NO

FREE

Jean-Claude SEGUIN

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Le film No commence par une séquence sur un soda chilien, Free. L'équipe de l'agence écoute René Saavedra qui lui présente un clip publicitaire d'un concept révolutionnaire et qui évoque les campagnes nord-américaine, d'après le publicitaire. Que le long métrage s'ouvre sur une telle séquence montre, si besoin est, la place qu'occupe dans la discours filmique le monde de la publicité et son impact sur la société chilienne, en l'occurrence. En prenant appui sur Free, Pedro Larraín place sur un même pied toutes les campagnes publicitaires qu'elles soient purement commerciales ou politiques. Dans le cas présent, le lancement de Free constitue en soit un évément sur lequel nous apporterons quelques éclaircissements avant de mettre en évidence les éléments d'écriture cinématographique de Pedro Larraín dans cette séquence liminaire.

Free (1986-1994)

Free est un "cola" chilien produit par la Compañia de Cervecerías Unidas qui se charge également de sa commercialisation. Entre les deux géants américains Coca-Cola et Pepsi-Cola, Free est parvenu à se faire une place, modeste, mais réelle, en jouant en particulier sur son côté "national". Les campagnes publicitaires ont un double volet : d'une part, plusieurs spots publicitaires sont réalisés dans un esprit assez moderne et en s'inspirant des campagnes de Coca-Cola et de Pepsi-Cola ; d'autre part, la Compañía va mettre en place un nouveau concept, les "Free Concert" qui sont partiellement intégrés dans les spots.

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Clip Free 01 Clip Free 02 Clip Free 03 Clip Free 04 Clip Free 05

La Compañia de Cervecerías Unidas va ainsi sponsoriser des concerts où interviennent des artistes internationaux, mais tout particulièrement ceux qui participent du courant Rock Latino. Le premier chanteur à se produire est Charly García, dans le vélodrome du Stade National (février 1986). La marque disparaît en 1994. Le succès des spots publicitaires est resté dans la mémoire collective des Chiliens et on peut retrouver des évocations du soda Free dans plusieurs documents dont la série Los 80.

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Free : analyse du spot publicitaire

Jusque dans les années 1960/1970, on ne parlait pas encore de publicité, mais de "réclame". Sans rentrer dans les détails, on pourrait dire que le passage de l'une à l'autre est de nature qualitative. La réclame se donne pour objet de vendre un produit en mettant en avant ses qualités intrinsèques : on vantera ainsi la lessive qui lave "plus blanc que blanc"... Dès le milieu des années 60, certains pionniers vont faire glisser la "réclame" vers la "publicité" : il ne s'agit plus de louer le produit en soi, mais de l'inclure dans un contexte, de raconter une histoire, en fait, de détourner le message et de construire une stratégie de vente nouvelle. L'un des pionniers est incontestablement le Français Bernard Lemoine qui ouvre la porte avec deux spots, le premier de 1966, le second produit deux ans plus tard. 

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Bernard Lemoine, Opéra boeuf (1966) Bernard Lemoine, Je suis fou... (1968)

Même si les techniques ont évolué en vingt ans, la publicité fonctionne sur les mêmes principes. Le spot pour le soda Free date de 1986, année du lancement de la marque. Le cinéaste opère donc une manipulation temporelle dans la mesure où l'action du film se situe en 1988. Pablo Larraín, pour des raisons dramatiques, distorsionne la réalité afin de mettre sur un même pied d'égalité le spot publicitaire et la campagne pour le NO. Dans le scénario original, le cinéaste avait prévu un autre spot comme on peut le lire ci-après :

FOOTAGE: lo que vemos no es, como pudiéramos sospechar, alguna campaña política o siquiera algún comercial serio o institucional. Se trata, simplemente, de un colorido comercial de bebidas Bilz y Pap, “El Mundo de Fantasía de Bilz y Pap”. En él un niño es llevado por una mano gigante a un mundo laberíntico, lleno de gente disfrazada, monstruos, princesas, duendes, alegría y colores. La tonada es muy pegajosa y las imágenes sugieren un mundo moderno y complejo, pero trastocado por un imaginario infantil.

D'un point de vue structurel, le spot comprend une cinquantaine de plans pour une durée inférieure à 50 secondes. Soit, un plan par seconde en moyenne. Toute publicité se doit de fournir un maximum d'informations en un minimum de temps, en premier lieu, parce la publicité coûte cher, et que les droits télevisuels ou cinématographiques se calculent au nombre de secondes : Time is money. Cette avalanche de plans vient traduire la vie trépidante, le besoin de vivre l'instant, la nécessité de profiter de chaque seconde de la vie. Si nous nous occupons maintenant du "contenu" du spot, nous retrouvons des caractéristiques que d'autres sodas (Coca-Cola...) placent dans leurs publicités : la fraîcheur, la capacité du cola á désaltérer, les glaçons... Nombreuses sont les publicités qui, comme pour Free, mettent en avant ces caractéristiques qui constituent le premier élément qui "définit" en quelque sorte Free. Par ailleurs, le nom même de la marque associe le cola à la "liberté". Ce rapprochement est purement une affaire de marketing. En effet, une boisson - quelle qu'elle soit - n'a rien à voir avec le concept de "liberté". Il s'agit de fait de trouver une identité à ce nouveau produit.

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Coca-cola (1986)  Schweppes (1987) 

Un produit comme "Free" n'a, en soi, aucune identité, il n'est qu'un ersatz des colas américains, coca-cola ou pepsi-cola. Free, pour exister, ne peut pas s'appuyer sur le goût... puisqu'à peu de chose près, c'est le même. Il faut donc créer un "concept" (au sens publicitaire du terme) pour faire vivre le nouveau produit. Cette "liberté" est associée par ailleurs à la jeunesse qui chante, qui danse, qui s'amuse, qui vit à deux cents à l'heure... et, donc, qui boit "Free". Si l'on compare ce spot à deux autres publicités de la même époque, on pourra constater que le "concept" varie : dans Coca-Cola (1986), ce que l'on associe au soda, c'est l'énergie, mais comme dans Free, on nous propose une série d'instantanées. Dans Schweppes (1987), nous nous trouvons face à un micro-récit : un jeune homme travaille pour pouvoir se payer une vespa et gagner le coeur d'une jeune fille. Ici, la valeur "travail" est mise en avant.

 Spot publicitaire dans No

Si le spot publicitaire a un fonctionnement propre, il occupe par ailleurs une fonction dans le récit du film No. Dans la structure narrative du film de Pablo Larraín, nous avons trois objets qui donnent lieu à un travail de communication : "Free", "No" et "Bellas y Audaces". En plaçant sur le même plan - de façon insistante -, ces trois campagnes publicitaires, Pablo Larraín vise à situer la deuxième comme une campagne parmi tant d'autres. 

René.- Bueno, antes que nada quería mencionarles que lo que van a ver a continuación está enmarcado dentro del actual contexto social. Nosotros creemos que el país está preparado para una comunicación de esta naturaleza. No hay que olvidar que la ciudadanía ha subido sus exigencia, en torno a la verdad, en torno a lo que le gusta. Seamos honestos, hoy, Chile piensa en su futuro.

Cette même phrase sera d'ailleurs reprise deux autres fois. Ce que l'on peut retenir, ce sont les derniers mots de l'intervention de René : "Chile piensa en su futuro". Cette phrase apparaît comme un positionnement idéologique qui vise à couper avec le passé, pour ne parler que du futur du pays. Appliqué au spot publicitaire de Free, cela n'a guère d'incidence, ce qui ne sera pas le cas lorsque René reprendra cette phrase-slogan pour l'appliquer à la politique et à la campagne du "no".

En position liminaire, sans qu'il ne soit interrompu dans sa continuité, le spot est simplement médiatisé à travers l'écran de télévision dont l'une des fonctions est de rappeler l'époque de l'action. Il acquiert donc une valeur programatique que le cinéaste aura soin de rappeler à plusieurs reprises. Ce que met en avant René Saavedra, c'est une esthétique moderne, américaine, internationale - imagine-t-on un seul instant que le produit se soit appelé "libertad" ? -, un modèle transversal qu'incarne bien entendu "McDonald's" qui s'implantera au Chili, en novembre 1990. Le projet est de limer les aspérités où la langue seule résiste à cette uniformisation. L'inclusion de ce spot dans le discours filmique imprime dès le début sa marque à la totalité du film. Comme si l'on semblait nous dire : le film a pour objet de nous faire oublier l'histoire du Chili, pour en faire une histoire banale, égale ou peu s'en faut, à toutes les autres, le film a pour objet de remplacer l'histoire par la non-histoire.

 

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