesque avalanche de séracs, tombée quelques instants avant, et que les porteurs eurent les plus grandes peines à franchir avec leurs appareils, aucune vue ne put être faite. Au lever du soleil, plusieurs scènes furent prises au Grand-Plateau, puis à l'arrivée à l'observatoire Vallot, où la caravane prit quelque nourriture et les opérateurs exécutèrent quelques travaux photographiques. Alors commença la partie difficile. M. Legrand partit en avant avec les guides et les porteurs et plaça son appareil sur l'arête de glace qui surplombe la Grande Bosse (4.500 m.). Le reste de la caravane, en deux cordées passa sur l’arête et fut cinématographiée à ce moment. Puis M. Legrand repartit et s'installa au sommet de la Mauvaise Arête en partie verglassée. Le reste de la caravane, guidée par M. Hazard, tailla alors une série de pas sur la glace de la crête, et franchit ce passage considéré par la plupart des alpinistes comme difficile.
Malgré le froid, M. Legrand, dont l'appareil grippait par la congélation de l'huile dans les roulements, résolut de tenter une vue sur l'arête de la Tournette, dont la pente de glace atteignait par endroits 70°. Le vent commençait à souffler de l'ouest, et on dut accélérer la marche. L'arrivée au sommet fut prise à 3 heures. Après la visite traditionnelle au refuge Janssen, empli de neige jusqu'au toit , la descente fut décidée.
M. J. Lecarrne plaça les plaques altimétriques de MM. H. et J. Vallot aux points trigonométriques fixés par les travaux de la carte du Mont-Blanc , notamment au refuge des Bosses et aux Grands-Mulets et M. Legrand n'oublia pas de cinématographier l es glissades de la caravane sur les pentes les plus raides de la côte du Petit Plateau ; il eut même la bonne fortune de voir l'un des porteurs disparaître dans une crevasse, sans aucun mal, heureusement.
Arrivés aux Grands-Mulets à 7 heures du soir, les membres de la caravane, trouvèrent la nuit d'autant plus longue qu'ils la passèrent sur les bancs de la salle des guides.
Aussitôt le jour venu, malgré les crampes produites dans le cours de la nuit, des scènes d' escalades de rochers furent prises sur les arêtes de l’aiguille Pitschner , puis la descente à Chamonix se fit en quelques heures, le travail étant terminé. Le 29 août, la caravane prenait le chemin du Grépon, et de nombreuses vues furent prises sur l'arête des Grands Charmoz.
Nous ajouterons que le succès fut complet, les 1600 mètres de films étant admirablement réussis. Dans quelques jours les amateurs de difficultés pourront, sans risquer aucun danger, suivre cette série d'ascension dans la salle du Casino de Chamonix.
T. LESCOP.
La Revue illustrée du Mont-Blanc et de Chamonix, Chamonix, 5 septembre 1906.