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Après mille remerciements et un discret pourboire au Maître de chapelle, nous prenions le jour suivant le train pour Cordoue. Quelle jolie ville avec ses ruelles étroites, ses fenêtres grillagées, ses patios ornés d'orangers en fleur. On y cherche malgré soi les donneurs de sérénades. Mais je n'y ai pas trouvé le moindre vestige du fameux cuir de Cordoue. Anatole ne partageait guère mon enthousiasme. Le soir, comme nous longions le Guadalquivir reflétant un magnifique coucher de soleil, ayant en face de nous le vieux point romain à côté duquel s'élève la célèbre Mosquée aux cent colonnes : - Mon Dieu Anatole, dis-je, est-ce beau ! Il leva à peine les yeux de la cigarette qu'il roulait avec soin et, très calme, me dit avec un peu de dédain : - Moi, c'que j'vois d'plus clair, c'est qu'ici j'paie mon journal trois sous ! Je l'aurais volontiers battu. Mais je me sentais un peu fautive. Notre séjour à Cordoue n'était pas inclus dans le voyage, c'est pour mon agrément personnel que j'avais ajouté ces quelques heures à mon exil. Je comprenais sa mauvaise humeur. Il avait des difficultés avec les appareils dont le réglage était délicat et assez imparfait. Peut-être sans que les ateliers de Paris en fussnent responsables. Il devait la plupart du temps les transporter. Il était las de la cuisine un peu monotone... riz au poulet, riz au poisson, riz aux crevettes. Les hôtels où nous descendions n'étaient pas d'une propreté irréprochable, les ruelles où les femmes épouillaient et peignaient devant leurs portes leurs magnifiques chevelures, où les enfants dormaient à peu près nus sur la chaussée, les yeux frangés de mouches, sentaient très fort l'huile fruitée et on se lasse vite des pois chiches et du tourone.
Alice Guy, Autobiographie d'une pionnière du cinéma (1873-1968), Paris, Denoël/Gonthier, 1976, p. 93-94.
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