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La guerre russo-japonaise... aux porte de Paris
LES ÉVÉNEMENTS D'EXTRÊME ORIENT ET LES "INFORMATIONS" CINÉMATOGRAPHIQUES
La guerre russo-japonaise a fourni à des industriels ingénieux le moyen de tirer quelque profit de la crédulité publique. C'est ainsi qu'un entrepreneur "d'actualités" a eu l'idée de cinématographier, les principaux incidents de la guerre... aux portes mêmes de Paris. Pour cela, il a engagé des figurants vêtus de costumes de fantaisie ainsi qu'on peut voir.– puisque lees Japonais notamment, ont ici des tenues de mobiles français de 1870. – Et le "moulin à images" s'est mis à fonctionner au piedes des fortif's, comm s'il était installé, au péril de la vie des opérateurs sous les murailles de Port-Arthur. La photographie ci-dessus représente, paraît-il, un espion russe, déguisé en Japonais, et exécuté par des soldats nippons.
Les gaîtés du cinématographe-La guerre russo-japonaise... aux porte de Paris
Bombardement d'une ville mandchoue par les Russes
HUIT heures du matin, aux portes mêmes de Paris, tout près des fortif's, par un beau ciel sans nuages, une haie épineuse, deux poteaux, trois fils.de fer, une tente, et je me trouve sans fatigue et sans retard... sur la ligne du Transsibérien, en pleine Mandchourie, amenée la par l'ingéniosité d'un entrepreneur de cinématographe. A l'ombre d'une tente, un soldat Russe, noblement engoncé dans son manteau de cocher, la casquette de chauffeur crânement campée sur l'oreille, le revolver à la ceinture, veille, sous la protection de deux gentils petits canons de bois, à l'air inoffensif et bon. Tout à coup le sol tremble, quel est donc ce cavalier qui accourt au galop de sa noble monture? Nul doute; tout le trahit, et son air farouche et son casque d'astrakan, c'est un cosaque éclaireur : à sa vue, la sentinelle se lève, va au devant de lui et les deux hommes solennellement s'étreignent les mains : Pour Dieu ! pour le Tsar ! pour la Patrie !Puis à ma droite comme à ma gauche, arrivent au pas de course des soldats russes et japonnais, entraînés par leurs chefs (dont l'uniforme ressemble étrangement à celui des lieutenants de mobiles); ils se jettent les uns sur les autres, la mêlée va être effroyable.Au milieu d'une charge, un des assaillants s'affale tout de son long; pendant que son voisin me semble sourire; je n'ai pas été seul, à le voir ce sourire, celui qui est tombé l'a vu aussi : d'un bond il se relève et proclame:– Si tu me fiches encore un croc en jambes, j'te f... mon poing sur la g...C'est drôle, mais jamais je n'aurais cru que la chaleur communicative des combats pût inciter à d'aussi véhémentes apostrophes.Au milieu de ces incidents la lutte se poursuit sans merci; les morts tombent de tous côtés, ils tombent même plus ou moins bien.Tout a une fin, hélas : les Japonais sont vainqueurs, les Russes doivent battre en retraite. Où vont-ils, je n'en sais rien, mais bientôt morts et blessés mêmes ont disparu, un seul Russe reste entre les mains des vainqueurs. Que va-t-on en faire? Je suis le groupe qui l'emmène à l'ombre du bois voisin.Nous parvenons ainsi, à une petite clairière : le malheureux les yeux bandés est déjà en face du peloton d'exécution. Les six Japonais qui le composent, sont accoutrés de .pantalons de gymnastes, de képis en pyramide de tringlots, et armés d'énormes fusils, vieilles couleuvrines de la Saint-Barthélémy.
Massacre dans une ferme coréenne
Soldat japonais poursuivi par les Russes
Le chef du peloton, ·un capitaine de cuirassiers, si je ne m·'abuse, lève son sabre; c'en est trop pour mes modestes nerfs, je ferme les yeux, me bouche les oreilles, et j'attends, j'attends longtemps; mais n'entendant rien, je me risque à entr'ouvrir légèrement les doigts, et à jeter un furtif regard : les exécuteurs sont toujours là, regardant leur victime qui, costumé en sous-officier de chasseur à cheval, gît lamentablement sur le dos. A la hâte, je fuis ce lugubre spectacle, sans guide et pour· cause je m'enfonce dans les taillis et ô bonheur quelques instants après j'arrive dans un village, au milieu, je vois avec joie des uniformes russes; mélancolique j'errais au milieu des rues en examinant les masures, quand des coups de feu, encore, attirent mon attention; prudemment je m'avance : horreur, trois fois horreur. Ma sentinelle russe, m'a sentinelle au manteau de ·cocher, vient de se livrer à un horrible carnage; sur le sol d'une cahute une famille entière est étendue: le père blessé est mort sur le coup, de même que sa femme aux lourds vêtements de soie; seule, une petite fille me paraît respirer encore; bientôt je· suis rassuré, elle m'a vu et m'a souri, mais soyez tranquille, petite Coréenne de Romainville ou des Lilas, je serai discret. En sortant, je longe derrière les colonnes d'un temple coréen construit dans un atelier de décorateur au rabais. A cet instant, un malheureux Russe costumé en Japonais, et richement vêtu d'étoiles à ramages, les bras liés, le col dégarni est amené par un homme au buste nu, que ce nu désigne évidemment pour les fonctions de bourreau : son pantalon de treillis rentré dans ses chauseettes, sa ceinture rouge, sa calotte. grecque, son énorme coupe-coupe – un sabre de cavalerie muni de son fourreau – nul doute c'est lui: l'homme est agenouillé ; mes exécuteurs forment le cercle, et causent entre eux à voix basse sans doute des terribles conséquences de l'espionnage. Une voix flûtée parvient à mon oreille: – Il est rien toc, le bourreau, pige-moi ces bras, mince alors, y pourra jamais lever son sabre.
Surprise d'un camp russe par les troupes japonaises
Un grognement l'interrompt, c'est la pauvre victime: – Dépêche-toi, j'vais pas rester à genoux pendant deux heures. Le malheureux, la mort lui semble lente à venir. L'arme brille au-dessus de sa tête, je prends ma course et me réfugie dans une maison. Je m'apprêtais à prendre quelques instants de repos, quand le bruit de pas précipités vint frapper mes oreilles : un homme se précipite. C'est mon mort de tout à l'heure, le père de ma petite Coréenne. Drôle de pays dans lequel on ressuscite : enfin tant mieux pour lui. Son entrée bruyante a fait accourir les hôtes de céans; et ma foi leur vue me repose un peu de mes tribulations. Ces hôtes sont trois hôtesses, au sourire engageant, à l'allure plus que coréenne, aux robes de couleurs brillantes. Elles entourent le malheureux fuyard, et en un idiôme que je comprends, il leur explique sa· triste situation : blessé par les Russes, il a voulu s'enfuir, mais il a été aperçu, il est poursuivi, et il les supplie de le cacher. Je regagne mon bois, n'apercevant plus à l'horizon ni uniforme russe, ni uniforme japonais. Illusion de courte durée. Je vais de Charybde en Scylla pour fuir les combats en rase campagne, je tombe dans une ville assiégée; accablé je m'écroule sur une pierre et suis d'un œil lassé la promenade des sentinelles qui causent entre elles de la guerre probablement; quels secrets vais-je apprendre? – Dis-donc, est-ce que cela va durer encore longtemps : y s'fait rien lard, j'en ai soupé. – Tu parles, et moi. Et mes sentinelles s'éloignent sous l'oeil du barnum tandis que d'autres assiégés renforcent les murailles, et qu'un chef, grimpé à grand'peine au haut d'un mât, qui n'a rien de cocagne, scrute au loin l'horizon, son visage s'illumine, il a dû certes apercevoir un chand de vin bien connu. Je l'aperçois à mon tour et me dirige vers cet oasis de rafraîchissements pacifiques. Quelques instants après, j'y suis rejoint par mes Russes et mes Japonais. Les morts et les blessés y trinquent fraternellement. L'instant me propice pour interviewer un des chefs russes dont l'ardeur m'avait frappé. – Eh bien ! mon brave, la lutte a été chaude, mais le métier a l'air de vous plaire ?
Courrier du Tzar-Pour Dieu ! Pour le Tzar ! Pour la Patrie !..
Exécution d'un courrier de Tzar par les Japonais
– Heu heu I me répond-il, couci-couça: certainement il n'est pas bien dur et pour nos quarante sous! – Mourir trois ou quatre fois par jour, pour quarante sous murmurai-je! – Et puis, je ne fais jamais que le Russe, me réplique-t-il fièrement avant de me tourner le dos. Ces renseignernents ne me satisfont pas encore : dans un coin à l'écart j'en avise un à l'air moins terrible, ce doit être un Japonais, l'expérience de tout à l'heure m'a averti. Je l'aborde humblement. – Pardon, noble guerrier, mais qui vous a donné l'idée de vous livrer à ces sanglants combats. Il me toise de travers. Je suis encore mal tombé; mais sapristi que le métier des armes rend donc les gens grincheux. Son examen sans doute l'a satisfait car il veut bien me répondre : – Paie un verre j'te raconterai la chose. Le verre apporté mon homme se mel à table. – Comme l'turbin n'rend rien pour l'instant, j'cherche à droite et à gauche. Hier j'ai trouvé par hasard, sur un mur, une petite affiche d'mandant des hommes sérieux pour figurer en cinématographie, et fixant l'rendez-vous derrière l'hopital Tenon. " Alors à c'matin, je m'suis amené un des premiers; l'chef m'a r'luqué : "ça va qui m'a dit, j' t'embauche. – Qué qu'faut faire? que j'lui demande. "Va t'habiller: t'es p' tit, tu prendras un uniforme japonais et tu n'auras qu'à obéir: si ça marche, à onze heures tu toucheras quarante sous. Tu vois c'est pas malin, y a besoin qu'd'être sérieux et débrouillard". J'en sais assez et laissant mon guerrier avec la satisfaction du devoir accompli, je m'éloigne rapidement. Et voilà comment à vingt minutes des boulevards entre les portes de Romainville et des Lilas, j'ai en l'espace de deux heures, couru, sans danger, les risques de la guerre, vu exécuter deux espions, massacrer une famille, prendre une ville d'assaut... et appris à connaître un des trucs les plus ingénieux et les plus ignorés de la vie parisienne. EDOUARD SATTLER Photographie de Georges Mendel P. S. Tristes conséquences de la guerre : Au dernier moment nous apprenons qu'appelé par les habitants voisins que terrorisaient la cannonade et la fusillade, le commissaire de police vient de dresser, à l'ardent imprésario, un procès-verbal: cherchez donc à faire plaisir aux autres !
La vie illustrée, nº 306, 26 août 1904, p. 339-341.
Chacun a pu voir avec le cinématographe, des scènes de la plus haute actualité, telles que des vues de la guerre nippo-russe, où l'on voit les adversaires se pourfendre et se tirailler à bout portant... Les obus, en faisant des hécatombes de héros, éclatent à quelques mètres des spectateurs, qui frémissent d'épouvante. On ne peut s'empêcher d'admirer le courage et le sang-froid des opérateurs cinématographiques qui, bravement, dans la mêlée des combats, sous les éclats des schrapnels, tournaient tranquillement la manivelle de leur photo-cinématographe pour dérouler leurs pellicules... Il faut en rabattre... sérieusement, et [...] il ne s'agit là que de scènes truquées, où opérateurs et opérés... opèrent sans danger : la Mandchourie étant représentée par les fossés des fortifications qui se trouvent derrière Ménilmontant, et les Russes et Japonais par de braves ouvriers sans travail, qui, pour quelques heures, font les héros, à raison de quarante sous le cachet...
Photo Pêle-Mêle, 2e année, nº 64, 17 septembre 1904, p. 91.
Pour la guerre russo-japonaise, on utilisait le terrain des manœuvres de Vincennes en apportant les éléments (tourelle blindée, gros canons en carton pour les forts de Port-Arthur). La bataille de Moukden a été exécutée dans des ruines de vieilles bicoques de Montreuil, avec enseignes chinoises et quelques éléments de décor ajoutés, style asiatique.
Gaston Dumesnil, "Souvenirs de 50 ans !...", Bulletin de l'Association Française des Ingénieurs et Techniciens du Cinéma, nº 16, 1957, 11.
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