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Jean-Claude Seguin, Le Temps et la Vérité écrivant l'Histoire (c. 1798-1800)

Le Temps et la Vérité écrivant l’Histoire (c. 1798-1800) 

Jean-Claude Seguin

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Francisco de Goya
Le Temps et la Vérité écrivant l'Histoire
c. 1798-1800
Huile sur toile, 294 x 244 cm
©  Nationalmuseum, Stockholm
 

L’œuvre de Francisco de Goya, Le Temps et la Vérité écrivant l’Histoire, est sans doute celle qui au cours de ces dernières années a suscité le plus d’intérêt dans la peinture de l’artiste. Elle a donné lieu à plusieurs interprétations qui, encore aujourd’hui, n’ont pas permis de fixer définitivement le sens de la toile. Après avoir été longtemps oubliée – sa localisation au Musée de Stockholm n’y étant pas étrangère sans doute -, elle a trouvé, lors des différentes célébrations de la Constitution espagnole de 1812, une nouvelle jeunesse, et de nouvelles lectures du tableau l’ont rebaptisée « Allégorie de la Constitution de 1812. » Eleanor A. Sayre, dès 1979 (« Goya, un momento en el tiempo » dans Goya y la Constitución de 1812, Madrid, Ayuntamiento de Madrid, 1992, p. 53-70) et, plus récemment Alberto González Troyano (La reinvención de un cuadro, Goya y “la alegoría de la constitución de 1812”, Madrid, ADABA Editores, 2012, 192 p.) ont proposé cette nouvelle lecture qui contribue à donner de Francisco de Goya, l’image d’un libéral et d’un patriote. D’autres travaux battent en brèche cette théorie (Isidora Rose de Viejo, « Daños colaterales : la dispersión y destrucción de los cuadros de Goya pintados para Godoy » dans Arte en tiempos de guerra, Madrid, CSIC, 2009, p. 433-443) aussi audacieuse que discutable. Nous nous bornerons, ici, à partir du tableau afin d’en proposer sinon une interprétation, au moins une lecture qui se fonde sur les éléments picturaux représentés dans Le Temps et la Vérité écrivant l’Histoire. C’est sous ce titre que nous désignerons l’œuvre dans cet article.

Histoire du tableau 

Selon toute vraisemblance le premier propriétaire du tableau fut le propre Manuel Godoy, d’après un document officiel datant d'août 1834 où le consul de Russie, à Cadix, transmet la note suivante où il est question de la toile, ainsi que de l’allégorie La Poésie :

Ils sont de Goya, nommé ici le Velásquez moderne, ils ont appartenu au Prince de la Paix, l’un représente le Parnasse, l’autre le Temps et la Vérité écrivant l’histoire - le prix des deux tableaux est 3000 piastres fort. (Août 1834)


Archive Historique de l’état Russe, Saint-Pétersbourg, fonds 472, liste 13 (65/903), fichier 52, folio 88. Publié par L. Kagané, « On the History of Allegorical Paintings by Goya at Nationalmuseum, Stockholm », Art Bulletin of Nationalmuseum Stockholm, 1-2, 1994-1995, p. 82-87.

Dès cette date, les deux toiles ont partie liée, et cela a contribué à l’hypothèse selon laquelle, elles avaient été des éléments de décoration du nouveau palais que Godoy reçoit du roi Charles IV, à la suite de sa nomination comme Premier Ministre (1792). De fait, nous savons que d’autres allégories ornaient le palais de Godoy : L’Agriculture (1804-1806), L’Industrie (1804-1806), Le Commerce (1804-1806) et La Science (1804-1806). Rien ne permet pourtant d’étayer cette thèse.

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Francisco de Goya
L’Agriculture (1804-1806)
© Musée du Prado
Francisco de Goya
L’Industrie (1804-1806)
© Musée du Prado
Francisco de Goya
Le Commerce (1804-1806)
© Musée du Prado

Francisco de Goya
La Science (1804-1806)
tableau disparu, photographie de J. Moreno

Alexandre (Alejandro) de Gessler (Saint-Pétersbourg, 1776-Paris, 1865), secrétaire du Grand-Duc Constantin Pavlovitch à Varsovie, conseiller d’État au Département d’Affaires Étrangères, à Saint-Pétersbourg, effectue un voyage en Andalousie, en 1828, en compagnie de Washington Irving. C’est cette même année qu’il épouse, à Malaga, Aurora Shaw. Il est également nommé Consul Général de Russie, à Cadix, pendant une trentaine d’années. C’est lui qui, au nom du tsar Nicolas II, se charge d’acheter le tableau, afin d’enrichir les collections du monarque. Nous savons que ce dernier porte une attention particulière à la peinture espagnole et, par l’intermédiaire de son consul, il va acquérir plusieurs tableaux espagnols : Paisaje con ruinas (Francisco Collantes, c. 1634), Retrato de un hombre (Pedro de Moya, c. 1655-1660), Retato de Margarita Aldobrandini, duquesa de Parma (Bartolomé González, c. 1610-1623), Autorretrato (Alonso Cano, c. 1645-1650), Clemente de Torres (San José con el niño Jesús, c. 1700)… De Francisco de Goya, il s'apprête à acquérir également Le Parnasse ou La Poésie (c. 1804-1806), mais elles ne sont pas du goût du tsar comme l'indique le courrier envoyé à Gessler, en décembre 1834 :

Monsieur,

J'ai l'honneur de vous prévenir que j'ai reçu tous les tableaux dont vous m'avez annoncé l'expédition par vos lettres du 10 août et 9 septembre derniers... ainsi que les deux tableaux de Goya dont vous m'avez fait proposer l'acquisition par Messrs Nichols et Plincke, mais la Majesté l'Empereur à qui je me suis empressé de les présenter les a tous trouvés très médiocres, et sont loin de répondre aux éloges que vous en aviez fait dans votre correspondance avec moi. La Majesté Impériale m'a presevit [sic] en conséquence de vous rennayer [sic] les treize tableaux dont vous sollicitez l'autorisation d'acquisition et de vous interdire, pour l'avenir, faire proposition de ce genre. En exécution de cette décision je fais remettre les treize tableaux en question à Messrs. Nichols et Plincke, qui vous les ferons parvenir.


Archive Historique de l’état Russe, Saint-Pétersbourg, fonds 472, liste 13 (65/903), fichier 52, folio 92.

Les treize toiles dont les deux Goya furent rendues, sans doute, dès 1835. Ce qui complique sans doute la situation, c’est que la Russie de Nicolas II ne reconnaît pas Isabelle II, en 1833, à son accession au trône et ce n’est qu’en 1857 que cette reconnaissance sera effective. Les deux œuvres restent ainsi dans l’environnement d’Alexandre Geesler, amateur d’art, et dont la fille Alejandrina, Aurora Gessler Shaw « Madame Anselma » (1831-1907) fut une peintre renommée à qui l’on doit, en particulier, des allégories (1891) destinées à l’Ateneo de Madrid. Dès 1839, il avait pour collaborateur son propre beau-frère, Juan Duncan(o) Shaw (1801-1878), qui est alors, à ses côtés, vice-consul de Russie. Le tableau ne semble pas avoir quitté la famille puisque Charles Yriarte (Goya, sa vie, son œuvre, Paris, Plon, 1867, p. 148.), qui lui attribue le titre L’Espagne écrivant son histoire, indique qu’en 1867 il appartient toujours à la collection Juan Duncan Shaw, qui après avoir été consul de Russie à Cadix (1837 et 1864), le devient pour l’Autriche (1865-1878). Quelque vingt ans plus tard, le comte de la Viñaza (Conde de la Viñaza, Goya, su tiempo, su vida, sus obras, Madrid, Manuel G. Hernández, 1887, p. 289) lui donne le nom d' España escribiendo su historia et signale que le tableau n’avait pas quitté la famille Shaw. On peut signaler en outre que l’auteur donne le titre Apotesis de la música au tableau La Poésie et décrit par ailleurs El tiempo, la historia y la verdad, une première esquisse (boceto) du tableau. Nous savons que, dès 1892, le tableau appartient à Luis de Navas y Quintairos, un collectionneur madrilène, et qu’il est présenté sous le titre El Tiempo, la verdad y la historia dans le cadre de l’Exposition Internationale des Beaux-arts qui se tient à Madrid (La Ilustración ibérica, año X, nº 521, 24 de diciembre de 1892, p. 823.) À plusieurs reprises, le tableau participe à différentes expositions : l’Exposition de tableaux de Goya (1900), l’Exposition historico-artistique (1913)… Avec Valeriano de Loga, en 1909 (La España moderna), la toile change encore de nom et devient España, el Tiempo y la Historia :

El otro cuadro, titulado «España, el Tiempo y la Historia», una alegoría muy de aquella época, es poco claro en su contenido, pero las figuras femeninas seducen por su admirable belleza.


Valeriano de Loga, “Goya”, La España moderna, 21e année, tome 249, 1º de septiembre de 1909, p. 102.

De nouveaux titres apparaissent au début du XXe siècle : La alegoría de la Historia de España (Elías Tormo, 1902), El Tiempo mostrando a España ante la Historia (A. de Buruete y Moret, 1917). Au décès de Luis Navas (mai 1916), Charles Deering, un Nord-américain fortuné, en fait l’acquisition pour son palais de Sitges. À sa mort, en 1927, la toile devient la propriété de la maison newyorkaise E. y A. Silberman. Finalement, en 1961, le Nationalmuseum de Stockholm, achète le tableau où il figure toujours.

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Intérieur du Palais de Sitges
(au fond Le Temps et la Vérité écrivant l’Histoire)
© Nationalmuseum, Stockholm

Avant de s’interroger sur le tableau lui-même, il n’est pas inutile de constater que les noms sous lesquels la toile a été connue au fil des années, montrent combien le tableau s’est chargé de nouvelles significations, non parce que l’œuvre a changé avec le temps, mais parce que les regards se chargent d'histoire. Ça n’est pas la moindre des contradictions – et sans doute, une belle réussite de Francisco de Goya – de voir qu’une œuvre centrée sur l’Histoire se soit vu investie de valeurs historiques où le nationalisme du XIXe siècle et du début du XXe, puis la recherche symbolique des temps actuels ont eu un rôle central.

Analyse du tableau 

Revenons donc au Temps et la Vérité écrivant l’Histoire, premier titre qui lui ait été attribué. Titre qui, en tout état de cause, reste le plus précis si nous nous référons simplement au contenu de l’œuvre. Celle-ci se caractérise par la présence de trois figures humaines : un homme âgé, barbu, incliné et pourvu de grandes ailes, qui tient dans la main gauche un sablier et qui serre l’avant-bras d'une première jeune femme debout les bras ouverts, dans une main un opuscule et dans l’autre un sceptre ; une seconde jeune femme assise qui écrit avec une plume sur un livre. La nature même de cette représentation nous conduit à orienter notre réflexion vers les allégories, soit dit autrement, vers des « concepts » (ou « abstractions ») qui s’incarnent. Une allégorie est ainsi nécessairement constituée de plusieurs éléments : une figure humaine affublée d’un ou de plusieurs attributs qui, en eux-mêmes, ont valeur de symbole. Le premier titre du tableau nous offre déjà une première clé pour comprendre la toile : les trois allégories sont le « Temps », la « Vérité » et l’ « Histoire ». Pour faciliter la lecture de l’œuvre, il faut remarquer que le premier et la seconde sont intimement associés, alors que l’Histoire, au premier plan, est légèrement séparée des deux autres. Or ce lien est une claire illustration du célèbre veritas filia temporis (la Vérité est la fille du Temps). Il faut sans doute remonter à Lucien de Samosate et à son Dialogue sur la Calomnie, où il rapporte la fameuse Calomnie d’Apelle qui produira de nombreux chefs-d’œuvre, dont celui de Sandro Botticelli, pour trouver l’origine du thème. C’est au XVIe siècle que l’association entre le « Temps » et la « Vérité » se précise, et la scène le plus souvent reproduite est celle du Temps dévoilant la Vérité. Prenons maintenant séparément les deux allégories. Nous savons que Francisco de Goya – il n’est pas le seul – se réfère, en matière d’allégorie, au très célèbre ouvrage de Cesare Ripa, Iconologie (première édition illustrée, 1603) où l’on trouve une représentation de la Vérité qu’il décrit ainsi :

Une très belle femme nue, qui d’une main tient en hauteur le soleil et de l’autre un livre ouvert et une palme et a sous le pied droit le globe du monde. La Vérité est une habitude de l’âme disposée à ne pas faire dévier sa langue de l’être droit et propre des choses dont elle parle et écrit, n’affirmant que ce qui est et niant ce qui n’est pas, sans changer d’idée. Elle est représentée nue pour signifier que la simplicité lui est naturelle. Elle tient le soleil pour indiquer que la Vérité est amie de la lumière. Le livre ouvert fait allusion au fait que c’est dans les livres que l’on trouve la vérité des choses. La palme ne peut signifier que sa force puisque, comme on sait, le palmier ne cède pas sous le poids, de même que la Vérité ne cède pas aux choses contraires, et même si beaucoup le dépouillent, néanmoins il s’élève et croît en hauteur […] Le monde sous ses pieds dénote le fait qu’elle est supérieure à toutes les choses du monde, et de plus qu’elle est précieuse ; de là vient que Ménandre la dit habitante du ciel, seule à jouir d’une place entre les dieux.

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« La Vérité »
Cesare Ripa, Iconologie (1603)
Pierre Mignard
Allégorie du Temps, XVIIe siècle, 31 x 51 cm
© RMN-Grand Palais

Dans le tableau de Francisco de Goya, l’allégorie conserve le livre et remplace la palme, par un sceptre ; quant au soleil et à la terre, ils disparaissent. En outre, la Vérité est à peine dénudée – contrairement à l’ébauche réalisée quelque temps auparavant et qui porte le titre La Verdad rescatada por el Tiempo como testigo, sur laquelle nous reviendrons. Quant au Temps, sur lequel Ripa ne dit rien, il jouit cependant d’une longue tradition iconographique. Souvent représenté sous les traits d’un vieillard barbu pourvu de grandes ailes, il peut être affublé de différents attributs : un bâton, une faux, un enfant – le choix de Francisco de Goya dans Saturne dévorant l’un de ses enfants (1822) – ou un sablier comme dans le cas présent. Cette figure synthétise les deux formes du temps chez les Grecs : le Kaïros et l’Aïon. Le premier – l’instant décisif – est représenté par un rasoir et une balance, alors que le second – la création inépuisable – porte des ailes, et s’accompagne d’un serpent et des signes du zodiaque. Les Romains y apporteront Saturne. Au Moyen Âge, l’aboutissement sera le vieillard ailé armé d’une faucille. Enfin, la transformation de la faucille en faux fusionnera l’image du Temps et celle de la Mort. Pierre Mignard (1612-1695), peintre classique français, offre dans l’un de ses dessins, une Allégorie du Temps conforme à la tradition : le vieillard barbu, l’enfant – sous la modalité d’un angelot –, la faux et le sablier. Chez Francisco de Goya, le vieillard n’a conservé que le sablier dans la main gauche.

Mais c’est l’association des deux allégories qui va inspirer de très nombreux artistes qui ne vont cesser de renouveler le thème dans de multiples œuvres, tout particulièrement au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. L’École française, sans doute sous l’influence des Lumières, reprend fréquemment le thème.

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Nicolas Poussin
Le Temps soustrait la Vérité aux atteintes de l'Envie et de la Discorde, 1641, huile sur toile, diamètre 297 cm
© RMN Musée du Louvre

Theodor van Thulden
Le temps révèle la Vérité, 1657, huile sur toile, 141 x 173 cm
© Saint-Pétersbourg, Musée de l’Hermitage

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Jean-François de Troy
Le Temps dévoilant la Vérité, 1733, Huile sur toile
203 x 208 cm
© Londres, National Gallery

François Lemoyne

Le Temps sauve la Vérité du mensonge et de l’envie,-1737, huile sur toile, 149 x 113,5 cm
© Londres, Wallace Collection

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Giovanni Battista Tiepolo
La vérité dévoilée par le temps, huile sur toile, 1745, 1750, 231.1 x 167 cm
© Museum of Fine arts, Boston

Giovanni Battista Tiepolo
Le Temps découvre la vérité, 1750
350 x 250 cm
© Venise, Palais Barbarigo

Il est en tout cas incontestable qu’au XVIIIe siècle, le thème est particulièrement à l’honneur et Francisco de Goya ne pouvait l’ignorer.

Quant à l’ « Histoire », elle a donné lieu à de nombreuses représentations allégoriques, mais celles qui retiennent ici notre attention sont celles de l’Album factice de Gabriel-Jacques de Saint-Aubin (1724-1780), dessinateur, graveur, peintre français et spécialiste des allégories, qui de façon tout à fait singulière associe intimement l’ « Histoire » et le « Temps ». On peut ainsi lire sous le second dessin la légende suivante :

On doit représenter l’histoire
Traçant sur les ailles [sic] du Temps
Parmi d’antiques monuments
Tous les faits dignes de mémoire.

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Gabriel-Jacques de Saint-Aubin
Album factice : Allégorie de l'Histoire, XVIIe siècle
©  RMN-Grand Palais (musée du Louvre)

Gabriel-Jacques de Saint-Aubin
Album factice : Allégorie de l'Histoire, XVIIe siècle
©  RMN-Grand Palais (musée du Louvre)

Il ne s’agit pas pour nous de dire que Goya aurait pu s’inspirer de ce graveur, même si l’on connaît son immense intérêt pour la gravure, mais de mettre en évidence des représentations allégoriques qui entretiennent des liens. Il ne fait pas de doute que les traditions picturales et iconographiques se transmettaient, d’une manière ou d’une autre, et que le peintre espagnol, en réalisant son Le Temps et la Vérité écrivant l’Histoire, ne pouvait évidemment pas ignorer cela.

C’est donc sur cet arrière-fond artistique et culturel que Francisco de Goya va entreprendre la réalisation du Temps et la Vérité écrivant l’Histoire. Cela dit, l’intérêt du peintre pour cette thématique et ces allégories se retrouve à plusieurs reprises dans son œuvre. Le premier document où nous pouvons voir les allégories du Temps et de la Vérité est une petite sanguine de la collection Carderera, qui figure au musée du Prado. Le Temps et la Vérité. Au dos de ce dessin, on en trouver un autre qui  représente nue la Vérité. Il s’agit en fait de deux œuvres préparatoires à l’esquisse Le Temps, l’Histoire, la Vérité. La sanguine n’est pas sans rappeler la série des Caprices publiée en 1799. On a donc l’habitude de dater le dessin de 1897-1898.

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Francisco de Goya
Le Temps et la Vérité, c. 1898
sanguine, 30,5 x 20,6 cm
© Musée du Prado
Francisco de Goya
La Vérité
aquarelle rouge et encre de Chine, 30,5 x 20,6 cm
© Musée du Prado

Cette toile aux dimensions modestes qui figure au musée de Boston est considérée à son tour comme une esquisse du tableau du musée de Stockholm. Elle mérite que nous nous y attardions un peu. La première description connue, nous la trouvons dans l’ouvrage que le Comte de la Viñaza consacre à l’artiste :

LII.—El tiempo, la historia y la verdad

Alto, 0,50; ancho, 0,30.—Lienzo.

Una mujer desnuda, que representa la Verdad, está, en el centro del cuadro, en pie, con los brazos extendidos; tiene su mano izquierda sostenida por la de un hombre que, dotado de colosales alas, lleva en su otra mano el simbólico reloj de arena. Rodéanles multitud de búhos y pájaros fantásticos arrastrados por el ábrego que parece que les azota. Simboliza la Historia otra mujer desnuda que, sentada en primer término sobre una piedra, casi de espalda, pero con la cabeza vuelta hacia el espectador, descansa sus brazos sobre las rodillas y sostiene un libro abierto.


Conde de la Viñaza, Goya, su tiempo, su vida, sus obras, Madrid, Manuel G. Hernández, 1887, p. 288.

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Francisco de Goya
El Sueño de la razón produce monstruos, 1897-1898
eau-forte et aquatinte, 21,6 x 15,2 cm
Francisco de Goya
Le Temps, l’Histoire et la Vérité, c. 1898
huile sur toile, 43 x 32,5 cm
© Museum of Fine Arts, Boston

La présence d’oiseaux de nuit, dans cette esquisse, n’est pas sans rappeler bien entendu de nombreux Caprices dont l’un des plus célèbres : El Sueño de la razón produce monstruos (nº 43). Nous savons, grâce au comte de la Viñaza que cette esquisse fut offerte par Francisco de Goya lui-même au bibliothécaire du roi, Juan Carnicero, puis qu’elle appartint à Alejandro de Coupigny, avant de devenir la propriété d’Horatio Greenough Curtis (1918) dont l’épouse, en 1927, remis le tableau au musée de Boston où il se trouve aujourd’hui. On connaît également une gravure de Juan José Martínez de Espinosa dans El grabador al aguafuerte (II, 1875, p. 21) tirée de cette esquisse.

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Juan José Martínez de Espinosa
El Gradabor al aguafuerte,
Le Temps, l’histoire et la Vérité, 1875, gravure à l’eau-forte, 1875, 280 x 219 mm

Il existe une indéniable continuité entre les deux dessins, l’esquisse et Le Temps et la Vérité écrivant l’Histoire ce qui peut laisser penser que le tableau qui nous occupe a pu être réalisé entre 1798 et 1799, mais certaines théories, comme nous le verrons, en font une œuvre plus tardive.

La composition générale du tableau fait immédiatement apparaître une zone que l’on pourrait inscrire dans un triangle presque isocèle que semble décrire les grandes ailes déployées du Temps dont la blancheur renvoie plus encore dans l’obscurité le fond de paysage boisé duquel ont disparu d’ailleurs les oiseaux de nuit ou les chauves-souris que nous trouvions encore dans l’esquisse. Elles délimitent en quelque sorte un arrière-plan et font ressortir plus encore le trio des allégories. Cet espace est à peine rompu par le bras droit de la Vérité, mais également par le livre posé au sol et que peu de critiques ont remarqué. On pourrait délimiter un nouveau triangle à l’intérieur du premier qui renforce la composition triangulaire.

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Le chromatisme réduit tend à neutraliser les différences entre les corps ocre et la blancheur des ailes et de la robe de la Vérité, et seules quelques touches de vert complètent la palette. Ces éléments participent à resserrer, en apparence, les liens entre les trois allégories. Signalons que si l’association entre le Temps et la Vérité ou entre l’Histoire et le Temps sont fréquentes dans les arts plastiques, on ne connaît pas de précédent qui réunissent les trois. On peut penser que Francisco de Goya superpose deux thèmes allégoriques qui avaient été traités séparément dans l’histoire de l’art, en créant une triade de personnages. Le Temps, comme incliné, semble se raccrocher au bras de la Vérité, plus qu’il ne la dévoile. Toutefois, Francisco de Goya suggère la nudité en faisant affleurer la pointe d’un sein hors de la robe, rappelant ainsi le thème classique du Temps dévoilant la Vérité, mais à l’audace des dévoilements et des dénudements des artistes qui l’ont précédé, Goya répond ici avec une délicatesse finalement assez pudique.

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Si tout semble contribuer à unir les trois allégories, elles apparaissent pourtant étrangement isolées les unes des autres, on dirait tout bonnement qu’elles s’ignorent. Le Temps regarde vers le ciel, là d’où vient la Lumière, alors que l’Histoire regarde vers le sol. Quant à la Vérité, elle regarde droit devant elle, vers le lieu de l’observateur. Comme si, finalement, la triade n’en finissait pas de se former ou de se défaire. À cela, il faut ajouter les trois livres qui forment à leur tour un sous-système. Celui que tient la Vérité dans sa main droite est l’un de ses attributs traditionnels et rappelle que l’on trouve la vérité dans les livres, comme l’écrit Ripa. Celui que tient l’Histoire lui sert à écrire la véritable histoire et fait écho en quelque sorte au premier. Différent est celui qui jonche le sol et sur lequel repose le pied délicat de l’Histoire. Une observation attentive permet de se rendre compte qu’il s’agit d’un gros ouvrage ouvert où l’on devine des dessins ou des gravures, mais en aucun cas du texte. Faut-il chercher, dans ce dernier livre, une réponse, partielle au moins, à l’énigme que pose Le Temps et la Vérité écrivant l’Histoire ?

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Le plus troublant dans l’œuvre de Francisco de Goya c’est précisément le regard de l’Histoire. Quelle est donc cette histoire qu’elle est en train d’écrire ? Son regard ne se porte pas sur la Vérité, ni sur l’opuscule qu’elle tient dans sa main droite, ce que nous pourrions attendre en toute logique si nous considérons le premier titre de cette toile et le système allégorique. Or elle tourne ses yeux précisément vers le livre posé par terre, un recueil d’estampes probablement. On observera la délicatesse avec laquelle l’Histoire pose le pied sur l’ouvrage protégé par un voile transparent, afin de ne point l’endommager. L’Histoire n’écrit donc pas sous la dictée de la Vérité et du Temps, elle rédige sa propre Histoire qu’elle puise dans cette espèce de grimoire plongé dans l’obscurité. Faut-il y voir une référence personnelle du peintre ? Bien difficile à dire. Ce qui pourtant se dégage finalement de cette œuvre mystérieuse, c’est que l’Histoire, au lieu de se tourner vers les cieux, la lumière, la blancheur et la Vérité, regarde vers l’obscurité, le côté sombre du monde, mais aussi peut-être vers l’estampe. Dès lors l’on comprend bien mieux la dialectique de la lumière et de l’obscurité, une lumière éclatante qui envahit la toile et dont l’Histoire se détourne pour aller chercher ailleurs sa Vérité. L’Histoire s’écrirait-elle alors plutôt du côté des ténèbres que de la Lumière ?

Annexe

Nous avons souhaité, nous le disions au début, proposer une lecture à partir de l’observation de la toile de Francisco de Goya, Le Temps et la Vérité écrivant l’Histoire, en évitant, autant que faire se peut, toute interprétation qui pourrait nous éloigner du sens littéral de l’œuvre. C’est pourtant ce chemin que des critiques d’art ont parfois emprunté pour donner au tableau de nouvelles significations. Parfois brillantes et séduisantes, elles ne résistent pas toujours à la lecture simple de la toile. En suivant l’évolution des titres – comme nous l’avons fait au début de cet article –, nous avons déjà remarqué que les ans faisaient subir des transformations sémantiques à ce mystérieux chef-d’œuvre. Au cours du temps, deux interprétations principales ont été données à ce tableau qui a la fois s’opposent et se rejoignent. Dans les deux cas, des trois personnages représentés, c’est la « Vérité » qui fait l’objet du plus d’attention. Sa position, apparemment dominante – nous avons montré le contraire –, a conduit à un détournement allégorique, ou à une surinterprétation. Il n’est pas étonnant que la seconde moitié du XIXe siècle, qui voit surgir un peu partout les débuts de la pensée nationaliste, ait conduit Charles Yriarte à voir dans la figure de la jeune femme qui se tient debout l’allégorie de l’Espagne comme l’indique le titre qu’il donne au tableau, L’Espagne écrivant son histoire. Cette théorie connaît un indéniable succès jusqu’au milieu du XXe siècle. Le problème que pose cette interprétation, c’est que la « Vérité » ne porte pas les attributs de l’allégorie de l’Espagne : le trône, la couronne, les lions, les châteaux, les colonnes d’Hercules. Certes, il reste le sceptre – pour autant qu’il s’agisse bien de cet instrument de pouvoir–, mais il n’est pas spécifiquement espagnol. Martin Soria soutient encore cette hypothèse dans son article « Goya’s Allegories of Fact and Fiction » (Burlington Magazine, vol. 90, nº 544, juillet 1948, p. 196-202) où il se réfère à l’allégorie de la Toscane, d’après Ripa. Ainsi, cette première théorie – qui aujourd’hui a été abandonnée – n’est guère convaincante.

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Anonyme
Allégorie de l’Espagne,1776-1800, 67 x 50 cm
©Musée Lázaro Galdiano, Madrid

Mariano Salvador de Maella
Allégorie de l’Espagne, 1799
© Grande Salle, Real Casa del Labrador

Juan Gálvez
Allégorie de l’Espagne
Fin XVIIIe-Début XIXe siècle
© Salon des Conseils, Palais du Pardo

Parmi les critiques de cette théorie, nous trouvons l’Américaine Eleanor A. Sayre qui tout en la récusant, en propose une nouvelle en considérant que Francisco de Goya a souhaité réaliser une allégorie de la constitution espagnole de 1812. Cette nouvelle proposition ne fait pas davantage l’unanimité et semble plutôt le produit de nouvelles circonstances historiques – la transition espagnole et le besoin de revenir aux sources de la démocratie et donc de la Constitution de de Cadix. C’est à nouveau la figure de la « Vérité » qui se trouve au centre de ces nouvelles propositions (« Goya, un momento en el tiempo » dans Goya y la Constitución de 1812, Madrid, Ayuntamiento de Madrid, 1992, p. 53-70). La théorie est séduisante. Elle se fonde sur le rejet d’une destinée parallèle entre La Poésie et Le Temps et la Vérité écrivant l’Histoire, afin d’écarter l’idée que le tableau a pu faire partie de la décoration du palais de Manuel Godoy. En levant cette hypothèque, Eleanor Sayre, peut déplacer chronologiquement la réalisation de la toile à 1813, modification essentielle pour la démonstration. La première question reste de savoir si l’esquisse – également remise en cause comme telle par Alberto González Troyano (La reinvención de un cuadro, Goya y “la alegoría de la constitución de 1812”, Madrid, ADABA Editores, 2012, 192 p.) – entretient bien des liens avec Le Temps et la Vérité écrivant l’Histoire, ce que l’on peut difficilement mettre en doute. Il faudrait donc admettre que le « grand » tableau » de Stockholm serait en réalité une nouvelle version tardive du « petit » tableau de Boston, ce qui permettrait de dissocier le sens obvie du premier de la nouvelle lecture du second. Cette relecture, effectuée par Francisco de Goya, une quinzaine d’années plus tard, ouvrirait donc la porte à la nouvelle interprétation. Parmi les arguments avancés – et sans rentrer dans le détail –, nous trouvons de possibles similarités avec certaines allégories que l’on trouve dans les Carnet C (c. 1812-1814) et (812-1820) de Francisco de Goya. En outre, sur la première page de la Constitution de 1812 figure une allégorie qui a également été convoquée pour conforter l’hypothèse.

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Francisco de Goya
Album C, « Lux ex tenebris », c. 1812-1814, aquarelle et encre sur papier, 20,2 x 14,3 cm
© Musée du Prado, Madrid

Francisco de Goya
Album C, « Triunfo de la Justicia », c. 1812-1814, aquarelle, encre de Chine et sepia, 20,5 x 14,3 cm
© Musée du Prado, Madrid

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Francisco de Goya
Album F, « Allegory with a radiant figure beset by dark spirits », 20.5 x 14.2cm
1812-1820
© MMN, New York
Allégorie de la Constitution espagnole de 1812

Cette théorie pourrait également se nourrir de l’existence de la toile Allégorie de la ville de Madrid (1810) et de la persistance de certaines allégories dans un Portrait de Ferdinand et Les Vieilles. Certes, dans le portrait de Ferdinand VII, l’allégorie représentée est celle de l’Espagne comme le signale le contrat que signe le peintre avec la mairie de Santander :

Deberá tener la mano apoyada sobre el pedestal de una estatua de España coronada de laurel y estarán en el pedestal el cetro, corona y manto.

Malgré la couronne, on peut trouver une similarité avec la figure de la « Vérité ». Dans le second tableau, Francisco de Goya reprend celle du Temps – sans doute de façon ironique.

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Ferdinand VII
1814, huile sur toile, 208 x 126 cm
© Musée municipale, Santander
Les Vieilles ou Le Temps
1810-1812, huile sur toile, 181 x 125 cm
© Musée de Lille, France

Ces différents arguments et ces continuités esthétiques et thématiques ne doivent pas être négligés et la démonstration d’Eleanor Sayre et d’Alberto González Troyano est incontestablement brillante et argumentée. Cela dit, cette théorie repose malgré tout sur beaucoup trop d’arguments discutables. Si nous laissons de côté les éléments contextuels, l’hypothèse repose sur l’idée fragile que le livre que la Vérité tient dans la main serait en fait un exemplaire du texte de la Constitution espagnole dans un format qui correspondrait à l’original. Or, dans la mesure où le livre est l’un des attributs de la Vérité, la simple taille de l’opuscule est un argument fort léger.

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On peut cependant se poser quelques questions : pourquoi Goya, en manque d’inspiration, aurait-il repris quinze ans après un tableau presque à l’identique ? Pourquoi aurait-il « crypté » autant le message alors qu’il aurait pu être, en 1813, beaucoup plus explicite ? Pourquoi ne pas avoir utilisé de façon plus lisible la figure de la « Vérité » pour en faire une allégorie de la Constitution comme on peut le trouver dans des gravures de l’époque ?

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Allégorie de la Constitution de 1812
Gravure d’époque

Nous avons souhaité exposer ces théories – en particulier la dernière – pour montrer qu’une œuvre peut être soumise à des réinterprétations au cours des ans. Cependant, nous avons également voulu montrer qu’une œuvre pouvait offrir, à elle seule, les clés nécessaires à une lecture.

Jean-Claude Seguin, Javier Goya (1805-1806)

Javier Goya (1805-1806)

Jean-Claude Seguin

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 Francisco de Goya
Javier Goya
1805-1806
huile sur toile, 192 x 115 cm
© Collection particulière

Parmi les nombreux portraits de famille que Francisco de Goya va exécuter tout au long de sa vie, il en réalise quatre de son fils Francisco Javier : un dessin (1805), une miniature (1805-1806), un portrait (1805-1806) et un dessin (1824).

Des enfants que le peintre a avec sa femme Josefa Bayeu, il est le seul à survivre. Né en 1784, Francisco Javier occupe ainsi une place essentielle, surtout après le décès d’Eusebio Ramón, le fils aîné, mort de la variole en 1790. Dès 1797, le peintre obtient pour Javier  une pension à vie de la duchesse d’Albe, qui s’élève à dix réaux par jour. En 1803, alors qu’il remet au roi Charles IV, la collection des Caprices pour la Calcografía Nacional, le peintre déclare au souverain : « Je ne demande rien d’autre à votre majesté qu’une récompense pour mon fils Francisco Javier de Goya pour qu’il puisse voyager. » Cette même année, le père achète une maison (7, calle de los Reyes, à Madrid) qu’il offre à son fils à l’occasion du mariage (1805) de ce dernier avec Gumersinda Goicoechea. La datation du portrait de Javier Goya et de celui de son épouse permet d’affirmer que les deux toiles sont peintes à l’occasion du mariage ou peu de temps après. Similaires dans leur composition et dans leurs dimensions, elles forment un diptyque qui n’a d’ailleurs jamais été dissocié.

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Francisco de Goya, Gumersinda Goicoecha (1805-1806), huile sur toile, 192 x 115 cm
© Collection particulière

Après avoir fait partie de la collection de Mariano Goya, le petit-fils du peintre, de celle du marquis de Salamanque à Madrid, de la collection Ferdinand Bischoffsheim (années 1920, Paris), de celle de Mme Francis de Croisset et de celle de la comtesse de Noailles à Paris, les deux tableaux sont actuellement dans une collection privée. Ces œuvres sont d’autant plus exceptionnelles que Francisco de Goya n’a que très peu représenté ses proches. On ne connaît qu’un seul dessin authentifié de son épouse Josefa Bayeu ­– on a voulu reconnaître parfois dans un portrait de 1798 représentant une jeune inconnue, l´épouse du peintre, sans aucune certitude – et trois portraits de son petit-fils, Mariano, dont un seul, aujourd’hui, est attribué avec certitude à Goya. Tout cela montre à quel point, le portrait de Javier Goya est une œuvre, à bien des égards, exceptionnelle.  Le destin de ces deux toiles souligne que nous nous trouvons face à des portraits « intimes » qui n’ont jamais eu vocation à être vendus ou présentés en public.

Le portrait de Javier Goya occupe, comme toujours avec les peintures « privées », une place à part dans la production du peintre et il ne peut qu’être associé aux différents portraits de même nature, comme les miniatures de la famille Goicoechea. S’il ne peut être dissocié de l’art du portrait de Francisco de Goya, il occupe nécessairement une place intime et le regard du peintre est celui d’un père vers son fils, qui s'adresse avant tout à l’artiste, dans un moment clé de leur existence réciproque.

Que donne à voir dès lors cette toile ? Que nous dit-elle sur le père et sur le fils ? Quelle complicité s’établit donc entre le regardé et le regardant ? Plus que dans bien d’autres portraits, celui que Francisco de Goya réalise ici s’inscrit très précisément dans son époque. La première moitié du XVIIIe siècle reste dominée par la mode aristocratique française et dont le principal promoteur n’est autre que le roi Louis XIV. C’est sous son règne que le corps masculin se couvre d’ornements et de vêtements qui le font échapper à la représentation hypervirilisée qui dominait antérieurement et surtout au Moyen Âge. Il suffit pour s’en convaincre d’observer le splendide portrait d’Hyacinthe Rigaud où le monarque porte la perruque et découvre ses jambes, gainées de soie, qui esquissent un pas de danse.

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Hyacinthe Rigaud, Portrait en pied de Louis XIV, 1702, Huile sur toile, 313 x 205 cm
© RMN-Grand Palais (Château de Versailles)

Dans les dernières années du règne de Louis XVI, sous l’impulsion de Marie-Antoinette qui impose le « pouf à la Reine » aux cours européennes, les perruques deviennent hyperboliques avant de disparaître dans les troubles de la Révolution française. S’impose alors la figure du sans-culotte, et la perruque, élément représentatif de l’aristocratie et de la royauté déchues, est même interdite à partir du 10 août 1792. L’effondrement de la mode masculine française ouvre une brèche dans laquelle s’engouffre l’Anglais George Bryan « Beau » Brummel (1778-1840), le principal « inventeur » de la nouvelle figure du « dandy », apanage de la bourgeoisie émergente tant au Royaume uni que dans le reste de l’Europe. Dans une célèbre caricature que lui réserve Robert Dighton, le « Beau » Brummel offre l’image archétypique de ce nouveau modèle du bourgeois riche et respectable. La mise se caractérise par une extrême élégance, le goût prononcé du détail et de la perfection. On prétend que certains dandys passaient toute une matinée à s’habiller. L’allure est impeccable, pas le moindre faux-pli, pas la plus petite faute de goût. Le corps masculin échappe, ici encore, à la virilité qui l’avait caractérisé jusqu’à la Renaissance. En ce sens, le portrait de Javier Goya est l’héritier direct de ce dandy britannique.

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Robert Dighton, caricature de Brummell (1805)

Il n’est pourtant pas certain que cet héritage soit total, et de nombreux détails dans le portrait de Javier Goya laissent à penser que la mise du fils du peintre trouve également son inspiration dans la figure de l’ « incroyable », dérivation française du modèle anglais. Si les sans-culottes avaient imposé un nouveau modèle clairement plus populaire de silhouette masculine, dès 1795, les choses changent. Le Directoire (1795-1799) voit le retour des républicains modérés, et ce sont désormais les « merveilleuses » et les « inc-oyables » ­- la lettre « «R » est proscrite, c’est ce que l’on appelle le « garatisme » du nom du chanteur Garat spécialiste du « grasseyement » - qui dominent la mode. Enfin, il n’est pas exclu que le Consulat (1799-1804) dont le premier consul n’est autre que Napoléon Bonaparte, ait aussi imprimé sa marque dans ce portrait de Javier Goya.

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Deux inc-oyables, gravures, XIXe siècle

C’est donc à un portrait composite auquel nous avons affaire et chaque élément revêt son importance. La  redingote, très en vogue au début des années 1860, voit sa basque se raccourcir au cours du siècle, annonçant le futur veston, et constitue une caractéristique du dandy. Pourtant, celle que porte Javier Goya, encore bien longue, s’apparente davantage à l’habit que portent alors les « inc-oyables » et répond bien à l’intention hyperbolique de la mode « directoire ». Si la culotte reste conforme au « modèle » du dandy, les rayures donnent une touche de fantaisie typique des adeptes de la mode française. L’absence de bas et les bottes hautes trouvent sans doute leur origine chez les aristocrates britanniques, adeptes de la mode « dandy » qui vivaient souvent à la campagne où les bottes étaient sans aucun doute plus utiles que les souliers pointus des « inc-oyables ». Le gilet court, lui aussi, participe de cette influence anglaise. La cravate, quant à elle, mérite quelques explications. Là encore nous voyons s'opposer la mode anglaise, toujours incarnée par Brummel et la mode directoire. Pour le premier, la cravate est de couleur blanche aux nœuds complexes, alors que pour Pierre-Jean Garat (1762-1823), musicien, chanteur, elle doit être très bouffante. Dans le portrait que réalise son père, Javier Goya, pour la cravate, est un suiveur de Brummel et des « dandys ». À ces éléments vestimentaires, il convient d’ajouter la coiffure du fils de l’artiste, dite « à la Titus » que partagent les « dandys » et les « inc-oyables ». Son origine se trouve dans les recherches archéologiques du XVIIIe siècle qui remettent au goût du jour la coiffure adoptée par l’empereur Titus, fils de Brutus – on trouve parfois l’expression « coiffure à la Brutus ». Elle se caractérise par des cheveux court coupés, des boucles, de longueur égale devant et derrière comme celle des statues antiques.

Restent alors les deux accessoires : la canne et le bicorne. La première, héritière du sceptre, était l’apanage des monarques ­– voir le tableau de Hyacinthe Rigaud – et symbolisait leur pouvoir. La démocratisation de cet objet fait d'elle l'un des accessoires de la mode visant à rehausser l’élégance du bourgeois et elle donne une incontestable prestance à Javier Goya. Le statut du bicorne est sans doute plus complexe. Si nous nous référons à la mise du dandy, c’est le haut-de-forme qui est le couvre-chef idéal, alors que le bicorne est bien moins fréquent. Côté « inc-oyable », les choses sont clairement différentes : la coiffure commune est le bicorne, dit « Louis-Léopold », dont on trouve l’immédiate origine dans la Révolution française, puisqu’il s’agit de la coiffure adoptée par l’armée. Mais, le bicorne est évidemment lié à l’image de Napoléon Bonaparte qui en fait l’une de ses caractéristiques vestimentaires parfaitement identifiable. Cela nous conduit à analyser la posture adoptée par Javier Goya pour la réalisation de ce portrait. La main glissée dans le gilet participe également de l’iconographie napoléonienne, autant que le bicorne. L’origine de cette posture – qui n’est pas neuve. Au tout début du XVIIIe siècle, Jean-Baptiste de La Salle (1651-1719), ecclésiastique et pédagogue, dans un traité resté célèbre, Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne (1702), nous offre une explication de cette attitude :

C’est un défaut de croiser les bras sur la poitrine, de les entrelacer derrière le dos, de les laisser pendre avec nonchalance, de les balancer en marchant, sous prétexte de soulagement ; l’usage veut que si l’on se promène avec une canne à la main, le bras qui est sans appui soit posé légèrement contre le corps, et qu’il reçoive un mouvement presque imperceptible, sans cependant le laisser tomber de côté ; si l’on n’a point de canne, ni manchon, ni gants, il est assez ordinaire de poser le bras droit sur la poitrine ou sur l’estomac, en mettant la main dans l’ouverture de la veste, à cet endroit, et de laisser tomber la gauche en pliant le coude, pour faciliter la position de la main, sous la basque de la veste. En général, il faut tenir les bras dans une situation qui soit honnête et décente.


Jean-Baptiste de La Salle, Les règles de la bienséance et de la civilité chrétienne, chapitre XI, Paris, Fouraut & Fils, 1702, p. 24.

L’absence de poches dans les culottes pose directement le problème de la place que doivent occuper les bras et les mains. Dans le portrait de Javier Goya, la main glissée dans le gilet permet de créer un contrepoint par rapport au bras gauche qui repose sur la canne et à la main qui enserre le bicorne. Cette attitude nous la retrouvons dans plusieurs tableaux de Francisco de Goya dont ceux du comte d’Altamira (1787), de Juan Martín de Goicoechea (1788) ou de Francisco Cabarrús (1788), mais il est difficile d’oublier que nous sommes en 1805-1806 et que Napoléon Bonaparte est depuis peu empereur des Français. Reste enfin, pour compléter l’attitude générale du personnage, la position des pieds, en pas de danse élégant (une 4e croisée), que nous trouvons déjà dans le portrait de Louis XIV.

Tous ces éléments composent un ensemble d’un raffinement extrême où se croisent, nous l’avons dit, de multiples influences qui s’unissent pourtant pour donner une profonde unité au tableau.

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La composition générale contribue, une fois encore, à faire de cette toile l’un des chefs-d’œuvre de la peinture goyesque. L’artiste privilégie une structure triangulaire où le corps apparaît comme légèrement déséquilibré vers l’arrière, ce que vient confirmer le polygone de sustentation qui place le centre de gravité en dehors du corps de Javier Goya. Cette position en déséquilibre renforce l’élégance de la pose et produit un sentiment de dynamisme que les portraits goyesques n’ont pas toujours. Plus que d’une pose, il faudrait en fait parler d’une pause dans un mouvement. Une « attitude ». Le tableau se caractérise par sa frontalité que renforcent d’une part le regard de Javier Goya qui s’offre au peintre – et à l’observateur – sans médiation et d’autre part, l’arrière-plan très neutre qui, chromatiquement, accompagne la palette en dégradé du peintre.  Rien, ou presque, ne vient troubler la représentation de ce jeune homme au moment de son mariage. Seul élément exogène, le petit caniche vient quelque peu rompre cet isolement. Tâche blanche qui fait écho au gilet du modèle, il appartient à l’univers animalier de Francisco de Goya. D’une part, nous le retrouvons précisément sur la toile de Gumersinda Goicoechea, l’épouse de Javier et apparaît ainsi comme un renvoi, un jeu d’écho qui passe d’un tableau à l’autre… y qui semble évoquer la fidélité. D’autre part, le plus célèbre caniche de l’œuvre goyesque, celui que l’on retrouve aux pieds de Cayetana, la duchesse d’Albe dans la toile de 1795, témoignage peut-être de la fidélité du peintre envers son inspiratrice qui se retrouve, toujours avec la même faveur de couleur rouge, dans le portrait de Javier Goya, rappelant sans doute que la duchesse avait offert, dès 1797, au fils du peintre, une pension à vie.

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Francisco de Goya, La Duchesse d’Albe, 1795, huile sur toile, 194 x 130 cm, Madrid, Palacio de Liria,

Si le portrait du fils de Goya, Francisco Javier, appartient au domaine privé de l’artiste, il s’agit pourtant d’une œuvre qui va bien au-delà d’une toile limitée à l’environnement familial. Le jeune homme qui s’appuie sur une canne tenant un bicorne dans la main – connu aussi sous le nom de « chapeau de bras » -  est un représentant de la nouvelle bourgeoisie montante dont il adopte l’attitude et la mise où se retrouvent des inspirations britanniques et françaises, mais aussi un discret hommage à la figure de Napoléon Bonaparte. Certes, ce portrait semble bien éloigné des sursauts que connaît l’Europe dans ces années-là. Mais peut-on oublier que Napoléon vient d’être sacré empereur le 2 décembre en 1804 et que l’année 1805, celle de la campagne d’Autriche, marque le zénith de sa carrière fulgurante, avec la victoire d’Austerlitz, à la date anniversaire de son couronnement (2 décembre 1805) ?  Javier Goya ne se donne pas à voir comme un jeune Espagnol et l’on aurait du mal à identifier le moindre élément qui puisse le rattacher à la culture hispanique, à la différence de la représentation qu’offre le portrait de Gumersinda Goicoecha. Ce dandy, cet inc-oyable donne avant tout l’image d’un Européen, d’une nouvelle génération ouverte aux influences diverses et non totalement indifférent à la figure hégémonique et controversée de Napoléon Bonaparte. Francisco de Goya glissait, peut-être alors, dans le portrait de son fils, sa vision d’un futur plein d’espoir dont il mesurerait la fragilité, à peine trois ans plus tard.

Jean-Claude Seguin, Saint Jean-Baptiste enfant dans le désert (1805-1812)

Saint Jean-Baptiste enfant dans le désert (1805-1812)

Jean-Claude Seguin

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Francisco de Goya
Saint Jean-Baptiste enfant dans le désert
1805-1812
huile sur toile, 112 x 81,5 cm
© Musée du Prado, Madrid
 
C’est sans doute à tort que l’on oublie trop souvent que Francisco de Goya compte, dans sa vaste production, de nombreuses œuvres à caractère religieux. De La Vierge du Pilar (c. 1771-1775, Musée de Saragosse) aux Saintes Juste et Rufine (1817, cathédrale de Séville) du Baptême du Christ (c. 1771-1775, Comtes d’Orgaz, Madrid) à La Dernière Communion de saint José Calasanz (1819, San Antón, Madrid), tout un pan de la production goyesque est consacré à l’art religieux. À simplifier parfois la pensée du grand peintre, comme le fait Charles Yriarte, auteur de la première biographie sur Goya (1867), on mésestime la complexité des rapports qu’entretint l’auteur de L’Immaculée (1784, Prado, Madrid) ou du Christ crucifié (1780, Prado, Madrid) avec la religion. À cela il convient d’ajouter que le « marché » du tableau religieux était encore particulièrement rentable aux XVIIIe et XIXe siècles pour que quiconque pût alors faire la fine bouche. Ce que l’on ne peut nier c’est que l’Aragonais aborde cette peinture à partir de sa propre singularité et avec une incontestable audace, comme dans le cas de son Saint Jean-Baptiste enfant dans le désert (1805-1812).
La vie de Jean le Baptiste (c. 5 avant J.C.-c. 28-29 après J.C.), prédicateur-prophète et précurseur de Jésus de Nazareth, nous est connue grâce à l’historiographe judéen Flavius Josèphe (37-100 après J.C.) et à la tradition chrétienne. Fils du prêtre juif Zacharie et d’Élisabeth, parente de Marie, mère de Jésus de Nazareth, Jean Baptiste, après une enfance de laquelle nous ne savons rien, tel un nazir, rejoint le désert où il mène une vie d’ascète. C’est vers 28-29 qu’il se retrouve sur les bords du Jourdain où il pratique le baptême par immersion dans l’eau et où il baptise Jésus, à sa demande. Jean le Baptiste et ses disciples rallient le nouveau prophète. Les conditions de la mort de Jean le Baptiste restent obscures. Il aurait reproché au tétrarque de Galilée et de Pérée, Hérode Antipas, d’avoir épousé sa belle-sœur, Hérodiade. La fille de cette dernière, Salomé, pour venger sa mère aurait demandé à Hérode la tête de Jean le Baptiste. Par ailleurs, son influence grandissante auprès des populations constituait également un danger pour le pouvoir en place, ce qui aurait conduit à son incarcération et à son exécution à Macheronte.
L’iconographie religieuse a fait de la vie de Jean le Baptiste l’un de ses sujets de prédilection, surtout à partir du XVe siècle, et a privilégié quatre moments de son existence : son enfance, son séjour dans le désert, le baptême du Christ et sa mort. Même s’il est peu probable que Jésus et Jean aient passé ensemble leur enfance, les deux prophètes sont souvent associés comme dans la toile de Bartolomé Murillo, L’Enfant Jésus donnant à boire à saint Jean-Baptiste (c. 1679, Prado, Madrid). Le séjour dans le désert, sur lequel nous reviendrons, a été propice à de nombreuses représentations. Quant au baptême du Christ, il a été l’objet d’un grand nombre de toiles dont celles, pour la peinture espagnole, de Navarrete (1567, Collection royale), du Greco (c. 1608-1624, Hôpital Tavera, Tolède) ou de Goya. Enfin la décollation a été traitée par des peintres comme Le Caravage qui consacre plusieurs tableaux au martyre de Jean le Baptiste.
L’existence de ce tableau nous est connue grâce à l’inventaire réalisé après la mort de Josefa Bayeu, en 1812 où le tableau est répertorié de la manière suivante : « Id un San Juan con el nº diez y ocho en ciento cincta 150 »
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Testamentaria de Josefa Bayeu, Protocolo nº 22.879, 25 al 28 de octubre de 1812
© Archivo de Protocolos, Madrid
 
Lors du partage des biens, demandé par Javier Goya, en 1814, un nouvel inventaire rectifié est établi où les toiles reçues par le fils portent la lettre « X » suivie d’un numéro. On peut ainsi constater qu’à l’envers du tableau Saint Jean-Baptiste enfant dans le désert figure l’indication suivante : « X 20 ».
 
 
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Francisco de Goya, Saint Jean-Baptiste enfant dans le désert, 1805-1812, huile sur toile, 112 x 81,5 cm
© Musée du Prado, Madrid
 
On pense que le tableau est vendu à la mort du peintre, et qu’il intègre la collection Pereire. C’est lors d’une vente à l’hôtel Drouot (1868) qu’il est vendu au marchand Étienne Arago. On perd dès lors toute trace, et ce n’est qu’en 2003 que le tableau fait sa réapparition, chez l’antiquaire Jean-Luc Baroni, qui le cède au musée du Prado où il est désormais exposé. Si l’on tient compte de ses dimensions (112 x 81, 5 cm), voisines de celles de la toile de Murillo (121 x 99 cm), on peut penser que le tableau était plutôt destiné à un usage privé. Quant à la date de sa réalisation, si l’on prend en compte son style, il pourrait avoir été peint entre 1805 et 1812, date de l’inventaire réalisé après la mort de l’épouse du peintre.
En s’attelant à représenter Jean le Baptiste, Francisco de Goya ne fait ainsi que suivre une longue tradition occidentale, qui voit se multiplier les toiles consacrées au prophète. L’iconographie chrétienne retient habituellement quelques attributs qui caractérisent habituellement le saint : la mélote – une courte tunique en poils de chameau – qui couvre partiellement le corps, un bâton terminé par une croix (métaphore du Christ parlant de Jean le Baptiste : « Un roseau agité par le vent » [Matthieu, 11-7]) d’où pend parfois un phylactère sur lequel on peut lire : « Ecce agnus dei » (« Voici l’agneau de Dieu »), une hache au pied d’un arbre, des roses, un agneau… Le peintre, selon ses choix, choisira un ou plusieurs de ses attributs. Reste ensuite la localisation – le désert – qui pourra offrir des variantes, ainsi que le ciel, plus ou moins tourmenté.
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Le Caravage, Saint-Jean-Baptiste, 1602, huile sur toile, 169 x 112 cm
© Cathédrale de Tolède
Guido Reni, Saint Jean-Baptiste, c. 1636, huile sur toile, 225,4 x 162,2 cm
© Dulwich Picture Gallery, Londres
 
 Contrairement au Saint Jean-Baptiste du Caravage (1602) ou à celui de Guido Reni (1636), riches en éléments végétaux, le Saint Jean-Baptiste enfant dans le désert de Francisco de Goya frappe par son extrême dépouillement. Le décor, brossé à grands traits, dans des tonalités sombres, place Jean dans un espace montagneux, rocailleux et dépourvu de végétation. Cette austérité, que renforce une palette restreinte, ne fait que mieux ressortir le Baptiste en concentrant l’attention sur le saint sur lequel frappe, par petites touches, la lumière qui provient, de façon classique, du triangle de ciel bleu, en haut et à gauche et qui produit également les ombres des jambes sur le sol.
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La composition du tableau met également en évidence le corps nu de Jean le Baptiste. Triangulaire et pyramidale, elle donne une forte assise au personnage au centre de la toile, lui conférant un aspect assez lourd. L’équilibre est simplement brisé, comme en contrepoint, par la présence du bâton auquel est attaché le phylactère et qui conduit le personnage à décaler légèrement ses bras. Enfin la tête, tournée vers le ciel participe des éléments qui perturbent le statisme de Jean. Nous sommes pourtant très loin du dynamisme que l’on remarque dans les représentations du Caravage ou Reni où les saints Jean Baptiste déploient de façon manifeste leur corps.
Le portrait que réalise Francisco de Goya de Jean le Baptiste est le résultat d’un double choix : l’adolescence précoce et la nudité du personnage. À l’encontre de son compatriote et prédécesseur Bartolomé Esteban Murillo, qui fait du Baptiste, dans sa toile de 1670, un enfant, Goya préfère représenter un jeune adolescent comme le laisse deviner la légère musculature du torse et des jambes, mais en échappant aux représentations maniéristes ou baroques propre de la peinture italienne. L’audace du tableau se trouve malgré tout dans la nudité de Jean Baptiste, jamais poussé aussi loin depuis Le Jeune Saint Jean-Baptiste au bélier (Le Caravage, 1602, musée du Capitole, Rome). Mais il est hasardeux de rapprocher la nudité des modèles, au risque, parfois, de proposer des lectures discutables :
Algunas obras de Reni, en las que el tema del desnudo masculino juvenil se convierte en el centro de la atención iconográfica, tienen una cercanía sorprendente con este San Juan niño. Entre ellas se puede destacar el San Juan Bautista en el desierto, de 1636, ahora en la Dulwich Picture Gallery, de Dulwich (Londres), modelo de belleza clasicista, en el que el cabello alborotado es el único elemento visual que puede recordar la vida áspera del santo en el desierto, como en el santo de Goya. Quizá más cercano a éste se pueda considerar otra composición de Reni, bien conocida por diferentes copias y versiones, e incluso por estampas, como es el San Sebastíán, de periodo temprano del maestro boloñés, de hacia 1615-1616, cuyo original, ahora en el Palazzo Rosso de Génova, se conservaba en 1780 en la colección de Anton Giulio Brignole.
Manuela B. Mena Marqués, Goya, pintor religioso, Tres cuadros inéditos, Madrid, Museo Nacional del Prado, 2003, p. 53.
S’il est vrai que l’Aragonais avait bien pointé dans son Cahier italien une œuvre de Guido Reni, il est discutable de penser qu’il puisse s’agir précisément de ce Saint-Sébastien comme le prétend également Manuela B. Mena Marqués (op. cit., p. 61.). Rien n’est en effet plus éloigné du corps athlétique et vigoureux de ce Saint-Sébastien dont l’érotisme a troublé plus d’un écrivain, comme Oscar Wilde ou Yukio Mishima, que celui du Saint Jean Baptiste goyesque.
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Le Caravage, Le Jeune Saint Jean-Baptiste au bélier, 1602, huile sur toile, 129 × 94 cm
© Musée du Capitole, Rome 
Guido Reni, Saint Sébastien, 1615-1616, huile sur toile, 146x113cm
© Palazzo Rosso, Gênes
Comment en outre, mettre sur le même plan, la délicatesse des traits du visage du Saint Sébastien de Reni et la rudesse de celui de Goya, le regard mystique du premier et l’expression plus neutre du second ? Quel que soit l’intérêt que portait Goya à Guido Reni, voire au Caravage, et à la peinture italienne plus généralement, on a du mal à déceler une réelle influence esthétique ou une continuité entre les adolescents sensuels des artistes transalpins et le jeune garçon assez lourd, sans finesse et maladroit du tableau de l’Aragonais.
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La rudesse du Saint Jean Baptiste de Francisco de Goya semble davantage l’héritière d’une tradition réaliste espagnole qu’ont cultivée les Murillo, Ribera et autre Velázquez. Du premier, on rappellera l’intérêt pour les enfants des rues : Le Jeune Mendiant (c. 1650, Musée du Louvre), Le Mangeur de melon et de raisin (c. 1650, Alte Pinakothek, Munich), Garçon et chien (c. 1650, Musée de l’Hermitage, Saint-Pétersbourg), Enfants jouant aux dés (1675, Alte Pinakothek, Munich)… Du second et du troisième, le réalisme de toiles comme Le Pied-bot (1642, Musée du Louvre) ou Le Bouffon Calabacillas (1637-1639, Musée du Prado). Le thème du séjour de Jean dans le désert a d’ailleurs été traité non seulement par ces trois peintres - Diego Velázquez, Saint Jean-Baptiste dans le désert, c. 1620 ; José de Ribera, Saint Jean-Baptiste dans le désert, 1641 ; Murillo, Saint-Jean-Baptiste enfant, c. 1670 et XVIIe siècle -, mais par d’autres artistes de l’école espagnole comme Jerónimo Jacinto Espinosa (Saint Jean Baptiste, 1645, Musée du Prado).
   
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Diego Velázquez, Saint Jean-Baptiste dans le désert, c. 1620, 175,3 x 152,5 cm
© Institut d’art, Chicago, États-Unis 
José de Ribera, Saint Jean Baptiste dans le désert, 1641, 182 cm x 150 cm
© Musée du Prado, Madrid
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Bartolomé Esteban Murillo, Saint-Jean-Baptiste enfant, c. 1670, huile sur toile, 121 x 99 cm
© Musée du Prado, Madrid
Bartolomé Esteban Murillo, Saint-Jean-Baptiste enfant, XVIIe siècle, huile sur toile
© Collection Granados 
 
On doit également à Bartolomé Esteban Murillo plusieurs dessins dont l’un d’eux offre des similitudes avec la toile de Francisco de Goya. On y retrouve d’une part la figure d’un jeune adolescent aux cheveux longs et bouclés, le bâton qu’il tient de manière délicate et empruntée, comme s’il s’agissait presque d’un instrument de musique, et le phylactère, mais d’autre part une posture – le regard vers le ciel -, voire des éléments de composition. Chez Murillo, cependant, on retrouve l’agneau, ami fidèle de saint Jean-Baptiste, comme sur les autres toiles qu’il a consacrées à Jean le Baptiste.
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Bartolomé Esteban Murillo, Saint Jean Baptiste enfant, seconde moitié du XVII, Plume, lavis gris sur papier, 205 x 148 mm
© Musée du Prado, Madrid
Francisco de Goya, Saint Jean Baptiste enfant dans le désert, 1805-1812, huile sur toile, 112 x 81,5 cm
© Musée du Prado, Madrid
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Francisco de Goya, Le Baptême du Christ, 1771-1775, huile sur toile, 45,4 x 39,4 cm
© Collection particulière 
Le Saint Jean Baptiste enfant dans le désert de Francisco Goya n’est cependant pas uniquement l’héritier de ces longues traditions picturales. De fait, le peintre avait déjà peint le prophète dans sa toile, Le Baptême du Christ (1771-1775), et l’on peut mesurer aisément la distance esthétique qui sépare les deux représentations. Dans le premier, l’Aragonais baigne le baptême d’une incontestable spiritualité, inscrivant ainsi son Jean Baptiste dans la plus pure tradition chrétienne. Dans l’œuvre qui nous occupe, Jean le Baptiste tourne un regard contemplatif vers le ciel, sans la moindre expression de soumission/fascination ou de ferveur que l’on trouve parfois. Que regarde-t-il ? Est-ce Dieu ou l’espace céleste ? Cherche-t-il le Divin ou attend-il quelque chose de plus prosaïque, perdu dans le désert ? Nous ne le saurons jamais. Mais la chaleur, qui invite à la nudité, offre au regard de l’observateur un corps rugueux de jeune berger aux traits épais ; il dit le corps, sans ostentation, mais sans pudeur, comme le faisait déjà la Maja nue, il affirme l’Humain plus que le Divin, car simplement Jean le Baptiste s’est fait jeune garçon.

Jean-Paul Aubert et Marc Marti, El afilador (1808-1812)

El Afilador

Jean-Paul Aubert/Marc Marti

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El Afilador
 1808-1812
huile sur toile
68 x 50,5 cm
© Szépmüvészeti Muzeum Budapest, Hongrie.

Nous voici en présence d’un tableau de chevalet de dimension modeste que l’on associe habituellement à l’huile sur toile intitulée La aguadora avec laquelle il formerait un diptyque. Les deux toiles apparaissent réunies dans l’inventaire de 1812, réalisé à la mort de Josefa Bayeu, sous le numéro 13, « Una aguadora y su compañero ». Elles sont alors évaluées à 300 réaux. Propriétés du fils du peintre, Xavier Goya, elles furent vendues à Alois Wenzel, envoyé autrichien à Madrid, qui les expédia à Vienne. En 1822, elles passèrent aux mains du prince Esterhazy et furent transportées à Budapest où l’on peut aujourd’hui les admirer.

Plus encore que pour La aguadora, le contexte spatial dans lequel évolue le personnage du rémouleur semble avoir été négligé. En réalité le fond neutre et dénué de profondeur invite le spectateur à se concentrer sur ce qui, ici, importe le plus : le spectacle de l’homme au travail. Ainsi, le cadrage de ce tableau est exemplaire de l’originalité et de la modernité de Goya. D’abord, il abandonne toute idée de construction d’une perspective géométrique telle qu’on la trouve dans des peintures plus académiques. C’est l’agencement des couleurs et leurs contrastes, qui font surgir le sujet. Ensuite, il donne une grande immédiateté à la représentation, en privant pratiquement l’ensemble de toute profondeur symbolique et allégorique qui aurait pu être portée par des références topographiques par exemple. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une représentation « brute » ou « réaliste » (malgré la relativité de ce terme).

C’est à la fois un instant de pose et une scène. Celle d’un véritable corps à corps de l’homme et de l’outil. Légèrement penché vers l’avant, courbé sur sa machine à aiguiser, le rémouleur fait corps avec elle. De sa jambe droite il imprime un mouvement à la roue. Un mouvement circulaire dont parviennent à rendre compte quelques habiles touches de peintures blanches déposées aux abords de la lame du couteau. Sur le visage de l’homme, se lit la fatigue due à la dépense physique. La chaleur provoquée par l’effort est rendue par les touches de peinture carmin sur le visage. Sa chemise collée à la sueur, ouverte sur le poitrail, et dont les manches ont été relevées témoignent de l’effort. Le corps massif, les bras musclés, les grosses mains, la face épaisse, le dos déjà vouté et les épaules tombantes : tout dénote le corps du travailleur déformé par la routine du labeur. Le rémouleur, un moment distrait par la présence du spectateur, n’en poursuit pas moins son travail.

La manière de peindre est à la mesure de la vigueur qui se dégage du personnage. La matière est dense. La peinture est répartie en touches bien visibles. La pâte épaisse accuse les traits et souligne ce qui dans le corps fait masse et tension. On retrouve là encore l’originalité de l’Aragonais, qui préfère suggérer de cette façon plutôt que de rendre par un dessin détaillé.

La composition et la manière sont donc mises au service d’une représentation des effets du labeur sur le corps humain. Une violence de l’effort physique que l’on retrouvera dans La Forge (1812-1816).

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La Forge
c. 1812-1816
Huile sur toile
181,6 × 125 cm
©  Frick Collection, New York City

L’interprétation de cette peinture dont la date de réalisation demeure imprécise donne lieu à débat. Tout comme La aguadora, cette œuvre a pu être interprétée comme une allégorie de la résistance du peuple espagnol aux troupes napoléoniennes. Le rémouleur ne serait-il pas en train d’aiguiser les lames destinées à armer les combattants ? Une telle hypothèse demeure incertaine. On conviendra, en tout cas, que Goya ne retient pas de l’allégorie sa propension habituelle à la grandiloquence.

Cette représentation d’un homme du peuple au travail a souvent été interprétée comme l’un des meilleurs exemples du réalisme de Goya et comme la preuve de sa sensibilité à la condition des plus humbles. Elle préfigurerait, en somme, la peinture réaliste, qui quelques années plus tard, s’attachera à la représentation des classes laborieuses. On pense en particulier aux œuvres de peintres français comme Gustave Courbet ou Camille Pissaro ou de peintres anglais de l’ère victorienne. Pierre Gassier et Juliet Wilson voient dans ces personnages du rémouleur et de la porteuse d’eau « les premiers ‘prolétaires’ de l’histoire de la peinture »1 . Le qualificatif « prolétarienne » que l’on accole à cette toile, est sans doute à nuancer (Gassier et Wilson place du reste le terme de « prolétaire » entre guillemets). Le rémouleur n’apparaît pas ici comme un glorieux représentant de la classe sociale dans laquelle Marx va placer tous ses espoirs, mais comme un individu attaché à son outil de travail, pour ne pas dire aliéné, et ployant sous l’effort. L’expression d’une certaine dignité qui n’est, certes, pas absente du tableau doit être davantage associée à la satisfaction du travail bien fait qu’au sentiment d’appartenance à une classe sociale. Du reste domine l’idée que l’on affaire à un individu dans sa singularité et entièrement consacré à sa tâche. Ajoutons qu’à la différence de La forge, un tableau plus tardif, qui ainsi que son titre l’indique clairement, s’attache à installer un groupe de travailleurs, dans le contexte d’un atelier qui préfigure une forme de production industrielle, El afilador décrit un travailleur journalier probablement indépendant et dont l’activité peut être associée à un stade économique pré-industriel. La sorte de brouette sur laquelle repose la roue à aiguiser est là pour rappeler les conditions dans lesquelles s’exerçait l’activité du rémouleur qui, transportant son outil de travail avec lui, allait de village en village, de rue en rue, offrant ses services à la manière des innombrables artisans ambulants qui peuplaient les villes et les villages d’Espagne.

El afilador, tout comme La aguadora, plus que le précurseur des représentations du prolétariat offre, en définitive, la vision des Lumières sur le travail du peuple mis en avant comme valeur sociale.


1 Pierre Gassier, Juliet Wilson, Vie et œuvre de Francisco de Goya, Paris - Fribourg, Office du Livre – Editions Vilo, 1970, p. 242.

Jean-Paul Aubert/Marc Marti, La aguadora (1808-1812)

La Aguadora

Jean-Paul Aubert/Marc Marti

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La Aguadora
1808-1812
huile sur toile
79,68 x 52 cm
©  Szépmüvészeti Muzeum Budapest, Hongrie.

Ce tableau de dimension modeste est habituellement associé à l’huile sur toile intitulée El afilador avec laquelle il formerait un diptyque. Les deux toiles apparaissent réunies dans l’inventaire de 1812, réalisé à la mort de Josefa Bayeu, sous le numéro 13, « Una aguadora y su compañero » et évaluées à 300 réaux. Propriétés du fils du peintre, Xavier Goya, elles furent vendues à Alois Wenzel, envoyé autrichien à Madrid, qui les expédia à Vienne. En 1822, elles passèrent aux mains du prince Esterhazy et furent transportées à Budapest où l’on peut aujourd’hui les admirer.

De nombreux éléments amènent à considérer ces deux peintures de chevalet comme des œuvres très personnelles. Il n’est pas impossible que les deux tableaux aient été réalisés, à l’origine, afin d’orner des dessus-de-portes dans la maison que Goya possédait à Madrid, rue Valverde. Le cadrage en contre-plongée des modèles pourrait confirmer cette hypothèse. De sorte que le diptyque n’aurait pas été destiné à la vente ou à une présentation en public. En outre, bien que la date de leur réalisation ne soit pas connue avec précision, on peut supposer que les deux œuvres ont été achevées après 1808, autrement dit dans une période où Goya, se voit libéré en bonne partie des commandes. Le conflit qui vient d’éclater stoppe pratiquement son activité au service des institutions et des riches mécènes. Cet arrêt contraint, il va l’utiliser au service de sa liberté de création et peindre pour son plaisir. Enfin, La aguadora, tout comme « son compagnon » relève de la peinture de genre dont on sait qu’elle occupe une place très importante dans l’œuvre du maître aragonais, mais aussi qu’elle compte parmi ce qu’il créa de plus personnel, si l’on excepte les cartons de tapisserie.

Le tableau de genre aura donné à Goya l’occasion de peindre des scènes de la vie quotidienne avec une attention toute particulière pour des figures du peuple. La porteuse d’eau est l’une d’elles. Jusqu’au vingtième siècle, avec le cireur de chaussure, le rémouleur, le joueur d’orgues de barbarie et d’innombrables vendeurs ambulants, elle est une figure quotidienne qui peuple les rues des cités et des bourgades d’Espagne. En l’absence d’eau courante, elle se charge de transporter l’eau des puits jusqu’aux habitations. L’existence de porteurs d’eau ou de porteuses d’eau et attestée depuis des siècles aussi bien dans la peinture (Voir Velázquez, El Aguador de Sevilla) que dans la littérature (El Lazarillo de Tormes, El Guzmán de alfarache).

Ce n’est pas la première fois que Goya représente ce personnage populaire et il est tentant de rapprocher La aguadora d’un carton de tapisserie exécuté en 1791-1792 et intitulé Las mozas del cántaro, même si les deux tableaux diffèrent profondément. Car, ainsi qu’on va le voir, l’esprit de divertissement qui semble présider à l’exécution des cartons de tapisserie, a bien abandonné le peintre lorsqu’il exécute La aguadora. Il ne reste rien dans cette toile de la légèreté et des chatoiements de Las mozas del cántaro.

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Las mozas del cántaro
1791-1792
huile sur toile
262 x 160 cm
©  Musée du Prado

Remarquons, tout d’abord, que Goya fait le choix de disposer son personnage devant un paysage dont les lignes sombres et les masses grises légèrement bleutées confinent à l’abstraction. Cet arrière-plan, très neutre, renforce la frontalité du tableau et permet au regard de se concentrer sur son sujet. Les couleurs éteintes du fond soulignent, par contraste, la chaleur et l’harmonie des tonalités privilégiées par Goya pour les vêtements : une jupe au reflet cuivrés, un châle blanc croisés sur la poitrine et enveloppant les épaules, une large toile orangée ceignant la taille afin de soulager le corps du poids de la cruche. Celle-ci, de couleur ocre, et disposée de manière à ce que la « règle » des deux tiers soit scrupuleusement respectée, attire le regard du spectateur. Sa présence ainsi que celle des gobelets en étains disposés dans un panier d’osier, permet d’identifier l’office de la jeune femme et justifie le titre donné postérieurement au tableau.

Le regard du spectateur se déplace naturellement jusqu’au visage que la lumière du jour illumine, soulignant la finesse de ses traits. Autant que le visage lumineux de la jeune femme, c’est la pose qu’elle adopte qui d’emblée retient l’attention. Bien campée sur ses jambes légèrement écartées, la lourde cruche posée sur sa hanche massive, elle nous fait face. Pour tout dire, elle nous toise, ou du moins nous impose le respect. S’il est avéré que le tableau avait été conçu à l’origine pour surmonter une porte, alors le point de vue en contre-plongée ne fait que renforcer l’idée selon laquelle Goya oblige le spectateur à lever les yeux sur cette femme qui nous contemple depuis un promontoire naturel. La porteuse d’eau soutient notre regard à moins qu’elle ne nous interpelle. Les jeunes filles de Las mozas del cántaro ne détournaient pas, non plus, le regard. Mais il semble que la posture cambrée de la porteuse d’eau, son port de tête et le léger sourire qui s’esquisse sur son visage soient moins les signes d’une volonté de séduire que l’expression d’un défi. Le regard et le geste ne sont ici ni aguicheurs, ni charmants comme ils peuvent l’être chez certaines jeunes femmes du peuple représentées dans les cartons de tapisserie. Ils expriment plutôt un sentiment de fierté. Du reste, c’est moins la beauté de la jeune femme que sa puissance et son énergie qui sont mises en valeur.

Cette attitude de la jeune femme explique probablement qu’en dépit de l’apparente simplicité du sujet La aguadora ait donné lieu à des interprétations contradictoires.

L’expression du personnage ajoutée à l’aspect monumental de la composition qui confère à la jeune femme force et dignité ont pu conduire certains critiques à  voir dans cette œuvre un hommage aux héros anonymes de la guérilla contre les troupes napoléoniennes. Ainsi Goya aurait-il fait le portrait de l’une de ces femmes chargées de porter de l’eau aux combattants. Le peintre n’ignorait probablement pas le rôle que les femmes avait tenu dans la lutte contre l’occupant ni l’héroïsme dont avaient fait preuve certaines d’entre elle. Du reste, certaines des gravures des Desastres rendent compte de leur bravoure. Toutefois l’interprétation allégorique demeure invérifiable et l’absence de toute contextualisation ne plaide pas en faveur d’une telle hypothèse.

Portrait d’une femme du peuple, ce tableau a également été évalué au regard des nombreuses représentations de femmes qui peuplent l’univers de Goya. La aguadora témoigne-t-il de l’émergence dans l’œuvre de Goya d’un nouveau modèle féminin ? Il se distingue, à n’en pas douter, des nombreux portraits de femmes séductrices, voire aguicheuses qu’avait réalisés Goya. Il n’entre pas davantage dans la lignée des représentations de femmes victimes de la société comme dans certains Caprichos, ou de la guerre, comme dans certaines gravures des Desastres de la guerra (n°50, Madre infeliz, n°52 No llegan a tiempo). Bien que digne et fière, la porteuse d’eau semble également éloignée de la femme combattante prête à mourir pour une cause ou pour défendre son honneur telle qu’on peut la voir dans certaines gravures des Desastres. La aguadora offrirait donc le modèle, moins courant, de la femme travailleuse. Un modèle que l’on retrouve néanmoins dans un dessin sans doute ultérieur de Goya, légendé « Lástima es que no te ocupes en otra cosa (1808-1814, J.Paul Getty Museum, Los Angeles)

Peut-être faudrait-il aussi rapprocher ce « dessus de porte » des peintures circulaires à la détrempe qui lui sont presque contemporaines (1801-1805, GW690-692, 227cm). En effet, une des ces trois peintures allégoriques qui étaient destinées à décorer l’entrée du palais de Godoy met en scène des jeunes femmes au travail. L’œuvre a été intitulée La industria : il s’agit de deux fileuses utilisant des techniques de l’industrie domestique et non des métiers à tisser industriels. Il s’agit certainement d’une allégorie propre aux Lumières. La Industria n’est pas à prendre comme une représentation de la mécanisation industrielle du textile, dont elle est très éloignée. Le terme "industria" doit être entendu comme une activité manuelle. Il s’agissait de l’encourager chez les femmes paysannes, afin de développer le pays par l’essor de l’économie domestique, selon l’idée que Campomanes avait exposée dans son traité Discurso sobre el fomento de la industria popular [1774]. La aguadora pourrait donc relever chez Goya de cet idéal des Lumières qui exaltait les classes laborieuses à travers le travail qu’elle exécutait. Il serait sans doute anachronique d’y voir une peinture « prolétarienne » comme le fait Fred Licht. Le spectateur voit en effet de la vigueur et de la robustesse dans le corps et l’attitude de cette femme, il peut même songer à l’opposer à la mollesse de quelques corps de nobles. Cette comparaison, certains textes de l’époque la faisaient déjà, elle servait principalement à exalter le travail comme vertu et comme valeur sociale montante. Sans pour autant être révolutionnaire, elle annonçait la rupture avec le vieil imaginaire nobiliaire où l’oisiveté était la marque des puissants.

Le couple qu’elle forme avec le rémouleur doit sans doute être considéré à partir de cette position idéologique.

Jean-Claude Seguin, Allégorie de la ville de Madrid (1810-1872)

Allégorie de la ville de Madrid

Jean-Claude Seguin

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Francisco de Goya
Allégorie de la ville de Madrid
Huile sur toile
260 × 195 cm
© Musée d'Hsitoire, Madrid

De tous les tableaux de Francisco de Goya, il est probable qu’Allégorie de la ville de Madrid est celui qui a subi le plus de manipulations au cours du temps. Que le commanditaire et le propriétaire de la toile soient la mairie de Madrid n’y est sans doute pas étranger. À sa manière, ces différentes modifications permettent de suivre le regard porté sur cette œuvre au cours du XIXe siìecle.

Histoire du tableau 

L’analyse de l’Allégorie de la ville de Madrid ne peut faire l’économie d’un rappel de la situation historique. À la suite de l’intervention militaire française, le nouveau roi, José Bonaparte fait son entrée dans la capitale le 20 juillet 1808, mais il doit battre en retraite et ce n’est finalement que le 22 janvier 1809 qu’il peut prendre possession de son trône. Cela va avoir pour première conséquence, une réorganisation de la mairie (28 août) et la nomination de seize nouveaux regidores (30 août). Parmi ces derniers on trouve Tadeo Bravo del Rivero, un avocat originaire de Lima qui s’était distingué par sa fidélité aux Bourbons. La municipalité, dans sa séance du 23 décembre va décider la réalisation d’un portrait du nouveau souverain :
Se hizo presente por el Sr. Corregidor que en todos los tiempos había tenido Madrid y su Sala Capitular un retrato del Soberano que ha gobernado estos dominios, de lo que carecía en el día la Municipalidad y debiendo corresponder a los singulares favores con que S. M. reinante ha honrado a la Municipalidad, le parecía propio el que se formase y colocase donde han estado los retratos de los anteriores soberanos, y enterado Madrid de esta Exposición acordó que desde luego se formase por el mejor artífice que se encontrase un retrato del medio cuerpo, de nro. actual soberano y se colocase en la Sala Capitular, como han estado siempre los anteriores Sres. Reyes, y a este objeto se dio comisión al Sr. D. Tadeo Brabo del Ribero, inteligente en el noble arte de la pintura, para que lo haga disponer por el profesor que fuere de su agrado, con la más posible brevedad, haciéndolo presente a Madrid para lo demás que corresponda.
Memoriademadrid, Libro de Acuerdos del Ayuntamiento de Madrid.

Que Tadeo Bravo del Rivero soit chargé de trouver le peintre pour réaliser ce tableau officiel n’est pas anodin. Francisco de Goya a fait son portrait trois ans auparavant, et il a placé, le 26 août 1808, à l’occasion de la proclamation du roi Ferdinand VII, plusieurs tableaux sur les balcons de la maison où il habite, la « casa del secretario Antonio Muriel », sur la place de las Descalzas, face au monastère de San Martin.

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Vista de la iglesia de San Martín, Dibujo de Juan de Villanueva grabado por Juan Minguet, 1758
© Biblioteca Nacional)

Parmi les toiles exposées, l’une d’elles est de Francisco de Goya, secondé par Asensio Julià. Elle représente une allégorie de la fidélité de Lima envers le nouveau souverain. La Gazeta de Madrid consacre plusieurs pages aux décorations que les Madrilènes ont préparées pour l’événement :

D. Tadeo Bravo, caballero maestrante, diputado de la ciudad de Lima, adornó con particular gusto la fachada del quarto entresuelo que habita frente a la iglesia de S. Martin. Toda ella estaba vestida de raso liso celestre con estrellas de plata. Llenó los 5 entrepaños de las rejas de pinturas alusivas al objeto de aquel día: la de en medio, hecha por D. Antonio Julia baxo la dirección del célebre D. Francisco Goya, representaba la fidelidad, y en segundo término un indio y una india peruanos, para indicar que era la fidelidad limeña la que en un medallón tenía en su mano el retrato de nuestro Rei. Las otras 4, pintadas por el pintor y grabador Don Josef Ximeno, eran la primera un león, que despertaba al ruido del vuelo de una águila, la que retrocedía de su dirección solo con mirarla aquel: la segunda, una matrona que figuraba la España, llevando amarrado un león que aterraba y destruía a sus enemigos: la tercera la religión al lado de un altar, donde se veía el humo de los holocaustos, y a sus pies la impiedad, la felonía, la perfidia &c.: la quarta representaba un sitio ameno, en que había un pedestal con un medallón del retrato de nuestro Soberano; varios genios llenos de júbilo y alegría lo adornaban con flores. Debaxo de cada una de estas pinturas había una gran tarjeta, y en ella una octava o soneto explicando el asunto de la pintura.


Gazeta de Madrid, mardi 6 septembre 1808, p. 1121.

Cette œuvre a disparu, mais on y trouve deux éléments – l’allégorie de la Fidélité et le médaillon avec le portrait du roi Ferdinand VII – qui annoncent indéniablement ce que sera l’Allégorie de la ville de Madrid. L’artiste choisi par la mairie, sur les conseils de Tadeo Bravo, ne peut être que Franscisco de Goya lui-même. Ce dernier va donc se mettre à la tâche et le portrait est terminé le 27 février 1810 comme l’annonce Bravo au conseil municipal :

También consta a V. S. que la misma Municipalidad tuvo a bien encargarme que se hiciere el retrato de S. M. por el más hábil profesor.

Lo es, sin disputa, DON FRANCISCO GOYA, cuyo talento ha sabido vencer las dificultades que ofrece la ausencia del rey, y el no haberse proporcionado hasta ahora otra alguna copia que la estampa de medio perfil, que grabada en Roma, tuve el honor de presentar, en una de las Juntas Municipales.

Con este corto auxilio ha compuesto ya el Sr. GOYA un cuadro digno por cierto de todos los objetos a que se dedica, y para lo que he hecho algunas de las ANTICIPACIONES QUE EXIGE LA ACTUAL SITUACIÓN DE ESTE DIESTRO PROFESOR.

Al mismo tiempo se está trabajando un ingreso correspondiente a la grandeza de este cuadro, que, así dispuesto, no puede bajar todo su coste de menos que de unos quince mil reales.

En este concepto he de merecer de V. S. lo haga presente a la muy ilustre Municipalidad.

Madrid y Febrero 27 de 1810.

Tadeo Bravo del Rivero


Cité par Felipe Pérez y González, Un cuadro… de historia, Madrid, Librería de la Asociación de Escritores y Artistas, 1910 (?), p. 52-53

Sans parler d’opportunisme, on ne peut que constater que le peintre sait s’adapter aux circonstances et ne rechigne pas, sans remettre en cause pour autant son patriotisme, à peindre le souverain en place, quel qu’il soit. Les liens avec l’usurpateur ne sauraient être niés et nous savons que Francisco de Goya participe d’ailleurs à une commission composée également de Manuel Nápoli et de Mariano Salvador Maella qui doit choisir une cinquantaine de tableaux à offrir à Napoléon ("Oficios, informes, comunicaciones y listados en relación con la Comisión de Manuel Nápoli, Mariano Salvador Maella y Francisco de Goya para la selección, incautación y reunión de obras para la formación de una colección de 50 pinturas de la escuela española para regalar a Napoleón, y otras tres colecciones para un Museo Público en el palacio de Buenavista, el Salón de Cortes y el Senado." CONSEJOS, 17787, Exp. 36. 1810-9-22 / 1810-11-12. Archivo Histórico Nacional). Par ailleurs, il reçoit, le 11 novembre 1811, l’Orden Real de España.

Un point qui n’a pas été éclairci porte sur la commande (un portrait « de medio cuerpo ») et sur la toile achevée où Joseph 1er se retrouve dans un médaillon au sein d'un tableau aux grandes dimensions. Francisco de Goya, comme l’explique Tadeo Bravo, n’a pu faire le portrait que d’après une gravure italienne, dans la mesure où le roi n’a pas pu ou n’a pas cru bon de poser pour l’artiste. Pendant plus de deux ans, l’Allégorie de la ville de Madrid, présente sa forme originale avec le médaillon de Joseph 1er. Or les modifications apportées ultérieurement font que nous ignorons quelles pouvaient être la nature et la forme du portrait de « l’usurpateur ». Sans qu’il soit possible d’apporter une réponse définitive, de nouvelles découvertes permettent d’avoir au moins une idée de l’original. En 2011, le Rijksmuseum d’Amsterdam, annonce que sous le portrait de Ramón Satué, réalisé par l'Aragonais, se cache une autre figure, celle d’un général d’Empire, qui pourrait être le propre Joseph Bonaparte. Nous savons, par les portraits qui nous sont parvenus, que le frère de l’Empereur porte les croix de la Légion d’honneur et des Deux Siciles et la Grand Croix de l’Ordre royal d’Espagne (désignée familièrement comme « orden de la berenjena »). Ces deux dernières distinctions ont été créées par Joseph Bonaparte. Sur le portrait caché nous distinguons clairement la dernière, sous laquelle se trouve la Légion d’Honneur et, à gauche, la croix des Deux Siciles. Difficile d’imaginer que quelqu’un d’autre puisse porter ces trois distinctions.

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Francisco Goya
1809-1813
Joseph Bonaparte ( ?)
© Rijksmuseum, Amsterdam

José Roxas y Sarrio
1808-1814
José Bonaparte
© Museo Ejercito, Madrid

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François-Joseph Kinson
Portrait en buste de Joseph Bonaparte
c. 1811
© Bowes Museum, Barnard Castle, Grande-Bretagne

Il est probable que le portrait de Joseph Bonaparte figurant dans le médaillon devait ressembler à celui que Francisco de Goya dissimule sous celui de Ramón Satué. Quoi qu’il en soit, la toile va rester en l’état pendant deux ans et demi environ.

Première modification

Cependant, la situation politique et militaire de l’Espagne va soumettre l’Allégorie de la ville de Madrid à de nombreuses vicissitudes. Le succès de Wellington à la bataille des Arapiles (22 juillet 1812), près de Salamanque, provoque le départ précipité de Joseph Bonaparte qui abandonne Madrid. C’est Charles d’Espagne, qui s’est distingué lors de cette victoire, qui est nommé gouverneur de la capitale. Indisposé de voir que le portrait de Joseph 1er figure toujours sur la toile de Goya, il demande au peintre de recouvrir le portrait du mot « Constitution ».

Deuxième modification

Mais les choses se précipitent à nouveau, et le 2 novembre de cette même année 1812, Joseph Bonaparte entre à nouveau dans Madrid. Le 30 décembre 1812, dans le Libro de acuerdos de la ville de Madrid, on peut lire la décision suivante du conseil municipal :

[…] Se hizo presente haberse notado que en el quadro alegorico que se halla en una de las Salas Capitulares, construido por el artífice Dn Jose Goya, con orden de Dn Carlos España se habia borrado el rostro del Sr. Rey Dn José primero, que se hallaba en él y puesto en su lugar la palabra Constitución. Y en su vista se acordó que se pase oficio al Dn Jose Goya, autor de dicho quadro pa que inmediatamte concurra a las Casas Consistoriales, y le vuelva a poner en el ser y estado qe se hallaba, borrando la palabra Constitución y substituyendo el rostro del Rey dn José.


Memoria de Madrid, LIbro de acuerdos, 30 décembre 1812.

Il ne faut que quelques jours pour que le tableau retrouve son état initial. Nous savons que Goya accepte la tâche, grâce à un document transmis au secrétaire de la mairie de Madrid, don Juan Villa y Olier, le 2 janvier 1813 :

Puede Usted hacer presente a la municipalidad de la villa de Madrid, que el quadro de la alegoría está ya como en su primitivo tiempo, con el retrato de Su Magestad, el mismo que yo pinté, como quando salió de mis manos.


cité par Felipe Pérez y González, Un cuadro… de historia, Madrid, Librería de la Asociación de Escritores y Artistas, 1910 (?), p. 84-85.

Mais sans doute considère-t-il qu’il s’agit là d’une basse besogne ou bien est-il occupé à autre chose, toujours est-il qu’il fait faire le travail par un de ses plus proches collaborateurs, Felipe Abás :

Señor Don Juan Villa y Olier. Mi discípulo Don Felipe Abás me ha dicho que diga yo lo que se le debe dar por su trabajo de descubrir el retrato de Su Magestad en el quadro de la alegoria que representa la Villa de Madrid hecho por mi mano, que Vsted lo ha ordenado así, y yo me combengo en hacer lo que Vsted ordena; lo que se le debe dar es, ochenta reales de vellón; según mi parecer es lo justo.

Dios g.d a V. ms as.

Madrid 2 de enero de 1813.


cité par Felipe Pérez y González, Un cuadro… de historia, Madrid, Librería de la Asociación de Escritores y Artistas, 1910 (?), p. 85.

Retour donc au point de départ… mais pas pour très longtemps.

Troisième modification

Le régime de Joseph Bonaparte vacille, et finalement, il doit renoncer au trône d’Espagne. Le 27 mai 1813, la dernière garnison française quitte Madrid. Il va de soi que l’Allégorie ne peut conserver le portrait de l’usurpateur et, de nouveau, le conseil municipal demande à Goya de modifier le contenu du médaillon, qui s’exécute, et replace le mot « Constitución » sur le portrait de Joseph Bonaparte :

Hizose presente un oficio a D. Francisco Goya, en razón de que se paguen sesenta reales al pintor que ha puesto las letras a la Constitucion en el quadro alegórico a la Villa de Madrid, que se halla en una de las Salas Consistoriales. Y se acordó páguese dicha suma.


Memoria de Madrid, Libro de acuerdos.

Pourtant, comme dans la première modification, Francisco de Goya laisse à l’un de ses amis peintres, Dionisio Gómez Coma, le soin de cette retouche pour laquelle il perçoit 60 réaux :

60 rs a D. Dionisio Gómez por haber puesto las letras de la Constitución en el cuadro alegórico de la Villa de Madrid, colocado en una de las Salas Consistoriales.


Contaduría del Ayuntamiento, 1ª 273-1, cité par Felipe Pérez y González, Un cuadro… de historia, Madrid, Librería de la Asociación de Escritores y Artistas, 1910 (?), p. 86-87).

Quatrième modification

C’est sans doute en 1814 –il ne semble pas rester de documents relatifs à cette nouvelle retouche – qu’un nouveau portrait de Ferdinand VII prend place dans le médaillon et fait disparaître le mot « Constitución ». Là encore, Francisco de Goya a dû laisser le soin à un autre artiste de réaliser ce repeint que l’on ne connaît que grâce à la transformation suivante.

Cinquième modification

La tableau ne sort pas indemne du Triennat libéral (1820-1823) : Juan Rodríguez, « oficial 2º de la Secretaría » lacère la toile d’un coup de baïonnette dans un élan patriotique… Visait-il le portrait de Ferdinand VII ? On peut l’imaginer. Par patriotisme ? Sans doute… Mais la figure  ne devait guère être flatteuse pour le monarque. En effet, dès 1823, on demande au grande peintre Vicente López (1772-1850), à qui l'on doit l'un des plus beaux portraits de l'Aragonais, d'en peindre un nouveau par-dessus.  En 1814, Vicente López avait été nommé peintre de chambre par Ferdinand VII en remplacement de Mariano Salvador Maella qui s’était trop compromis avec Joseph Bonaparte.
1826lopezgoya 1830goyfernando

Vicente López y Portaña
Francisco de Goya
1826
Huile sur toile
93 x 77 cm
© Musée du Prado, Madrid

Vicente López y Portaña
Fernando VII, vestido de paisano
1830
Huile sur toile
95,4 x 69,5 cm
© Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, Madrid

 
Vicente López est chargé par la mairie de Madrid de recouvrir le portrait imparfait et sans doute abîmé du roi par un autre plus ressemblant :

Excmo. Señor :

En cumplimiento de lo acordado por V.E. y que me manda por su anterior decreto, debo manifestarle que en el mes de Junio de 1823 se me mandó por los señores Regidores Comisarios de Casas Consistoriales, que lo eran los señores de D. José de Sierra González y D. Rafael Manuel de Goyri, pasade a casa del pintor D. Vicente López el cuadro que representa a la villa de Madrid con alegoría del retrato de nuestro augusto Soberano el señor D. Fernando Séptimo, pintado por el profesor D. FRANCISCO GOYA, para que mudase el referido retrato por estar poco parecido al original y en su lugar hiciese otro con más semejanza; y cumpliendo con dicha orden entregué el insinuado cuadro al nominado D. Vicente López, quien parece se ha visto con dichos señores Comisarios y se hizo cargo de esta obra que ha entregado concluida a mediado de Septiembre del presente año: Siendo cuanto puedo decir a V.E. sobre este particular.

Madrid 3 de Octubre de 1826.

Excmo Sor.

Juan Antonio del Río


Archivo Municipal, Madrid, signatura 3-102-101. Cité par Felipe Pérez y González, Un cuadro… de historia, Madrid, Librería de la Asociación de Escritores y Artistas, 1910 (?), p. 104-105.

On peut s’étonner de voir que le peintre met plus de trois ans à modifier la toile qu’il conserve d’ailleurs chez lui sans que la mairie ne semble s’en soucier. C’est finalement peu de temps après la réalisation du portrait de Francisco de Goya, de passage à Madrid, en 1826, que Vicente López va donc remettre la toile modifiée. Il est évidemment regrettable, dans ce cas comme dans les précédents, de ne pas disposer d’informations ou de documents sur ces transformations, mais on peut imaginer que l’artiste – compte tenu des dimensions du médaillon – ait pu choisir un portrait en buste. Toujours est-il que, cette fois-ci, la modification eut une durée de vie plus longue…

Sixième modification

Ce n’est finalement qu’en 1841 que l’Allégorie va de nouveau subir une nouvelle transformation. La mort du souverain, en 1833, n’a pas eu de conséquence sur la toile, mais tel n’est pas le cas de la chute de la reine régente Marie-Christine qui va voir le triomphe de Baldomero Espartero. C’est en effet le 21 mai 1841 que la mairie de Madrid, en la personne de D. Juan José Aróstegui, se préoccupe du tableau de Goya et demande que soit effacé le portrait de Ferdinand VII :

Expediente formado a virtud de una petición del señor Procurador Síndico, D. Juan José Aróstegui, sobre que se borre el retrato de Fernando 7º del cuadro alegórico que hay en la Sala de Columnas y se ponga en su lugar el libro de la Constitución.


Archivo Municipal, Madrid, signatura 3-367-57. Cité par Felipe Pérez y González, Un cuadro… de historia, Madrid, Librería de la Asociación de Escritores y Artistas, 1910 (?), p. 107-108.

Cette nouvelle modification, dont on pouvait espérer qu’elle serait la dernière, ne va pas résister à la curiosité du nouveau maire de Madrid.

Septième modification

En effet, Ángel Carvajal y Fernández de Córdoba, marquis de Sardoal, va demander au peintre Vicente Palmaroli, en 1873, de retrouver sous les couches successives le portrait de “Pepe Botellas” peint par Francisco de Goya.

marquessandoal 1866madrazopalmaroli
Marquis de Sardoal
La ilustración Española y Americana
8 novembre 1883
Luis de Madrazo y Kuntz
El pintor Vicente Palmaroli
1866 – 1867
Huile sur toile
61 cm x 51,5 cm
© Musée du Prado, Madrid

L’artiste installe la toile dans son atelier et va successivement découvrir, en sens inverse, les différentes transformations du médaillon, mais hélas, l’œuvre originale de l’Aragonais a totalement disparu à cause des grattages. Palmaroli apporte alors la dernière modification et inscrit, à la demande de Carvajal, les trois mots qui figurent encore aujourd’hui : « Dos de Mayo », hommage à la résistance madrilène contre l’envahisseur. Le maire considérant que le fait historique n’est pas susceptible d’être à nouveau modifier. Certes, plus aucune modification n’est intervenue jusqu’à aujourd’hui, mais on peut signaler au moins une nouvelle tentative de modification proposé par l’un des membres du conseil municipal en 1911 :

Herejía artística

Se dio cuenta de una proposición del señor Valdivieso para que se proceda a la restauración del cuadro original de Goya, “Alegoría de la villa de Madrid”, y el Sr. Francos Rodríguez comenzó por suplicar a su autor que retirase su moción por entender que era una herejía artística que manos profanas se posasen sobre una obra del inmortal Goya.

El Sr. Valdivieso hizo historia del origen del cuadro en cuestión y de las vicisitudes por que había pasado el óvalo que en un principio tuvo el retrato del Rey José I, y pidió que, o se colocase sobre la inscripción de “Dos de Mayo”, que hoy ostenta, un retrato del rey intruso, o que, por los procedimientos adecuados, se quitase la pintura sobrepuesta hasta que apareciese el primitivo retrato pintado por Goya.

El Sr. Francos Rodríguez manifestó que si hubiera ahora otro Goya que realizara la obra no habría inconveniente; pero que estimaba que no se debía permitir que otras manos se posasen sobre obra tan maestra, proponiendo en último caso que se consultase con la Real Academia de San Fernando.

También se opusieron a que se retocase el cuadro los Sres. García Molinas, Kleiser y Dorado, acordándose, por fin, que pasara la proposición a la Comisión especial de monumentos históricos y se hiciese la consulta a la Academia de San Fernando.


La Correspondencia de España, Madrid, 15 avril 1911, p. 6.

Finalement, la Real Academia de San Fernando ne suit pas la proposition du conseiller municipal et l’Allégorie de la ville de Madrid est restée en l’état jusqu'à nos jours.

Cet historique permet également de s’interroger sur le statut du seul tableau de Francisco de Goya que possède la mairie de Madrid. Qu’une partie, finalement très limitée, ait donné lieu à autant de transformation montre que l’enjeu dépasse l’ovale et son contenu. L’essentiel est à chercher dans l’articulation entre cet ovale et le reste du tableau, mais plus précisément, entre le portrait effacé de Joseph 1er et la toile. Il s’agit en effet d’une œuvre à la gloire de l’usurpateur et l’élément scriptural (« Dos de Mayo ») ne peut être intégré à l’analyse globale. Nous partirons donc de l’état initial de l’Allégorie de la ville de Madrid avec le portrait du frère de Napoléon, même s’il nous est impossible de connaître la forme même de cette représentation.

Lecture du tableau

Toute allégorie étant, en quelque sorte, un assemblage d’éléments divers pouvant avoir valeur symbolique, il faut donc prendre en compte chacun des éléments qui figurent dans le tableau. En l’occurrence, la toile est également une somme d’allégories et de symboles qui rend sa lecture complexe et nous conduit à nous demander quel est le sujet d’Allégorie de la ville de Madrid. Il va de soi que l’élément déterminant qui justifie clairement le titre, c’est bien entendu, le blason portant les armes de la ville, situé sur la partie gauche, qui trouve son origine au Moyen Âge, et qui n'occupe qu’une petite part de l’œuvre.

1810allegorieblason

Sur le blason, les sept étoiles - seules six sont visibles - et l’ourse constituent un rappel de la grande ourse qui l’on retrouve dans les différentes légendes liées à la capitale et la présence de l’arbre est la trace d’un accord entre les autorités municipales et religieuses, en 1212, sur une répartition entre les espaces boisés (mairie) et les prairies (église). La tradition veut que l’arbre soit un arbousier, sans que l’on puisse en fournir une explication. C’est en 1554 que Charles Quint distingue la ville de Madrid en lui accordant les titres de « couronnée » et d' « impériale » et la couronne royale figure désormais dans les armoiries. Le blason vient ainsi, dans la toile, comme une marque d’identification de Madrid, et il est placé délicatement sur un coussin de couleur verte. Il est évidemment à mettre en relation avec l’autre forme ovale, le médaillon où figurait le portrait de Ferdinand VII.

1810allegorieovales

La complexité du tableau tient au fait que les deux ovales – qui pourraient se lire comme un redoublement ou une redondance – sont séparés par plusieurs figures anthropomorphes et une figure animale qui semblent les reléguer à un second plan, alors qu’ils devraient constituer l’essentiel de l’Allégorie de la ville de Madrid. Même si l’espace occupé par un élément picturale ne saurait être considéré comme totalement déterminant dans l’importance que nous devons lui accorder, il n’en demeure pas moins vrai que la toile installe les figures allégoriques et symboliques au cœur et au centre du tableau dans un triangle.

Les deux anges célestes portent des attributs qui les caractérisent : la trompette pour la renommée et la couronne pour la victoire. Dans son Iconologia, Ripa décrit la renommée comme une femme vêtue d’étoffes légères et transparentes, avec deux ailes blanches et tenant une trompette :

DONNA, vestita d'un velo sottile succinto a traverso, raccolto a mezza gamba, che mostri correre leggiermente, avrà due grandi Ali, sarà tutta pennata, e per tutto vi saranno tanti occhi quante penne, e trà questi vi saranno molte bocche, e orecchie, nella destra mano terrà una Tromba.


Cesare Ripa, Iconología, Padoue, 1625,p. 218.

1600romanelli  1770mariepierre

Giovanni Francesco Romanelli
Allegoria della Fama
XVIIe siècle
Huile sur toile
191,7 x 138 cm
© San Paolo Converso, Milan

Jean-Baptiste Marie Pierre
Allégorie de la Victoire
1770-1780
525 x 395 mm
© Art Institute, Chicago

L’allégorie de la Victoire, quant à elle, porte l’attribut de la couronne de lauriers. Il faut toutefois préciser que l’iconologie n’est pas un système figé et l’histoire de la peinture et de la gravure montre qu’en fait les attributs sont parfois confondus ou réunis. Dans le tableau de Goya, ils sont clairement associés et l’on admettra que « victoire » et « renommée » sont de fait superposées.

Les deux anges « terrestres » – sans doute de « bons génies » – ne disposent d’aucun attribut qui puisse les identifier comme allégories. Dans la composition du tableau, ils fonctionnent en écho aux deux figures allégoriques célestes.

Reste bien entendu la « matrone » et le chien qui occupent une place privilégiée, créant un lien entre le blason de Madrid et le médaillon où figurait le portrait de Joseph 1er. On s’accorde à y voir une représentation allégorique de la ville de Madrid. On retrouve la couronne qui figure sur le blason et le chien pourrait être la marque de la fidélité comme dans d’autres toiles du peintre. Il faut également tenir compte des mains tendues – celle de la matrone et celle de l’ange de la Renommée – vers le médaillon où se trouvait le portrait du roi. La composition du tableau met alors en évidence une forme de dynamique interne que va du blason au médaillon – placé entre ciel et terre –, mettant ainsi au service du portrait contenu dans ce dernier, la ville de Madrid. Rien n’interdit de penser que la composition fait même apparaître une sorte d’allégeance de la capitale au nouveau souverain.

1810allegorieovalestrianglefleches

Finalement, l'Allégorie de la ville de Madrid ne dévoile pas totalement son mystère dans la mesure où il combine l'allégorie de Madrid d'une part et le portrait du souverain d'autre part. L'ambigüité est donc inscrite au sein même du tableau, ambigüité que l'histoire du tableau lève en quelque sorte. Les modifications successives n'ont porté que sur l'ovale que l'on pourra considérer comme l'élément contingent et temporel - au fond, qu'importe que l'ovale porte un portrait de monarque ou une inscription - face à l'imtemporalité du reste du chef-d'oeuvre et par conséquent de Madrid.

Difficile toutefois de conclure sans évoquer l’existence d’une miniature due à l’andalou Diego Monroy y Aguilera, réalisée probablement la même année (1810) et qui représente l’Allégorie de Ferdinand VII dans laquelle il n’est pas interdit de lire un écho inversé du tableau de Goya. Dans un médaillon du même type, porté par deux chérubins, le portrait de Ferdinand VII – alors chassé du trône par Joseph Bonaparte – surmonté de l’archange Raphaël qui semble dévoiler le tableau. Cette figure biblique est le patron des voyageurs et pourrait être lue comme une possible allusion à l’exil forcé de Ferdinand VII en France. Enfin un ange – ou un génie – en pleurs, au pied duquel se trouve un sablier, semble attendre le retour du « deseado ». À l’arrière-plan, des vues de la ville de Cordoue. L’Allégorie de Ferdinand VII, œuvre splendide – Monroy est un remarquable miniaturiste andalou qui réside à Cordoue à cette époque – pourrait offrir une sorte de contrepoint à l’Allégorie de la ville de Madrid.

1810monroy

Diego Monroy y Aguilera
Alegoría de Fernando VII
c. 1810
gouache sur ivoire
80 x 72 mm
© Museo Lázaro Galdiano, Madrid

Philippe Merlo-Morat, El Entierro de la Sardina (c. 1812)

El Entierro de la Sardina (c. 1812)

Philippe Merlo-Morat

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1812entierro

Francisco de Goya
El Entierro de la sardina
c. 1812
óleo sobre tabla, 82,5 x 62 cm
© Museo de la Real Academia de Bellas-Arte de San Fernando

Nota: Según las fuentes, la fecha de realización del cuadro oscila entre 1808 y 1812 pero algunos van hasta 1816 o incluso hasta 1819, como por ejemplo lo afirma Giuliano Serafini en Vies d’artistes Goya, Paris, Editions Gründ, 2005, p. 96. De la misma manera, según las referencias, las dimensiones pueden variar de uno o hasta dos centímetros, por ejemplo 82 x 60cm. He conservado las dimensiones que precisa el Museo del Prado: 82,5 x 62 cm.

Introducción

Contextualización histórica

Después de la enfermedad que le dejó poco a poco cada vez más sordo y que le dio zumbidos terribles y jaquecas, Goya comunica por escrito y por señales. El artista conoce la soledad del silencio y por lo tanto un mundo nuevo de sonidos caóticos que modifica su aprensión de la realidad exterior. De regreso a Madrid, su imaginación se dirige hacia temas nuevos, hacia visiones nuevas. Pinta entonces once cuadros para la Academia de San Fernando que acompaña con una carta al director, don Bernardo Iriarte, documento en el que el pintor afirma, por una parte, que quiere ocupar su imaginación después de todos los males que le ha tocado y, por otra parte, para poder reembolsar todos los gastos relacionados con esta misma enfermedad. Son cuadros de gabinete, de pequeño tamaño, en los que el pintor considera que ha podido otrogar a la observación un lugar que no ocupa normalmente en las obras de pedido donde el capricho y la invención no tienen el espacio suficiente para explayarse.

Obra de gabinete

Este tipo de cuadros pequeños se llaman de gabinete, porque solían ser pintados para personas adineradas y ricos coleccionistas que los colocaban en su gabinete, sala pequeña y reservada en la que guardaban no sólo cuadros sino esculturas, libros pequeños, monedas, etc. Eran salas de acceso restringido a las que solamente accedían personas de su absoluta confianza


Un día... una obra  (consultado el 19 de julio de 2015)

Para Goya se trata de temas populares. Afirma que uno de esos cuadros, que todavía no ha acabado, representa una casa de locos, un manicomio. Nada nos permite asegurar que las cinco pinturas que hay actualmente en la Academia de San Fernando en Madrid forman parte de este grupo de pinturas:

El entierro de la sardina, (L’Enterrement de la sardine),

La procesión de flagelantes (La procession des Flagellants),

Una corrida de toros del pueblo (La course de taureaux dans un village),

El tribunal de la Inquisición o Auto de fe de la Inquisición (La scène de l’Inquisition),

-  El hospital de locos o Casa de Locos (La maison de fous).

¿Pertenecen estos cuadros al periodo 1808-1815? Por la técnica utilizada podría ser, pero las técnicas de Goya cambian mucho y no sólo en un sentido cronológico sino que le pintor no vacila en volver a utilizar técnicas usadas antes para algunos espacios de sus cuadros.

Goya pinta para él y no le importa el qué dirán o las reglas académicas. Este cuadro es como el lado opuesto, oscuro de las fiestas galantes de los cartones de tapicerías. El pintor no vacila en mostrar la hipocresía de esta España negra, trágica donde los personajes, antes elegantes y colorados, se convierten en una muchedumbre hipócrita que lleva máscaras, caretas, que grita, una muchedumbre loca.

Este cuadro está muy cercano al de El hospital de locos y al de El tribunal de la Inquisición. La temática estriba en la relación íntima entre la razón y el instinto, temática muy sadiana. El denominador común parece ser una especie de locura, el delirio de la razón, la exaltación del espanto. Las fuerzas oscuras rigen a la muchedumbre y, como lo anuncia Giuliano Serafini, El entierro de la sardina “préfigure l’humanité hagarde et difforme d’Ensor (Giuliano Serafini, Vies d’artistes Goya, Paris, Editions Gründ, 2005, p. 96.)

El tema: la fiesta y procesión del Entierro de la sardina

Se trata seguramente de la obra titulada Baile de máscaras en el inventario hecho a la muerte de Goya. “En el dibujo preparatorio (Museo del Prado) aparece el rótulo MORTVS en el estandarte, que fue también la primera idea de Goya para el cuadro y aún es visible, con un esqueleto, bajo el rostro sonriente de Momo. Así, la apariencia festiva deja entrever amargura y violencia, con un vigor expresionista muy próximo a los Disparates (1816-17) y anticipando las Pinturas Negras (1820-23) (Europeana,  consultada el 19 de julio de 2015).

El entierro de la sardina es un periodo de tres días previos al miércoles de ceniza. De esta forma se daba principio a cuaresma, o sea a los cuarenta días de penitencia hasta la fiesta de la Resurrección de Jesucristo. Es el último día del carnaval, carnestolendas (Pensar en los personajes de Cuaresma y de Carnestolendas en El libro de Buen amor.). Si el carnaval es un periodo de provocación y transgresión, la fiesta de la Sardina era lo máximo ya que era el último día durante el que se podía transgredir. Es una fiesta alegórica de la Carne, del cuerpo en movimiento.

Goya recuerda y representa la tradición medieval y la fiesta de la última jornada de estas celebraciones. Todo el mundo está “al revés”, lo que se acepta en tiempo de carnaval. Se puede entonces transgredir la moral, dejarse llevar por los más bajos instintos: los pobres se hacen pasar por ricos o mejor dicho los ricos y la nobleza se hacen pasar por pobres, pastores… como lo hacía María Antonieta en Francia unos años antes. Se acepta el caos con tal de que se regrese al final de todo al orden inicial.

La problemática

Aparentemente, se trata de una escena callejera en la que se puede observar cómo Goya logra pintar los rasgos sicológicos de cada uno de sus personajes. No tenemos que olvidar los orígenes populares del pintor que hace que conozca bien al pueblo al contrario de la aristocracia y de la alta burguesía con la que el pintor trataba a diario pero que no se mezclaba con la plebe. En todas estas obras, Goya pinta con muchos detalles y pormenores las expresiones de los personajes y todas las emociones que puede experimentar el ser humano: risa, sonrisa, llanto, pánico, horror, espanto…

Es como si el pintor nos diera a ver en una instantánea, la muchedumbre captada en movimiento. La gente celebra el final de Carnaval a orillas del Manzanares alrededor del estandarte de Momo.

Pero, detrás de esta aparente fiesta anodina y tradicional, ¿qué es lo que se oculta? ¿qué es lo que nos quiere decir el pintor? ¿Cuál es el mensaje que quiere que su receptor –su comprador, su espectador contemporáneo así como el espectador actual- capte?

Análisis

 1812entierrosardinafilm

Nota: Varios elementos del análisis no aparecen escritos en estas hojas y se podrán entender con facilidad al visionar el power point. Por lo tanto, el power point y el análisis escrito se complementan.

Una estructura que combina circularidad y estratos horizontales

Estructura circular: el movimiento del baile y de la fiesta…

El pintor propone, primero, una escena central, bien delimitada: en su centro unos personajes que se mueven, que bailan. En este cuadro, lo que sobresale, por esta misma estructura circular es el bullicio, la fiesta, el baile y, lo veremos, el sentido de transgresión que sugiere toda fiesta de carnaval. Goya juega con la idea de desequilibrio introduciendo figuras inclinadas que refuerzan la idea de baile y de movimiento incluso para el estandarte.

Por otra parte, el artista opone a estas figuras femeninas centrales, las caras de los niños en la que se puede ver el pánico o incluso el terror a las mujeres que bailan con sus máscaras alegres.

Las zonas horizontales superpuestas: una escena dramatúrgica crítica de la sociedad

A la forma circular central se añade una superposición de franjas horizontales -estratificaciones- que podemos considerar desde abajo hacia arriba:

-       El público sentado que asiste a la escena, como si se tratara de un verdadero espectáculo, de una escena en una obra de teatro y todo lo que implica de ficción de fingir, de papeles que desempeñan los unos y los otros. En el público de izquierda a derecha, el artista pinta tres grupos de dos personas cada vez, lo que muestra la variedad del público:

  • Dos adultos: dos hombres o un hombre y una mujer. Sexo que no podemos definir porque llevan máscaras. El que está más à la izquierda aprieta en sus brazos al otro personaje que no mira la escena quizás por miedo. O se trata solamente de una pareja abrazada.
  • Dos niños: el de la izquierda aplaude mientras que el de la derecha enseña con su mano y su dedo derecho en dirección al escenario, como para mostrar al espectador (es decir nosotros) lo que hay que ver. En este caso, sin mirarnos a los ojos, desempeña el papel de admonitor.
  • Una madre con su bebé: ambos miran en dirección a los personajes que bailan y bien percibimos las manos juntas del bebé como si aplaudiera a pesar de su baja edad.

-       La escena principal: el baile con las mujeres desarticuladas que parecen payasos, (pensar en El pelele de los cartones) que parecen bailar una jota con los brazos en alto (¿referencia a la región aragonesa de donde es Goya?)

Las máscaras: las hipocresías por antonomasia

La multitud (casi podríamos decir la muchedumbre) de máscaras remite por supuesto al final del carnaval, pero aparece también en este cuadro como la traducción de un caos. Lo carnavalesco, como lo precisa Bajtine, este mundo en el que reina la inversión de todos los valores y de todos los papeles sociales, la animalización de lo humano, donde no sabemos si estamos en una comedia o en una tragedia, al menos que estemos en una tragicomedia muy española.

Y así, las máscaras sonrientes ocultan algo oscuro y amenazante: el terror ante la muerte, la desaparición absoluta. Si solo puede comprenderse a un individuo, en última instancia, como un ser social y comunicante, la transgresión definitiva de lo instituido deviene la nada, el vacío, el silencio. Francisco de Goya:


El entierro de la sardina (consultado el 19 julio 2015).

Una obra que anuncia ya las Pinturas Negras y quizás las interrogaciones o incluso los miedos del artista que pasan por su filtro muy peculiar de la ironía o del humor irrisorio que logra traducir con sus pinceles.

Crítica de la sociedad y de la Iglesia en particular

En un boceto de esta pintura, no aparecían las mujeres de claros vestidos que actualmente pueden verse allí. En su lugar Goya había pintado monjes, y el estandarte, en vez del rostro macabro que en él aparece, estaba escrita la palabra “MORTUS”. Estos detalles pueden constatarse a través de un análisis de esta obra de Goya con un equipo de rayos X.


 El entierro de la sardina y Un día... una obra (consultados el 19 julio 2015.)

Al final de todo, Goya cambió: los monjes o monjas se transforman en jóvenes -hombres y mujeres- que llevan caretas o maquillaje a efecto de máscara.

Una estructura en tríptico

Además como para rematar y enmarcar aún más la parte central del baile, Goya juega con una estructura en tríptico con la parte central –el baile- bien delimitada:

  • a la izquierda dos personajes: uno, con un vestido que podría recordar a los soldados del XVII y con una pica o un puñal en la mano, como si fuera un picador a punto de picar a los personajes-animales que están delante de él, al menos que sea una insinuación sexual. Un poco más abajo, un segundo personaje que parece emerger del rincón izquierdo, muy ambiguo ya que se trata de un hombre disfrazado de oso pero bien podríamos creer que es un oso amaestrado.
  • a la derecha, de la misma manera, dos mujeres con un vestido gris-verde y un velo blanco, cierran la escena. Espectadoras con las manos juntas, como rogando, sus facciones traducen la sorpresa o la interrogación frente a tal escena.

-       Detrás: la muchedumbre, la procesión, el pueblo y las fiestas populares, el movimiento humano con aparente alegría

Los niños

Los alegres participantes del "entierro de la sardina" ocultan tras sus máscaras coloridas, rictus de pánico. Los niños que aparecen en el cuadro de Goya simbolizan un orden totalmente extraviado, que la multitud enloquecida destruye en un acto de desesperación ante la inminencia de la catástrofe.


El entierro de la sardina (consultado el 19 julio 2015.)

Recuerda la serie de los seis cuadros titulados Los juegos de niños (He analizado esta serie en un artículo titulado “Los niños y Francisco de Goya y Lucientes (1746-1828): la serie de Los juegos de niños (1776-1785)” in Hommage à Jacques Poulet – Textures hors série (Maria Eugenia Malheiros-Poulet & María Angélica Semilla Durán coord.), Lyon, Langues et Cultures Européennes-Lyon 2, 2010, p. 365-379, ISSN1253-5044.)

-       La parte alta que representa casi la mitad del cuadro: el paisaje con el cielo y los árboles… recuerda la paleta clara y variada utilizada para los tapices. De este paisaje sobresale el estandarte.

El estandarte de todas las hipocresías: Momo dios de la burla

Las máscaras son todas satíricas. En particular la que está en el estandarte que es la de un rostro satírico que combina humor y sarcasmo. ¿Es la sardina? ¿es el pintor? ¿se trata de un fauno lujurioso? ¿sería una representación alegórica de la sociedad española de la época tal como la percibe Goya? o ¿del dios Momo de la burla?

El dios Momo es una personificación del sarcasmo y de la burla o puede ser también la representación de la agudeza. Es el dios también de los escritores y de los poetas. En la mitología es el hijo de Nix, la noche, y se burló de muchos dioses y en particular de Afrodita de la que dijo que era muy parlanchina. Como no paraba de criticar, se le impone el exilio en el Monte Olimpo. Se representa con máscaras y lleva en la mano un muñeco o un cetro en forma de cabeza grotesca.

Acusación de la Inquisición por parte de Goya con muchos sobreentendidos políticos.

Una luz que acentúa la hipocresía

Se enfoca en los personajes del centro y en particular en las dos mujeres que están bailando que por llevar ropa clara, blanca, reflejan aún más la luz.

Y también en el paisaje, y en particular en las nubes que, de la misma manera, por ser claras (blancas) reflejan aún más la luz.

El pintor interpone entre estas dos zonas claras, el estandarte pintado con colores oscuros, e introduce así un fuerte contraste blanco-negro, claro-oscuro. Pero si el artista decide poner de realce estas dos zonas gracias a la luz es que quizás quieras establecer una relación entre ambas. ¿cuál es la relación entre estas dos zonas?

  • Puede ser una relación de antagonismo: las mujeres enmascaradas, desempeñan un papel que no es el suyo a lo largo de todo el año. Se nota por su vestido que forman parte de la clase alta y que durante estas fiestas dejan hablar todos sus instintos mientras que las nubes, elementos de la naturaleza no cambian por nada.
  • Pero bien se puede proponer otra interpretación, una relación de equivalencia: las nubes al igual que las caretas que llevan los personajes, y en particular las mujeres protagonistas, tapan, esconden… Estamos en pleno antagonismo fundamental de esta obra que es el revelar vs ocultar.

Las máscaras: las hipocresías por antonomasia

La multitud (casi podríamos decir la muchedumbre) de máscaras remite por supuesto al final del carnaval, pero aparece también en este cuadro como la traducción de un caos. Lo carnavalesco, como lo precisa Bajtine, este mundo en el que reina la inversión de todos los valores y de todos los papeles sociales, la animalización de lo humano, donde no sabemos si estamos en una comedia o en una tragedia, al menos que sea la muy española tragicomedia.

Y así, las máscaras sonrientes ocultan algo oscuro y amenazante: el terror ante la muerte, la desaparición absoluta. Si solo puede comprenderse a un individuo, en última instancia, como un ser social y comunicante, la transgresión definitiva de lo instituido deviene la nada, el vacío, el silencio.


 El entierro de la sardina (consultado el 19 julio 2015.)

Una obra que anuncia ya las pinturas negras y quizás las interrogaciones o incluso los miedos del artista que pasan por su filtro muy peculiar de la ironía o del humor irrisorio que logra traducir con sus pinceles.

La paleta cromática que otorga fuerza al poco rojo

En primer término, en la franja del público sentado, Goya combina colores opuestos que se excitan mutuamente: al anaranjado del personaje de la izquierda contesta el azul de los pantalones del niño a la derecha del grupo central de dos niños. Al rojo de la falda de la niña a la izquierda del grupo central de los dos niños responde el verde de la falda de la madre del grupo madre-bebé. Esta utilización de colores opuestos, también llamados complementarios, acentúa la franja baja del cuadro.

En todo el cuadro, predominan los tonos neutros como los grises, los negros o los marrones sobre los que destacan unos puntos llamativos rojos, amarillos y azules casi puros (saturados). Los rosados evidencias las caras o las caretas que se asimilan a caras de los personajes. El rojo saturado está colocado en puntos claves como las mejillas de las máscaras de las dos mujeres-protagonistas para evocar pómulos y este mismo rojo de su paleta, lo utiliza Goya para pintar otro estandarte menos visible (y del que casi nunca se habla y se ha hablado), en el fondo izquierdo y en particular, si uno se acerca, para hacer que sobresalga del fondo rojo del estandarte dos formas alargadas, como dos peces, -¿serían dos sardinas?- como una eco a las dos mujeres. ¿Eco humorístico, irónico o sarcástico, por parte de Goya?

Además, no tenemos que olvidar que el rojo es un color que Goya utiliza con parsimonia, sólo en puntos y momentos claves (pensar en las manchas de sangres de El tres de mayo que perecen haber sido puesto en el lienzo con los mismísimos dedos del pintor y no con un pincel).

¿Una crítica del absolutismo de Fernando VII?

Si se considera que la obra fue más bien pintada entre 1814 y 1819, podría ser entonces una crítica al absolutismo de Fernando VII quien regresó a España en marzo de 1814. La paleta que pone de realce las caretas podría ser también una crítica a esta hipocresía del rey quien había prohibido este tipo de fiestas, pero a pesar de todo, la gente las seguía practicando.

El toque del artista cambió también: más corto, nervioso con la utilización de una gran cantidad de pintura en ciertas zonas. La técnica de Goya es la de la pintura a espátula.

Incluso, algunas zonas del cuadro se asemejan a los cartones de tapicerías por la paleta utilizada, como por ejemplo la mitad superior del paisaje que es la misma que muchos de los cartones.

Conclusión

Este entierro es la traducción de la hipocresía de la comedia de la vida. Estas caras-máscaras provocan un como rechazo.

Parecería que este Goya visionario -que en etapas posteriores se dejaría llevar hasta el límite de su oscura creatividad- nos expresara que en cierto sentido todos estamos atrapados en un ritual como el del "entierro de la sardina": existir tal vez no sea sino un juego apocalíptico, un carnaval vacío, que tras una serie de pantomimas y muecas, palabras y pretextos, solo tratara de disimular la pavorosa revelación de nuestra finitud.


 El entierro de la sardina (consultado el 19 julio 2015.)

En realidad, ¿qué celebra la multitud del cuadro? Cual si se tratara de un ritual pagano, los participantes de este macabro carnaval se precipitan en un frenesí apocalíptico. El mundo del que se mofan es un ámbito en decadencia. Pero tras el final de esta realidad, todo es incierto.


El entierro de la sardina (consultado el 19 julio 2015.) 

Goya denuncia esta hipocresía, esas apariencias de una fiesta que es más la de un fin del mundo.

Apertura y paralelismo

Este análisis puede tener complementos en los documentos siguientes:

1814goyasardina

Francisco de Goya (attribuido)
Una función de máscaras (El entierro de la sardina) 1814-1816 c. (?)
237 x 190 mm, tinta parda a pluma y pincel sobre trazos de lápiz negro sobre papel verjurado agarbanzado
©  Museo del Prado, Madrid

1936solanamascadras

José Gutiérrez Solana
Máscaras con burro, 1936
Óleo sobre lienzo, 204 x 149
©  Colección Banco Santander

Un cuadro de Gutiérrez Solana titulado Mascaras con burro, 1936, en el que se nota la gran influencia que Goya ejerció en este pintor español de principios del siglo XX. La diapositiva en power point pone de realce no sólo la misma temática de la máscara sino también y sobre todo la estructura que es bastante similar a la de Goya. Esta diapositiva forma parte de una conferencia impartida el 13 de octubre de 2011 en Santander, en la Fundación Botín-Banco de Santander, sobre la obra de José Gutiérrez Solana, conferencia titulada Máscaras, espejos y especularidades en la obra pictórica y escrita de José Gutiérrez Solana.

1936solanamascarasfilm

 Bibliografía/Webografía

Jean-Louis Augé et Cécile Berthoumieu, La Junte de Philippines (1815)

La  Junte des Philippines, le Chef-d’œuvre de l’Exil

Jean-Louis Augé, 2 mai 2015

telechargement

 1815juntafilipinas

Francisco de Goya
La Junte de Philippines
1815
Huile sur toile, 127 × 447 cm
©  Musée Goya, Castres

A Jeannine Baticle (1920-2014) - In Memoriam

D’un Musée, l’autre : au cœur de l’exil

Voici donc deux cents ans que Francisco Goya a peint ce grand tableau conservé au musée de Castres depuis 1894. Etrange destinée que celle de ce chef-d’œuvre idéal et quelque peu ignoré, il faut bien le dire, puisqu’il se situe dans un musée d’une ville de moyenne importance, encore en-dehors des grands itinéraires touristiques. Tableau essentiel dans l’œuvre du maître aragonais, tableau de tout premier ordre dans la peinture occidentale comme le disait Alfonso Emilio Peréz Sánchez, ancien directeur du Musée du Prado et qui, selon son opinion, aurait bénéficié d’une salle pour lui tout seul s’il avait appartenu aux collections du grand établissement madrilène.

Tout ce qui touche à cette grande peinture de Goya prend une dimension étonnante ; tout d’abord son exécution amplement étudiée par Jeannine Baticle1, son acquisition par Marcel Briguiboul en 1881 à Madrid alors que l’on ne connaissait Goya en France que par ses gravures et en particulier Les Caprices.

Sa présence au sein d’un musée de province assez éclectique et encyclopédique provoque de la sorte en 1947 cette extraordinaire mutation en un musée hispanique, chose que l’on doit au trait de génie du conservateur de cette époque, Gaston Poulain soutenu par Pierre Quoniam et la Direction des Musées de France sans oublier la ville de Castres. Par la suite, peu à peu, s’est réuni tout autour de la Junte, tel un vrai soleil doté de ses planètes nombreuses, un ensemble dédié à l’art hispanique dont on s’accorde à présent pour dire qu’il occupe une place de choix entre Madrid et Paris, suscitant un détour obligé pour ceux qui souhaitent aborder et admirer les témoignages de ce dernier2. Mais la surprise n’est jamais aussi grande que chez nos amis espagnols lorsqu’ils découvrent le musée Goya, surprise teintée à la fois de stupéfaction et de nostalgie pour toutes ces œuvres ayant quitté l’Espagne, en exil, ce à quoi on peut répondre que le musée de Castres est désormais une parcelle de ce pays lui-même forgé de plusieurs entités parmi les plus fortes qui soient. Tout cela grâce à La Junte des Philippines.

La Junte demeure donc un chef-d’œuvre de l’Exil, cette chose si grave que l’on ne peut l’évoquer sans un serrement de cœur, mais qui peut générer, parce qu’il y a douleur profonde et privation, des sommets dans la création artistique quelle qu’elle soit : musicale avec Frédéric Chopin, littéraire avec Pablo Neruda, Cervantes et bien entendu Goya lui-même puisque son retrait volontaire à Bordeaux s’est conclu par sa mort en 1828.

Ce tableau se révèle peu à peu, se dévoile en ses mystères comme un « piège à regards »3 avec pour argument premier et point de départ l’injuste bannissement du Ministre des Indes, Miguel de Lardizabal (1744, San Juan de Molino, Mexique - 1824, Vergara), exilé par Ferdinand VII monarque absolu dont le manque de culture, l’orgueil, la vindicte ainsi que la pusillanimité s’avérèrent désastreux pour le pays4. Le pâle visage du ministre, relégué sur la gauche de la composition, ne fut reconnu qu’en 1969 par Pierre Quoniam à partir du portrait peint par Goya en 1815 et conservé au Musée de Prague5La Junte des Philippines pouvait acquérir aux yeux de tous la dimension qu’elle recelait d’emblée : celle d’une peinture d’Histoire, critique de l’absolutisme certes, mais d’une portée philosophique immense.

Le Chef-d’œuvre caché, le chef-d’œuvre incompris

Par un paradoxe assez persistant La Junte des Philippines a rarement été commentée du point de vue de son esthétique. Michel Ribon6 et Fred Licht7 s’y sont essayés reconnaissant pour ce dernier la « puissance de l’imagination, l’assimilation parfaite de la technique et de l’intention expressive »8 , le chef-d’œuvre absolu. La comparaison avec Le Serment du Jeu de Paume de David ne prévaut que par opposition formelle ou son antithèse : à l’adulation ou l’exaltation patriotique du tableau de David vient s’affronter le sentiment du vide, de la vacuité de la salle ainsi que la passivité voire l’immobilisme des personnes présentes chez Goya. De même la comparaison avec La Cène de Léonard de Vinci ne peut nous convaincre tout comme l’assertion qu’il n’existe aucune perspective9 car les formes en sont « dérivantes et flottantes ».

Par contre la référence aux Ménines de Velázquez nous semble l’une des clefs de la compréhension du tableau de Goya. Tout d’abord parce que ce dernier admirait l’œuvre de Velázquez et avait reproduit en gravure, en 1778, le grand tableau de Velázquez. Au point de dire qu’il avait eu trois maîtres : Velázquez, Rembrandt et la Nature. A n’en pas douter chez Goya le sens de l’espace, de la mise en scène et la traduction de la lumière sont inspirés par les travaux du maître sévillan. En ce sens, nous pouvons observer que Velázquez, Goya et Rembrandt s’attachèrent à ces mêmes recherches d’économie de moyens picturaux et de traduction subtile de la lumière dans Les MéninesLJunte des Philippines et La Conspiration de Claudius Civilis10 . Velázquez avait 57 ans au moment des Ménines, Rembrandt 56 ans pour son énigmatique tableau et Goya 69 ans ; un âge certain pour les périodes incriminées et il serait tentant de se dire que la maturité chez l’artiste de génie peut entraîner cette propension à tout accomplir par la couleur, la couleur seule dans un sujet d’Histoire transcendant l’Histoire, la dépassant même.

En effet Les Ménines n’est-il pas ce tableau dynastique en premier lieu, devenu réflexion sur l’espace, la lumière, la brièveté de l’instant en apparence anodin ? La Conspiration de Civilis, autre sujet tiré de l’histoire antique, n’est-il pas transmuté en une mystérieuse assemblée de personnages investis d’une aura magicienne ? La Junte, enfin, participe de cette attitude toute particulière donnée aux très grands maîtres qui créent la modernité : l’œuvre pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses.

Nous sommes donc en face d’une image du pouvoir, d’une mise en image et en miroir. Notre question en tant que spectateur demeure de savoir de quel point de vue on se place, qui est légitime et jusqu’où peut nous conduire l’illusion de la Peinture. Dans quelle mesure les commanditaires de ces œuvres contrôlent-ils de tels artistes parvenus à de tels sommets de puissance créatrice ?

Signification et esthétique de la Junte des Philippines : une approche vertigineuse

On ne dira jamais assez que ce sont les artistes qui font l’œuvre d’art et non les Historiens de l’Art, les sociologues ou le pouvoir en place11 . Aussi ne nous trompons pas d’interrogations : Goya se livre-t-il à une critique du colonialisme ? Il est permis d’en douter car aucun symbole de ce dernier n’apparaît dans la toile, contrairement à l’action de la Compagnie12 où l’on constate les figurations allégoriques très usitées depuis le XVIè siècle en Europe. Goya possédait des actions de la Banque de Saint Charles qui deviendra la Banque d’Espagne ; il ne dénonçait pas quelque chose dont il devait ignorer à peu près tout en raison des distances énormes entre métropole et colonies des Philippines. Rappelons que le galion de Manille mettait deux ans pour son périple et qu’entreprendre ce voyage équivalait souvent à partir sans retour en raison des conditions précaires à bord mais aussi des devoirs à accomplir13 . A cet effet, le terrible Portrait de la mère Jéronima de la Fuente, peint par Velázquez en 1620 (Musée du Prado) porte témoignage : le modèle fonda le couvent Santa Clara de la Concepción de Manille, entreprenant le voyage à l’age de 66 ans, avec nombre de ses consoeurs du monastère Santa Isabel de Los Reyes de Tolède.

Son visage marqué par l’âge dit assez sa force de caractère. La véritable signification de La Junte des Philippines n’est autre que la condamnation de l’absolutisme et le constat lucide que dresse le peintre de la fatalité qui s’abat sur l’Espagne. Rappelons que seulement une année sépare les peintures du 2 et 3 mai 1808 (1814, Musée du Prado) de celle du tableau conservé à Castres et que l’on peut, outre le sujet d’Histoire, les considérer comme un triptyque. Le 2 et le 3 mai sont le témoignage du courage du peuple espagnol qui se dresse contre l’envahisseur français et subit l’affreuse répression de la part des troupes d’élite « du Tyran de l’Europe », Napoléon Bonaparte. Dans ces deux scènes bouleversantes, ce sont des soldats de la Garde Impériale qui sont figurés, comme l’a prouvé Jésus Maria Alia Y Plana, une manière de dénoncer de façon directe le pouvoir oppresseur. La Junte referme le propos autour de la désillusion (desengaño) car cet immense espoir des réformes incarné par la constitution libérale de 1812, vient se fracasser contre l’absolutisme de Ferdinand VII qui abroge celle-ci, rétablit l’Inquisition et se comporte lui-aussi en tyran. Autour du souverain14 , placé comme il se doit au centre de la composition (cf étude de composition mathématique) sont disposés, atones, ceux qui devraient réagir, tenants d’une nouvelle bourgeoisie d’affaire. Ils sont vêtus différemment, soit à la dernière mode (l’homme qui se détourne à droite de la composition,) ou encore portant perruque et bas blancs comme dans les années 1790-1800. « L’homme en gris », renversé en arrière, regarde le plafond, véritable incarnation de la rêverie intérieure. L’homme appuyé sur son bâton, à gauche du tableau, est assoupi. Il est vêtu sans recherche tel un petit actionnaire peut l’être ; on serait tenté d’y voir un homme du peuple que Goya excelle à représenter et qui dort profondément, alors qu’un an auparavant…

Tous les autres sont des ombres, des profils esquissés, des formes schématisées avec un brio hors pair, constituant ce théâtre d’ombre tout comme les personnages disposés derrière le bureau autour du roi font inévitablement penser à un jeu de poupées à bascule que l’on voyait autrefois dans les foires. Ce sont pourtant des portraits esquissés mais reconnaissables car Goya obéît aussi aux règles de la représentation officielle en vigueur.

A ce stade la question qui nous obsède demeure : comment donc cela est-il peint ? La venue au musée Goya du peintre Jean-Baptiste Sécheret15 ;a été déterminante puisqu’il a entrepris de copier La Junte dans sa totalité avec pour morceau de prédilection, le lustre représenté dans le tableau. Selon lui, elle a été exécutée rapidement avec une technique de fresquiste ; quatre à cinq coups de pinceau au centimètre carré suffisant tout au plus. L’ensemble a pu prendre trois à quatre mois ce qui semble plausible quand on sait que la demande pour la peinture avait été faite par la Compagnie le 15 avril 1815 et autorisée par le Roi le 20 avril. Le tableau est vu par l’Ambassadeur de Suède, La Gardie, le 2 juillet suivant alors qu’il est en cours d’exécution16 .

Enfin, Lardizabal est exilé en septembre 1815. Goya utilise plusieurs pinceaux ou brosses avec les nuances colorées dont il a besoin car sur un format aussi important, juché sur un échafaudage rudimentaire on doit économiser ses forces. Ceci aussi apparait comme probable : dans au moins deux œuvres de Goya on voit apparaitre le peintre tenant une botte de pinceaux : La Famille de l’Infant Don Luis (Fondation Magnani Rocca, Corte di Mammiano, Italie) et L’Autoportrait du Musée des Beaux-Arts d’Agen où dans une première figuration, modifiée par la suite, Goya s’était représenté tenant plusieurs pinceaux dans la main droite.

Goya peint avec méthode et avec bonheur : avec méthode car depuis le fond jusqu’au premier plan, il utilise les couches sous-jacentes. Ceci est particulièrement visible à gauche de la composition lorsque le rouge de la redingote du personnage assis à gauche de l’homme au bâton transparait sous la jambe de ce dernier. Le lustre, figuré par les éclats de lumière sur le cristal et non par le matériau qui le constitue a été peint « dans le frais » en une vingtaine de minutes selon Jean-Baptiste Sécheret. Nous sommes donc, comme le prétendait Jeannine Baticle dans le « far presto », la virtuosité pure d’un homme sûr de sa main et qui possède toute sa technique en gris colorés. Ces derniers permettent de passer de la lumière à l’ombre en « réchauffant » par des rouges orangés ou en « refroidissant » par des bleus verts la tonalité de base. Que dire de la traduction de la lumière, cette coulée lumineuse qui depuis l’unique fenêtre met en exergue les pôles essentiels de la peinture : le Roi, Lardizabal dans son exil, les actionnaires principaux à gauche. Goya se livre par-là à un effet « de boule de billard » entre la baie, le sol, Lardizabal et le Roi Ferdinand VII.

Plusieurs personnages à droite et à gauche parmi ces actionnaires sont regroupés par deux et par trois en des conciliabules secrets, prémisses des Peintures Noires (1819-1824).

Goya fait donc ce qu’il veut de ce sujet immense et tragique du pouvoir dans son immobilisme, lui opposant, semble-t-il son libre bonheur de peindre. Il trouve pour cela un plein écho en notre temps.

Manuel Ocampo est né aux Philippines ; avec courage il vient se confronter à cet immense chef-d’œuvre participant à sa révélation. Il lui appartient, redoutable gageure, de traduire La Junte dans une mesure qui lui est impérieuse : l’espace réel en trois dimensions, vérité de notre temps, lui aussi troublé, lui aussi desengañado, où le lustre est éteint mais bientôt doit briller.

1  Baticle (J.) : « Goya et la Junte des Philippines », in Revue du Louvre, avril 1984 n°2, p. 107-116 avec annexe III par Jean-Louis Augé.

2 Bensard (E) : « Un musée à la une. Le musée Goya de Castres », Dossier de l’Art Velázquez, n°227,  mars 2015, Editions Faton, Dijon, p. 90-93.

3 L’expression est de Vicky Skoumbi, Rédactrice en chef d’αληthεια, revue grecque de philosophie, psychanalyse et art.

4 Baticle (J.), Goya, Fayard, 1992, p. 413-418.

5 Ce portrait fut identifié par Martin Soria en 1960 seulement. Cf Soria (M.), « Goya’s portrait of Miguel de Lardizabal », Burlington Magazine, 1960, p. 161-162.

6 Ribon (M.) « Goya et la Junte des Philippines », article dactylographié, archives du Musée Goya, [v.1984], 33 pages.

7 Licht (F.) : Goya, Editions Citadelles-Mazenod, Paris 2001, p. 272-277.

8 Id. p. 272.

9  Id. p. 276. L’esquisse préparatoire de La Junte des Philippines conservée au Staatlichte museen de Berlin laisse apparaître deux fenêtres sur la droite et nous laisse à penser que Goya vit la salle où s’est tenue la réunion du 30 mars 1815.

10 La Conspiration de Claudius Civilis (Musée de Stockholm) est lui-aussi un chef-d’œuvre moins connu que La Ronde de nuit, datée de 1642. Peinte en 1661-1662, commande de la ville d’Amsterdam, elle fut reprise par Rembrandt qui recoupa le tableau : de 5 x 5m il en fit un format de 3,09 x 1,96 m.

11 Le peintre Courbet avait tenu le propos face au Comte de Nieuwerkerke, directeur du musée du Louvre sous le second Empire qu’en matière d’art l’Etat était incompétent.

12 Occhietti (R.) « De l’Invisibilité du capital : La Junte des Philippines de Goya (1815) », Racar, vol 38, n°1, 2013, p. 65-78.

13 En ce qui concerne les conditions d’existence à bord des navires, on peut se référer à : Kroell (A.),« Images de la mer du Sud au début du XVIII siècle. », in Images du Nouveau Monde en France, Edition de La Martinière, Paris et Centre d’Etudes hispaniques Francisco Goya, Castres, 1995, p. 103-108.

14 Signalons au passage que Ferdinand VII a derrière lui un dais qui supporte un grand tableau vide de représentation. Les analyses de laboratoire n’ont mis en évidence aucune composition sous-jacente (Portrait de Charles III ou Charles IV). Ceci semble cohérent puisque le Roi est présent en personne.

15 Jean-Baptiste Sécheret a été présenté au musée Goya du 20 mars au 14 juin 2015 après l’avoir été au musée d’art et d’histoire Louis Senlencq de Lisle-Adam cf Jean-Baptiste SécheretPaysages, Editions Lienard, Paris, 2014. Catalogue exposition Lisle-Adam et Castres.

16 cf Baticle, op. cit, 1992, p. 416.

 

La composition mathématique de La Junte des Philippines

Jean-Louis Augé

Une première approche de la construction mathématique de La Junte des Philippines avait été effectuée voici quelques années pour les besoins d’un document vidéographique. Il s’imposait de préciser certaines données et hypothèses de base notamment l’emploi d’harmoniques 1, du rapport 1/10eme, sans omettre la Section Dorée ou Nombre d’Or. Pour ce faire il a été indispensable de procéder à une nouvelle prise de vue photographique numérique qui a été le fait de François Pons.

Le montage d’étude s’est ensuite appuyé sur le format du tableau sur son châssis qui est donné en tenant compte de la feuillure du cadre doré, orné d’une frise d’acanthe. Comme il se doit le travail ne s’est pas effectué par ordinateur en raison des déformations dues aux écrans mais directement sur le cliché au moyen d’un rhodoïd sur lequel les tracés ont été effectués à la règle et au compas.

1815juntacomposition

En premier lieu la matérialisation des diagonales AC et BD ainsi que des médianes EG et FH a permis de constater que le point central de croisement O se situe sur la poitrine du roi; ce dernier est donc le centre de la composition. La partie supérieure de la fenêtre une fois prolongée (F5M) passe aussi par ce point central. Sur le côté supérieur AB la section F5B représente 1/10eme de ce même côté ou F5C2 n’est autre que le côté droit de la fenêtre elle-même. La largeur de cette fenêtre soit F4F5 (transposé en C3C2 sur DC) est de 1/16eme par rapport au long côté (20: 1,25=16) dans un rapport d’harmonique. La section F4B (ou C3C) c’est-à-dire du bord gauche de la fenêtre au côté BC représente 1/6eme du long côté (20:3,3=6,06).

Si l’on considère toujours ce long côté AB dans sa répartition AA5,A5F1 et F1B nous constatons que AA5=F1B; les points A5 et F1 étant obtenus par le report en arc de BG et AE (arcs A5E et F1G) c’est-à-dire le report de la moitié des côtés latéraux. Ces deux points A5 et F1 sont remarquables car ils encadrent en A5J et F1H2 le dais rouge au-dessus du roi, le lustre étant axé très précisément sur la médiane verticale FH. Nous observons encore que AB/ A5B ou AB/AF1 (20:12,5) = 1,6.

Ce choix du rapport 1,6 n’est pas anodin ; il s’agit de la règle du 8/5eme qui permet d’obtenir facilement un chiffre proche de la Section Dorée (phi=1,618...) qui est employé jusqu’à nos jours par des peintres pour sélectionner les formats des œuvres comme nous l’a indiqué Jean-Baptiste Sécheret.

Sur les côtés latéraux, Goya a pris là encore des rapports significatifs de 1,6 puisque BC/B4C= 1,612 (15: 9,3) et AD/E1D =1,612. Ces points sont très importants car ils permettent de trouver d’autres emplacements remarquables. Ainsi l’arc  E1I (sur DC par D) croisé avec l’arc D7F (report de AF sur AD) nous donne le point R c’est-à-dire le coin gauche du grand bureau. L’opération symétrique (croisement de l’arc FG2 et de l’arc B4H1) donne le point S soit l’autre coin du grand bureau. Le système de report par compas joue pleinement ; ainsi le point F6 et le point A1 sont situés sensiblement sur un rapport 1/12 (20:12= 1,66...) soit AB/F6B= AB/AA1 = 1,6. Le report de A1 sur AD par A et de F6 sur BC par B fait apparaître les points E3 et B2 qui réunis par une droite matérialise la partie supérieure du dais avec les points 7 et 8  intersections de E3B2 avec A5J et F1H2. Les deux points G2 (sur BC) et D7 (sur AD) obtenus par le report de F depuis B et A sur les côtés latéraux, autorisent la localisation du point Y c’est-à-dire l’emplacement de la tête de Lardizabal en croisant la médiane horizontale EG avec l’arc D7G2 obtenu à partir de H le milieu du côté inférieur.  On obtient ainsi l’un des points d’alignement du côté gauche de la fenêtre avec l’intersection des arcs G2D7 et B4H1 (depuis C). Le point Z, la tête de Muñarriz (fig 2), est issu de l’intersection de ce même arc B4H1 avec l’arc DC par H.

Toujours est-il que les obliques matérialisées par les lignes du sol convergent au point P qui est le point d’horizon fictif du tableau. Observons que certaines de ces lignes sont issues de B (BL) et de A (AC3) et que leurs points d’impacts sur le côté inférieur peuvent être significatifs : C3 est le prolongement du côté droit de la fenêtre. Ces rapports combinés se retrouvent dans la diminution des surfaces du sol lui-même. Ainsi G4 et D5 (sur BC et AD) sont en rapport 1/6 avec G6 et D3 car le rapport G4C/G6C = D5D/D3D = 4: 2,5 = 1,6.

Mais le plus intéressant, peut-être, demeure le calage du tableau représenté dans le dais au-dessus de Ferdinand VII (tracé jaune). Les quatre points W,X,V et U sont obtenus par le jeu des reports de compas :

- W par le croisement de W2-8 (W2 obtenu depuis 8 à partir de 4 par arc de report) et de W1X2 (X2 obtenu de 7 par 3)

- X obtenu par croisement de l’arc X1W2 et de l’arc F1H2 depuis le point G.

 - V obtenu par croisement de l’arc X2U2 et de l’arc V1-5 depuis le point 2 ; V1 étant le point d’intersection de la diagonale BD et de la droite F1H2.

- U obtenu par le croisement de l’arc W2V2 (depuis 8) et de l’arc U1-6 (obtenu depuis 1), 6 étant produit par la rencontre de F1H2 et de D8G1 ou l’arc DF2.

Si l’on considère , pour conclure, la figuration des lignes verticales qui depuis AB structurent la pièce elle-même (points A1,A2,A3, A4,A5, F, F1,F2,F3,F4,F5,F6,F7) nous constatons, là encore, des données remarquables:

- AA2 = 1/8eme de AB (20 : 2,5 = 8)

- AA3 = 1/5eme de AB (20 : 5 = 4)

- AA4 = 1/5eme de AB (20 : 5 = 4)

- F3B = 1/5eme de AB

- F5B = 1/10eme de AB

- A4 et F2 sont obtenus par le report des côtés AD et BC sur AB par A et B.

- G3 et D6 qui marquent l’assise du sol de la pièce et du bureau sont déterminés par l’arc D6G3 passant par Q. On remarque que QH =1-7 ou 8-2 mais surtout que le point Q est obtenu en reportant sur la médiane verticale 1/5 eme de la longeur de AB (FQ = 1/5eme de AB soit 20 : 4 = 5).

Goya respecte donc les règles de composition mathématique qui se pratiquent en peinture depuis la Renaissance. Un élément essentiel vient confirmer cette analyse : le petit traité de Fernando Brambila 2 publié par l’Académie de San Fernando de Madrid seulement deux ans après l’achèvement de La Junte des Philippines. On y découvre en particulier dans la planche 1a (fig 2a) un montage qui s’applique au grand tableau conservé à Castres. Goya faisait partie de la prestigieuse Académie madrilène et y enseigna la peinture; il ne pouvait ignorer les règles de perspective. Que cette Académie aie pris le soin de publier à l’usage de ses élèves (discipulos) un tel document prouve bien que l’art de peindre se devait d’être savant.

Les harmoniques et les proportions harmoniques furent employées tant en poésie, en musique, en architecture et en peinture. Il s’agit de rapports qui lient plusieurs nombres entiers tels 2, 3 et 6 puisque 6 divisé par 2 égale 3 et 6 divisé par 3 égale2 ; mais aussi 3 - 2 = 1 ; 6 - 3 = 3 ; 3 - 1 = 2. Ainsi les nombres 24, 16, 12 et  9 sont en proportion harmonique toute comme 6, 8 et 12 de même que 12, 16 et 24 sont dans une série harmonique car si l’on multiplie ou divise des nombres en proportion harmonique on forme une série harmonique nouvelle.

2 Brambila (F.) : Tratado de principios elementales de perspectiva que publica  la Real Academia de S.Fernando para uso de sus discipulos. Ordenado por el Director de esta Arte y del Adorno Don Fernando Brambila. Por Ibarra, Impresor de Cámara de S.M., Madrid, 1817, 27 p., 11 pl.Par ailleurs nous savons par une lettre de Leandro de Moratín en date du 9 juin1817 que Goya se passionnait de perspective car  le poéte conseille à une amie qui vit à Madrid, calle Valverde, de consulter le peintre afin
d’utiliser une chambre noire (cf. Baticle, Goya, ed.Fayard, Paris,1992, p.428)

 

La Junte des Philippines à Castres

Cécile Berthoumieu

Nous n’avons pas de trace du tableau de Goya après la dissolution mouvementée de la Compagnie. Il faudra attendre 1879 pour que l’œuvre réapparaisse sur un cliché d’un photographe français, Jacques Laurent. Ce cliché permettra bien des années plus tard en 1989 de refaire à l’identique le cadre original. Marcel Briguiboul (1837-1892), peintre et collectionneur d’origine castraise, achète le tableau le 7 mai 1881 chez l'antiquaire Guyo et Compagnieà Madrid. Le reçuretrouvé dans les archives du musée par Jean-Louis Augé nous apprend que le tableau fut payé 35 000 réaux à six copropriétaires dont quatre étaient présents lors de la vente1. Dès son retour à Paris, Briguiboul fait expertiser le tableau, à son domicile, 50 rue saint Georges. Le rapport de l'expert Haro en date du 4 août stipule : c'est « une composition originale, typique, digne de figurer dans un musée ». Le choix du peintre français est alors étonnant et perspicace pour l’époque : Goya n’est connu en France que pour son œuvre gravé. Comme l’indique Jeannine Baticle, il faudra attendre l’exposition rétrospective consacrée à Goya au Prado en 1900 pour que son talent soit reconnu en France.

Le tableau arrive roulé au musée de Castres, puis en 1895 il est restauré à l’atelier Cazals de Toulouse. Que se passe-t-il lors de l’intervention qui nécessite de transposer l’œuvre sur un nouveau support ? Un problème de solvants a sans doute dû rendre cette opération délicate nécessaire. Quarante-trois ans plus tard en vue de sa présentation à l’exposition « Peintures de Goya des collections de France » au musée de l'Orangerie à Paris en 1938, le tableau est à nouveau restauré, cette fois-ci par les ateliers du Louvre. En 1961, L’Assemblée de la Compagnie Royale des Philippines fait le voyage jusqu’à Paris, en train dans un wagon spécialement affrété par la SNCF, pour l’exposition « Francisco Goya y Lucientes 1746-1828 » au musée Jacquemart-André, suivie de l’exposition en 1963 des « Trésors de la peinture espagnole, églises et musées de France » au musée des arts décoratifs. Entre-temps, le tableau a subi un nouveau nettoyage par Jean-Gabriel Goulinat, restaurateur au musée du Louvre.

Depuis son retour, le tableau est accroché aux cimaises du musée de Castres devenu musée Goya en 1947 et n’est jamais ressorti. Plus récemment de 2005 à 2007 un comité de spécialistes franco-espagnol en lien avec le centre de recherche et de restauration des musées de France s’est à nouveau penché sur ce tableau hors du commun. Une étude de l'état de conservation et un diagnostic par le Cabinet Auger-Feige2 ont été réalisés. A la suite de cette étude en 2008, un nouvel éclairage est mis en place et le choix d’une intervention minimaliste est retenu. Les restaurateurs Hélène Garcia et Olivier Clérin du Centre de Conservation et Restauration du Patrimoine artistique de Gaillac procèdent ainsi au nettoyage du tableau en 2008.

En définitive, deux-cents ans après sa création, nous admirons à Castres un des derniers grands chefs-d’oeuvre de Goya, jusqu’ici méconnu, peu à peu redécouvert, extraordinaire condensé de l’histoire d’une Espagne tourmentée où l’humanité la plus sombre s’est dévoilée. A rapprocher des 2 et 3 mai dont il est quasi contemporain, le tableau de Castres interroge sur les dérives et la vanité du pouvoir. Seul le génie de Goya à cette époque était capable de retranscrire à travers un sujet « anecdotique » ce sentiment d’abandon, de désillusion. Claude-Henri Roquet3 en évoquant La Junte parle d’une sépulture, certes c’est la fin d’un monde, une sorte d’adieu mais pour Goya si l’exil est douloureux, la vie est ailleurs désormais, pleine d’espoir en France où il va continuer d’innover dans son art, comme il l’écrit lui-même dans un dessin particulièrement émouvant conservé au musée du Prado, J’apprends encore.

1 Jean-Louis AUGE, « L’Assemblée des Philippines, une magistrale parabole historique », in « Dossier de l’art », n°34, décembre 1996.

2 Françoise AUGER-FEIGE, Claire BERGEAUD, François MORIN et Christian MORIN , Etude de l’état de conservation de La Junte des Philippines de Goya conservée au musée Goya de Castres et préconisations d’intervention (Partie 1), février 2006.

3 Claude-Henri ROCQUET, « Goya », Buchet/Chastel, 2008, pp.263-268.

Marc Marti, Double autoportrait (1815)

 

Double autoportrait

Marc Marti

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1815autoportrait01 1815autoportrait02
Autoportrait
1815
Huile sur toile
51 x 46 cm
©  Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, Madrid

Autoportrait
1815
Huile sur toile
46 × 35 cm
©  Musée du Prado, Madrid

 

 

Nous proposons l’analyse d’un autoportrait que Goya semble avoir peint en double avec de légères variantes. Il s’agit des deux huiles sur toile où l’artiste s’est représenté au format buste. Elles sont identifiées toutes deux dans l’ouvrage de Gassier et Wilson : GW1551, 51x46, (musée de l’Académie de San Fernando) et de GW1552, 45,8x36,5, (musée du Prado). À l’heure actuelle, aucun élément matériel n’a permis d’identifier celle des deux toiles qui aurait servi de modèle à l’autre. Malgré les ressemblances, quelques détails permettent cependant de suggérer que leur destination était différente

 

Académie de San Fernando, GW1551

 

Cette toile est signée « Goya 1815 », soit un marquage minimal de l’œuvre. Ce qui attire d’abord l’attention c’est la posture peu académique. En effet le buste est très incliné, presque dans l’alignement des diagonales, suggérant un moment d’intimité pendant lequel le modèle se relâche. Il est vêtu de l’habit classique du peintre, avec une blouse sombre porté sur une chemise claire dont le col est largement ouvert, faisant émerger un cou puissant. Malgré le front dégarni, la chevelure est assez abondante. Le modèle a les yeux tournés vers le spectateur, le menton légèrement relevé, signe d’un regard appuyé et sûr. La bouche esquisse un demi-sourire sur un visage qui, malgré les soixante-neuf ans de l’artiste, semble relativement plus jeune, ce que suggère la peau lisse et brillante. Cette impression est renforcée par les couleurs, dontles tonalités orange et marron composent un chromatisme assez chaud. Le fond très sombre fait ressortir d’autant mieux le buste.

 

La couche de peinture sur la toile est épaisse. On remarque aussi que les parties les plus détaillées sont celles qui portent l’expression du modèle. La bouche, le nez, les yeux, le front sont modelés par le coup de pinceau et un subtil dosage de l’ombre. En revanche, ce qui apparaît comme accessoire semble presque négligé. L’oreille droite, la seule visible, semble à peine ébauchée, tout comme ce qui semble être les dentelles qui ornent le col de la chemise ou les plis de la blouse. De la même façon si les cheveux proches du front sont détaillés, la coiffure se perd pratiquement dans le fond de la toile. On retrouve là une pratique assez courante que l’Aragonais utilisait dans ses portraits, et qui est ici presque poussée à l’extrême, ce qui différencie cette œuvre de sa « copie ».

 

Musée du Prado, GW1552

 

Sur l’autoportrait du Prado, apparaît la mention « Fr. Goya Pintor / Aragonés / Por él mismo / 1815 ». Comme l’indique le catalogue du musée, ce portrait semble s’inscrire dans une représentation plus officielle que son jumeau. En effet, les précisions contenues dans la signature suggèrent que l’œuvre puisse par la suite être identifiée clairement (auteur et origine, nom du modèle, date). Il est probable que le tableau ait été peint à destination d’une académie de province (Valence, ou Saragosse) pour figurer dans une galerie de professeurs ou de membres.

 

Le caractère « officiel », suggéré par la signature, semble confirmé par le mode de représentation et la technique picturale. On remarque d’abord que la posture du modèle est ici plus académique et qu’elle correspond à celle que l’on trouve habituellement dans les portraits de buste, soit bien moins inclinée que dans la toile conservée à l’académie de San Fernando. Le regard et l’attitude sont aussi plus sérieux. Le demi-sourire est remplacé par une bouche légèrement pincée, le menton n’est plus relevé, mais les yeux continuent à regarder directement le spectateur. L’ensemble suggère une certaine dignité dans la pose, peut-être celle qui convient pour un vieux peintre dont le portrait va être accroché dans une galerie au milieu de confrères, ou alors celle qui sied au premier peintre du roi. Le fond est obscur et fait ressortir le modèle, mais il semble ne pas avoir été terminé car on y distingue nettement les coups de pinceau, comme une sorte de tourbillon. Le vêtement reste identique, une chemise dont le col est largement ouvert et sur laquelle l’artiste porte une blouse rouge foncé.

 

La technique picturale est plus académique. On constate d’abord que les détails sont nettement plus soignés, sans pour autant être totalement dessinés. Le modelé du col de la blouse rend une impression de volume. Les dentelles de la chemise semblent avoir été repeintes de façon détaillée et leur technique rappelle celle des débuts du portraitiste de cour, qui excellait dans cet exercice de virtuosité qui consistait à représenter la finesse des tissus. L’oreille, bien qu’encore assez impressionniste est plus détaillée que dans l’autre tableau. En ce qui concerne les couleurs, au lieu du chromatisme marron et orange plein de chaleur de son jumeau, Goya a opté pour un contraste assez froid entre les noirs, les blancs et le rouge foncé, qui fait aussi ressortir le rouge clair des lèvres pincées. La toile n’est pas sans rappeler, sur ce point, l’autoportrait d’Antón Raphaël Mengs (1761-69, 63x50, Madrid, Musée du Prado) ou celui réalisé par Salvador Maella en 1765 (43x38, Madrid, Académie de San Fernando).

 

Deux faux jumeaux

 

Les deux œuvres, si on les constitue en diptyque, peuvent nous révéler quelques éléments de la pratique de l’autoportrait. On peut d’abord supposer que cette pratique artistique assure deux fonctions sociales. D’une part, il peut livrer le moi intime du peintre, qui le destinera alors plutôt à un usage familial ou, plus narcissiquement, personnel. C’est à notre avis le rôle du GW1551, dans lequel Goya non seulement s’est représenté dans une posture détendue, mais aussi avec un visage avenant, suggérant un homme toujours plein de vie malgré son âge. Cette intimité se reflète aussi dans la liberté de la technique, extrêmement goyesque : épaisseur de la peinture, impressionnisme du détail, concentration du travail sur les parties les plus expressives.

 

Le portrait jumeau semble plutôt destiné à représenter certes le moi intime, mais sous l’apparence du moi social. La pose est plus digne, le sourire a disparu et la technique, curieusement, semble un peu plus académique. Goya n’ignore pas que les galeries dans les académies sont non seulement une façon de figurer les peintres illustres, mais aussi un endroit où l’on peut juger de leur technique, quand il s’agit d’autoportrait. En ce sens, la peinture duplique l’individu : elle le représente et elle dit comment il peint. Nous pensons ainsi qu’il ne faut pas voir les deux œuvres comme deux moments psychologiques distincts, Il n’y a pas d’une part un Goya optimiste, qui se serait représenté à demi souriant et en bonne santé et d’autre part un Goya souffreteux, ayant perdu toute raison de se réjouir. En réalité, ce sont les teintes plus académiques et le teint blanc du second tableau qui produisentcette impression. Mais tout cela s’explique par la différence d’usage social qui devait être celle de ces deux autoportraits.

 

Une fois encore, ces tableaux nous montrent comment l’Aragonais était capable de faire des compromis dans les œuvres officielles : il l’avait fait au moment de peindre son Christ en croix à son entrée à l’académie de San Fernando. Au contraire, les productions destinées à un usage plus personnel étaient libres de contraintes et permettaient à l’artiste d’expérimenter son originalité technique, devançant en cela ce que seraient les pratiques picturales plus modernes.

 

Françoise Heitz, De "El sí de las niñas" (La Condesa de Chinchón, 1800) à "El no de las mujeres" ("No quieren", Desastres de la guerra, nº 9)

De « El sí de las niñas » (La Condesa de Chinchón, 1800) à « El no de las mujeres » (« No quieren », Desastres de la guerra, n°9)

Françoise Heitz

Université de Reims Champagne-Ardenne CIRLEP, EA 4299

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1800condesachinchon desastre09
La Condesa de Chinchón
1800
huile sur toile
216 cm × 144 cm
©  Musée du Prado, Madrid
"No quieren"
Désastres de la guerre, nº 9
1810-1814
gravure (eau-forte)
248 x 341 mm
©  Musée du Prado, Madrid

Cet article n’a pas pour ambition l’étude de grandes compositions, internationalement connues et reconnues, et sur lesquelles se sont penchées des générations d’historiens de l’art et de chercheurs, telles que La Familia de Carlos IV ou les deux tableaux-témoignages de la résistance du peuple espagnol à l’invasion napoléonienne (El 2 de mayo et Los fusilamientos del 3 de mayo).

On a tant glosé sur la prétendue misogynie de Goya, provoquée d’après la légende par ses déconvenues amoureuses avec la duchesse d’Albe1 , qu’il nous a semblé intéressant de choisir deux contre-exemples où le peintre aragonais montre, d’une part, dans un délicat portrait de Cour, le destin de la jeune femme de sang royal, sacrifiée sur l’autel des convenances politiques, et de l’autre, dans la célèbre série des Désastres de la guerre, un exemple parmi tant d’autres, de résistance des femmes à un représentant de l’envahisseur.

Le qualificatif accolé dans le titre de cet article au portrait de 1800 est une référence à la pièce la plus célèbre de Leandro Fernández de Moratín2 (18063 ), dans laquelle le dramaturge, ami du peintre - tous deux intellectuels « éclairés » (ilustrados) influencés par l’esprit des Lumières - fustigeait, à la façon de Molière, les parents abusifs qui entendaient marier leurs filles contre leur volonté et les obligeaient à des mariages dits de « raison », guidés par l’appât du gain et/ou le désir d’ascension sociale. On sait à quel point Francisco de Goya s’est élevé dans la variété de ses œuvres (dessins, estampes, tableaux) contre ces entraves à la liberté, comme d’ailleurs contre tous les abus de pouvoir, qu’il s’agisse de l’aire privée (la famille, comme ici) ou de l’aire publique (comme les privilèges du clergé). On peut citer, entre autres, deux exemples emblématiques de ses convictions libérales, jusque dans cette opinion alors peu répandue que la femme avait le droit de prendre l’époux de son choix : la féroce satire du simiesque bourgeois qui épouse une jolie demoiselle qui pourrait être sa fille dans La Boda (1791-1792, Museo del Prado4 ) et, plus tard, dans la série des Caprichos (1799), “¡Qué sacrificio !” (Planche n° 145 ).

En quoi la jeune femme représentée dans le portrait de 18006  permet-elle le rapprochement avec la situation exposée dans la pièce de Moratín ? Le modèle est María Teresa de Borbón y Vallabriga, fille de l’Infant don Luis Antonio de Borbón, frère de Carlos III, qui, ayant fait un mariage morganatique (épousé une noble, mais pas de sang royal), s’était vu expulsé de la Cour avec toute sa famille. Goya allait souvent leur rendre visite dans leur exil de Arenas de San Pedro, à une centaine de kilomètres de Madrid, au pied de la sierra de Gredos. Il fit de cette famille quasiment bourgeoise un portrait d’une singulière simplicité7  (tout en se mettant lui-même en scène comme un figurant dans le tableau, tel Velázquez dans Las Meninas8 ), portrait que l’on peut comparer avec celui de la famille de Charles IV qu’il allait peindre quelques mois après le tableau qui nous occupe. À la demande de son épouse, María Luisa de Parma, qui entendait éloigner son favori, Manuel Godoy, de sa maîtresse roturière Pepita Tudó, Charles IV décida de marier la jeune fille portraiturée dans ce tableau avec Godoy, le 2 octobre 1797, au sortir du couvent San Clemente de Tolède où elle avait été confinée après le décès de son père9 . Par son acceptation, María Teresa permit à sa famille de retrouver les privilèges et les titres qu’ils avaient perdus. Elle-même acquit aussitôt ceux de marquise de Boadilla del Monte et de comtesse de Chinchón.

Jeune fille sage et docile, elle ne fut peut-être pas malheureuse au début de leur union avec son époux infidèle, « Prince de la Paix10  » qui, en dehors de sa relation avec la reine, ne mit jamais fin à celle qu’il avait avec Pepita Tudó, laquelle lui donna deux enfants et qu’il put enfin épouser officiellement en exil après le décès de la comtesse11 . En 1808, lors de la crise et de la chute de Godoy, María Teresa (la comtesse de Chinchón portait le même prénom que sa mère), accompagnée de sa fille, devait rejoindre son frère à Tolède, où elle passa les moments difficiles de la guerre et les étapes qui s’ensuivirent. Mais, en 1797, la jeune María Teresa s’était sans doute accommodée des honneurs dus à son rang et qu’elle n’avait jamais connus auparavant. Il ne s’agit pas d’extrapoler12  et de dresser un plus qu’hypothétique portrait psychologique du modèle à partir de sa représentation picturale. En revanche, il est certain que l’artiste ne déroge pas à son art de transmettre à travers un portrait toute l’humanité de la personne dont il s’agit et que la sympathie qu’il ressentait pour son modèle transparaît également. Assise dans un fauteuil, sur un fond uniforme qui ne laisse rien entrevoir du décor13 , elle est habillée d’une élégante robe recouverte d’un léger voile de couleur crème aux tons pastel et reflets bleutés. La taille haute, suivant la mode en vigueur, souligne sa grossesse : elle était en effet enceinte de sa fille Carlota. La lumière met en relief la rondeur du ventre, au centre du tableau, et ses cheveux blonds et sa coiffe discrète sont ornés d’épis de blé, parure fréquente à l’époque mais aussi symboles de fécondité. La timidité du modèle transparaît dans l’ébauche d’un sourire, le regard détourné, la position des bras repliés comme pour protéger son précieux fardeau. A la main droite, elle porte une bague ovale et de dimensions imposantes, où apparaît le portrait d’un homme portant l’ordre de Carlos III, probablement Godoy lui-même.

Julián Gállego insiste sur l’art du portraitiste, en opposant Goya à Anton Raphaël Mengs ou Vicente López (respectivement son prédécesseur et son successeur comme peintre de la Cour à Madrid), qui nous informent surtout sur le statut social du personnage. Au contraire, Goya peint non pas la ressemblance parfaite du personnage, mais précisément ce en quoi sa physionomie diffère de toutes les physionomies, et Gállego ajoute cette citation de Ramón Gómez de la Serna, qui semble si bien convenir au portrait de la comtesse de Chinchón : « Goya ne peint pas ses portraits pour qu’ils vivent un peu plus longtemps, mais pour qu’ils vivent éternellement14  » .

Mais bientôt, le Premier Peintre de la Chambre ne peindra plus rien pour le Roi. En revanche, les célèbres Majas ont sans doute été peintes pour Godoy aux environs de 1800-1805. Pierre Gassier et Juliet Wilson s’interrogent sur « cet arrêt brusque des activités officielles de Goya » : « Il serait plausible de penser que Goya, toujours très prudent sur le terrain mouvant de la politique, a préféré s’abstenir de fréquenter la Cour après qu’en 1801 ses amis Jovellanos et Urquijo eurent été emprisonnés, et surtout après la mort fort peu naturelle de la duchesse d’Albe en 180215 . »

La rupture avec cet univers où le « oui » d’une jeune fille autorise une certaine douceur de vivre est totale quelques années plus tard, avec la représentation dans les Désastres de la guerre de la férocité des luttes qui opposèrent soldats français et Espagnols patriotes. C’est vers 1810 que Goya commença à graver sur plaques de cuivre ses terribles impressions qui ne furent jamais publiées de son vivant16 , trop compromettantes car montrant la face cachée de la guerre, l’œuvre épouvantable des instincts qui se déchaînent, dans une vision horrifique, anti-épique, à l’opposé des traditionnelles représentations des fresques historiques17 . Par ailleurs, la dernière partie des gravures (l’exécution de la série ne s’acheva qu’en 1820) s’attaque à la restauration de l’absolutisme, une fois Ferdinand VII revenu au pouvoir, ce qui suffit à expliquer le pourquoi de ces planches gardées secrètes.

L’amertume de la contradiction entre les espoirs fondés sur ce que représentait la France pour les esprits « éclairés » et ce que la présence des soldats de Napoléon représentait pour qui aimait son pays s’exprime au plus haut degré dans ces gravures. Mais Alfonso Pérez Sánchez a raison de préciser : « Les Désastres de la guerre – tant les dessins préparatoires que les estampes finales – forment la série la plus dramatique, la plus intense, celle qui nous informe le mieux sur la pensée de Goya, sur sa vision de la circonstance angoissante qui inspira sa vie et, en dernier lieu, - la série dépasse de loin la simple anecdote immédiate de la guerre, - sur son opinion la plus intime de la condition humaine18  » .

André Malraux a cette belle formule : « Si Bosch introduisait les hommes dans son univers infernal, Goya introduit l’infernal dans l’univers humain19  » .

Parmi la longue galerie d’horreurs qui nous est présentée ici avec un réalisme féroce, nous avons choisi de nous attarder sur la planche n° 9 (1810-1815, eau-forte20  et aquatinte, 15,5 x 20,9 cm), pour la thématique de l’importance du rôle féminin (“No quieren”) et l’antithèse suggérée avec le portrait étudié plus haut. « Comme dans la gravure n° 5 (“Y son fieras”), c’est encore la femme, avec sa vertu et sa sauvagerie, qui domine la scène. La résistance de la jeune femme à l’assaut lubrique du soldat français ne suffit pas. Une vieille, avec la violence fatale d’une vengeance divine, mettra fin à la tentative honteuse de manière sanglante21  » . Les différents motifs anecdotiques de la série sont transformés en éléments paradigmatiques pour la construction d’un mode négatif. Bozal souligne que ce passage de l’anecdote au paradigme s’obtient par des moyens formels et techniques. L’expressionnisme est souligné par les jeux d’ombre et de lumière : cette dernière est braquée, tel un projecteur dans une mise en scène théâtrale, sur la femme de dos au premier plan, arc-boutée contre le soldat et qui repousse sa figure de ses doigts écartés comme des griffes, laissant apparaître la moustache épaisse de l’homme, comme un rappel du bonnet poilu. La source lumineuse éclaire aussi le visage vers le haut, horrifié et déterminé, de la vieille femme au deuxième plan qui prend son élan, couteau levé, pour le planter dans le dos de l’attaquant. La clarté des corps féminins22  contraste avec l’obscurité de l’atmosphère (comme dans la planche 5023  par exemple). La scène qui nous occupe, contrairement à tant d’autres, ne présente pas les cadavres ou les agonisants, mais la mort sur le point de se produire. Il s’agit d’une action violente, dramatique, se déroulant sous nos yeux. Par opposition à la planche suivante (“Tampoco”) et à d’autres estampes, l’individuation accentuée de façon naturaliste est favorisée par le fait qu’il n’y ait pas un groupe nombreux et indissocié, mais seulement trois personnages au cœur d’une action bien précise. L’instantanéité accentue l’emphase tragique.

Cette gravure se situe, d’un point de vue thématique, à l’intérieur de l’ensemble de celles qui montrent le courage des femmes pendant la guerre d’Indépendance : n° 4 “Las mujeres dan valor”, 5 “ Y son fieras”, 7 “¡Qué valor !”. Cette dernière planche est une claire allusion à la conduite héroïque, devenue légendaire, d’Agustina de Aragón24  lors de la défense de Zaragoza. Vue de dos, « impersonnelle comme un symbole », elle met le feu au canon, dans une composition solennelle et classique, assez différente des autres planches de la série.

D’autres gravures montrent les femmes victimes de viols, sans pouvoir se défendre, devant un ennemi plus fort et/ou plus nombreux. C’est le triste corrélat de la planche 9, qui expose ce qui pourrait se passer si la vieille femme, telle une allégorie de la vengeance, une Némésis antique, ne surgissait à l’improviste. C’est le cas de la planche 11 (“Ni por esas”), 13 (“Amarga presencia”), 19 (“Ya no hay tiempo”), même si l’interprétation de cette dernière est moins aisée.

Les femmes font aussi partie des nombreux cadavres, comme la planche 50 (“Madre infeliz”) que nous avons déjà évoquée, 52 (“No llegan a tiempo”), 64 (“Carretadas al cementerio”), elles connaissent le désespoir (65 “¿ Qué alboroto es este ?”), l’exode (44 : “Yo lo vi”, 45 “Y esto también”), sont parfois indifférentes devant un groupe qui meurt de faim (55 “Lo peor es pedir”) ou au contraire se chargent d’une aide charitable mais inutile (59 “¿de qué sirve una taza ?”)

Enfin, dans cette ébauche de typologie, on ne peut mettre sur le même plan l’événementiel avec la figure féminine qui est une conventionnelle représentation iconique, une allégorie de la liberté constitutionnelle (79 “Murió la verdad” et 80 : “¿Si resucitará ?”), exprimant le pessimisme face à la désastreuse situation politique qui règne en Espagne, le peuple devant subir, après la victoire contre l’envahisseur, le rétablissement du despotisme avec son cortège de répressions et de malheurs25 .

Que ce soit dans le regard détourné et énigmatique de la comtesse de Chinchón ou dans celui, halluciné, de la vieille femme qui brandit son poignard dans une planche des Désastres de la guerre, la figure féminine dans l’œuvre de Goya n’est donc pas homogène, simple ou simpliste : comme toutes les œuvres du grand peintre aragonais, la toile comme les eaux-fortes interrogent le spectateur et, loin d’apporter des réponses définitives, posent d’éternelles questions.

1Voir par exemple le beau roman d’Antonio Larreta, enquête sur la mort suspecte de la duchesse d’Albe (Premio Planeta 1980), Volaverunt, adapté au cinéma par Bigas Luna en 1999.

2Théâtre « pédagogique » auquel le public, dans sa majorité, préférait des œuvres de diversion comme la zarzuela. Moratín, soupçonné d’avoir été un véritable afrancesado, se sentant menacé après la chute du roi Joseph, s’était exilé à Paris en 1817. Après un bref voyage à Barcelone, il rejoignit Silvela à Bordeaux en 1821, ville où il accueillit Goya, son ami de toujours, avec enthousiasme, en 1824. Cf. Jacques Fauqué, « Les amis de Goya à Bordeaux » in  AAVV, Goya, Hommages, Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, 1998, p. 56.

3La date de la pièce est postérieure au tableau, mais Moratín avait déjà illustré ce même sujet dans El viejo y la niña (1790).

4 Parmi bien des catalogues, citons celui de l’exposition du 250e anniversaire de la naissance de l’artiste (Madrid, Museo del Prado, marzo-junio 1996, presentación Juan J. Luna), p. 137 et 380. Ce tableau, sur le plan thématique, pourrait s’opposer au carton pour tapisserie El pelele (lui aussi de 1791-1792), interprété comme une métaphore de la manipulation des séductrices qui jouent avec leurs partenaires masculins comme s’ils étaient des pantins entre leurs mains (op. cit., p. 134). “El pelele es otro juego más, durante un día completo al año las mujeres pueden mandar, y entre sus libertades está la de mantear a un pelele, como representante del sexo masculino. Tema que volveremos a ver en Los Disparates, donde los manteados son un burro muerto junto a dos muñecos desmadejados” in Coca Garrido, Goya, Barcelona, Editorial Escudo de Oro, SA, 2005 (4ª ed.), p. 45.

5 Los Caprichos de Goya, Introducción y catálogo crítico de Enrique Lafuente Ferrari, Barcelona, Ed. Gustavo Gili, Colección Punto y Línea, 1978, p. 61. Comentario del Ms. 1: “Como ha de ser. El novio no es de los más apetecibles, pero es rico y, a costa de la libertad de una niña infeliz, se compra el socorro de una familia hambrienta. Así va el mundo.” Pour être tout à fait équitable, soulignons que le peintre et graveur dénonce aussi ces mariages contre nature en indiquant que parfois la jeune fille est consentante. C’est le cas de la gravure n°2 : “El sí pronuncian y la mano alargan al primero que llega”. Il réunit souvent dans sa critique sociale et morale les vices communs aux individus des deux sexes: “Tal para qual” (planche n° 5). Pour son époque, voir son équivalent en littérature : José Cadalso (1741-1782), Cartas marruecas (influencé par Les Lettres persanes de Montesquieu).

6 Huile sur toile, 216 x 144 cm, tableau ayant appartenu aux ducs de Sueca, descendants de la comtesse, mais acquis par le Musée du Prado en 2000. 7 Francisco de Goya y Lucientes, La Familia del Infante don Luis de Borbón, 1784, 248 cm x 330 cm, Fondation Magnani-Rocca, Mamiano di Traversetolo, province de Parme, Italie. La fille de l’Infant est alors une charmante enfant dont le regard se dirige vers le spectateur, tandis que le profil de médaille de son frère se détache, lui qui serait plus tard cardinal et archevêque de Tolède, présidant le Conseil de Régence à la fin de la Guerre d’Indépendance, et auquel le peintre s’adresserait en 1813 pourlui exposer ses pénuries financières et lui proposer de l’aider à immortaliser l’héroïque insurrection du peuple madrilène contre l’envahisseur. C’est donc en partie grâce à l’intervention du cardinal que virent le jour les chefs-d’œuvre du 2 mai et du 3 mai 1808. Pour une étude détaillée de ceux-ci, voir entre autres Valeriano Bozal, Goya y el gusto moderno, Madrid, Alianza Editorial, 2002 [1994], p. 215-232.

À propos de La famille de l’Infant don Luis, voir Julián Gállego, « Portraits de Goya » in Goya, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-arts de Belgique, Europalia 1985, p. 70 : « Cette toile est un curieux exemple d’un genre très rare en Espagne et que les Anglais appellent conversation piece, pièce de conversation, très en vogue à la cour de Saint James, suivant l’exemple de Hogarth et de l’Allemand Johann Zoffany. Il s’agit de peindre les modèles sans qu’ils posent pour le portraitiste. Ils sont, au contraire, tout occupés à une activité habituelle, comme si l’artiste les surprenait dans l’intimité de leurs habitudes. »

8 C’est une modalité bien particulière de l’autoportrait. L’autoportrait fut pratiqué par Velázquez et par Rembrandt, dont on sait que Goya les revendiquait comme ses maîtres.

9 Cf. www.jdiezarnal.com/artepinturalacondesadechinchon.html (consultation du 31.07.2015).

10 Titre qu’il s’était lui-même arrogé, après le traité de Bâle de 1795 qui mettait fin aux prétentions de la Convention française sur la Catalogne et le Pays basque. Le portrait le plus connu que Goya fit de Godoy est celui peint en 1801, Godoy como comandante en la guerra de las naranjas, huile sur toile, 180 x 267 cm (Madrid, Académie royale de San Fernando). Cf. Jacques Terrasa, « Images, pouvoir, éducation : Goya, Godoy et le Real Instituto Militar Pestalozziano de Madrid (1806-1808) » in Goya, image de son temps, De l’Espagne des Lumières à l’Espagne libérale (dir. E. Delrue), Paris, Indigo et Côté femmes, 2005, p. 95-96 : « Godoy aurait demandé à Goya de le représenter à la manière d’un empereur romain » rappelle J. Terrasa, citant Jeannine Baticle, Goya, Paris, Fayard, 1992, p. 275.

11 Curieusement, la comtesse de Chinchón s’exila en France où elle mourut la même année que Goya.

12 Nous laissons cette tâche aux romanciers comme à A. Larreta (op. cit.), qui offre à la comtesse de Chinchón une place de premier plan dans sa fiction de recréation historique.

13 Cf. André Malraux, Saturne, Le destin, l’art et Goya, Paris, Gallimard, NRF, 1978, p. 12 : « Détruire l’art du décor et de la volupté ».

14 J. Gállego, op. cit., p. 63, citation de R. Gómez de la Serna, Goya, Madrid, s.d. 1928?, p. 225-226.

15 Ils poursuivent : « Il lui restait cependant entre les mains une arme qui pouvait être redoutable : les Caprices, dont deux cent quarante exemplaires ne s’étaient pas vendus depuis 1799. L’Inquisition s’y intéressait sûrement puisqu’il y fera allusion plus tard à Bordeaux. En cédant les quatre-vingts cuivres et les deux centquarante exemplaires restants au roi, en échange d’une pension de douze milleréaux pour son fils, Goya faisait une bonne affaire, le roi aussi, mais cette espèce de « liquidation » mettait un terme aux rapports entre le peintre et la Cour. » Pierre Gassier et Juliet Wilson, Vie et œuvre de Francisco Goya, Fribourg / Suisse, Office du Livre, 1970, p. 152.  

16 La première édition en fut faite à Madrid en 1863. Sept éditions des planches 1-80 furent tirées à partir des cuivres originaux entre 1863 et 1937. (Gassier et Wilson, op. cit., p. 268.)

17 Valeriano Bozal, op. cit., chap. 5, p. 233-234 : “Los Desastres constituyen una de las manifestaciones centrales, si no la central, de lo patético en la obra de Goya, constituyen una alternativa radical a lo sublime bélico y militar de las pinturas de la época y configuran una perspectiva desde la cual pensar y vivir la época moderna”. […] “La guerra no tiene nada de heroica, ha quedado reducida a una espantosa carnicería, una cruel matanza.” P. 237.

18 Alfonso E. Pérez Sánchez, « Goya, témoin de la violence » in Goya, Bruxelles, op. cit., p. 57.

19 A. Malraux, op. cit., p. 115.

20 V. Bozal, op. cit., p. 241: “El mordido del aguafuerte, que abre la línea, puede parangonarse hasta cierto punto con la aguada de los dibujos de los álbumes: añade un leve efecto pictórico a la línea.”

21 Goya, l’œuvre gravéop. cit., p. 89.

22 Cf. le discours de Goya à l’Académie de San Fernando: “Siempre habláis de líneas y nunca de cuerpos. Pero ¿dónde veis esas líneas en la naturaleza? Yo no percibo más que cuerpos iluminados y cuerpos que no lo están; planos que avanzan y planos que retroceden; relieves y profundidades.” Rappelons que le peintre avait été “recalé” deux fois à l’Académie et qu’il n’y accéda qu’en 1780, avec son tableau Cristo en la cruz. L’Académie lui demanda un rapport sur l’enseignement de la peinture, où il exprima ses idées avancées, revendiquant plus de liberté pour les élèves et plus d’espace pour la création d’œuvres originales.

23 Planche si pathétique que Carlos Saura, dans son film Goya en Burdeos (1999) l’a utilisée comme « fil conducteur » narratif de sa recréation par le groupe théâtral de La Fura dels Baus des Désastres, l’esthétisation et les éclairages expressionnistes de Vittorio Storaro autorisant une certaine distanciation. Pour la spécificité cinématographique de ce « tableau vivant » et l’organisation scénique des gravures dans le film, voir Jean-Claude Seguin, « Les résurgences picturales dans Goya en Burdeos », in De Goya à Saura, échos et résonances (Jean-Paul Aubert et Jean-Claude Seguin dir.), Lyon, Le Grimh, 2005, p. 154-157.

24 Juan de Orduña, en 1950, contribua à la diffusion de ce passé héroïque revendiqué par le régime franquiste en l’adaptant au grand écran (Aurora Bautista y interprétait l’héroïne, censée représenter les valeurs du peuple espagnol, farouche et indépendant, refusant de se laisser asservir.) 

25 Comme on le sait, l’année 1820, date où Goya arrête son travail sur les Désastres, voit le pronunciamiento de Riego, le rétablissement de la Constitution de Cádiz, et la suppression définitive de l’Inquisition. Mais mettant un terme à ce bref triennat constitutionnel en 1823, Fernando VII se voit rétabli dans toutes ses prérogatives grâce à l’expédition envoyée de France par Louis XVIII, “Los 100.000 hijos de San Luis”, et s’ensuivra la « décennie abominable » (“ominosa década”).

 

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