Une partie de cartes

0001

1

Une partie de cartes

MEL 1896


Une partie de cartes

 MEL 1898


Playing Cards

MEL 1905-A


Una partida de cartas

MEL 1904-A

2

1 Méliès 1 vitagraphe 291
2 n.c. Lucien Reulos (à gauche). Georgette Méliès (fillette). Georges Méliès (au centre). Marie, Eugénie Huvier (servante).
3 1896 20 m/65 ft
4 France. Montreuil-sous-bois  

3

       

Une partie de cartes: analyse

Une partie de cartes: analyse

Jean-Claude SEGUIN
collaborateurs
Luke MCKERNAN
Thierry LECOINTE
Serge BROMBERG

Une partie de cartes est le premier titre qui figure sur la première liste du "kinetograph" et date de 1896. Il a été considéré comme perdu avant qu'une copie ne soit retrouvée en 1995. Pourtant, un document, une photographie permet de penser qu'une autre version aurait pu être tournée. Le thème des joueurs de cartes est apparu pour la première fois à l'écran avec la Partie d'écarté de la maison Lumière, dont le tournage, à La Ciotat, a eu lieu en janvier-février 1896. La composition des différents documents conservés confirme l'influence de la vue cinématographique des inventeurs lyonnais.

Une partie de cartes (1)

Dans la collection de Serge Bromberg, il existe un document représentant "une partie de cartes" avec trois personnages attablés et un quatrième, debout. Il s'agit d'un tirage papier d'une photographie avec des marges importantes. Complétant le document une mention écrite :  "UNE PARTIE DE CARTES". 20 mètres - 1896-PREMIER FILM de Georges MELIES". Cette inscription a été ajoutée a posteriori et deux informations au moins doivent être prises avec circonspection : la date "1896" et l'adjectif "premier". Par ailleurs, le mot "FILM" laisse entendre que la photographie - qui n'est pas le film - serait la trace d'une vue cinématographique. 

0001 c 1
 "Une partie de cartes". 20 mètres - 1896-Premiere Film de Georges MELIES
© Collection Serge Bromberg

La photo est tirée sur du papier très léger, mais avec un procédé à l’évidence ancien. L’inscription dactylographiée, en dessous, est collée en deux points sur les bords, sur papier très moderne et très blanc. Au dos, une lettre semble avoir été tracée à la main, sans qu'il soit possible de l'identifier. Aucune autre information.

 0001 c 2  0001 c 3 0001 c 4
  © Collection Serge Bromberg 

La hauteur de la photographie (hors cadre) est de 6 cm sur 8 cm de large. Le rapport h/l tourne autour de 1,3 c'est-à-dire une valeur assez comparable aux photogrammes de l'époque (entre 1,2 et 1,33). L'analyse matérielle du document ne permet pas de connaître pour autant son origine. Des marques sur les zones sombres semblent indiquer que des petits points blancs ont été retouchés pour permettre à la photo d’être plus propre en vue d’une reproduction.

On connaît un deuxième document identique reproduit dans l'ouvrage de Maurice Bessy et Lo Duca consacré à l'œuvre de Georges Méliès. La seule différente se trouve dans une modification probable des marges blanches, amputées ou supprimées et dans l'ajout d'un cadre. En outre, il n'est pas certain que les dimensions soient les mêmes. La légende reprend certaines informations du document antérieur avec une modification du titre. De tout l'ouvrage de Bessy/Lo Duca, il n'existe que deux illustrations de ce type, l'autre étant celle de La Danseuse microscopique (nº 394-396) datée de 1902.

0001 b 0394 0396 01
"Le premier film de MÉLIÈS: JOUEURS DE CARTES"
BESSY/LO DUCA, 1945: 74.
BESSY/LO DUCA, 1945: 64.

On a du mal à croire qu'il puisse s'agir d'une fantaisie décorative qu'auraient ajoutée les deux auteurs pour embellir les deux documents. Ce cadre de style végétal (moderniste) est identique pour les deux illustrations. Dans le cas de La Danseuse microscopiquesi les personnages sont bien présents dans le document et dans le film, en revanche, la composition avec l'homme assis à gauche et la ballerine à droite n'appartient pas au film. Le fait que les deux personnages regardent directement le public avec un geste désignant la danseuse microscopique, comme si nous étions à la fin d'un spectacle, tout cela laisse à penser que nous sommes plutôt en présence d'une photographie promotionnelle, voire d'une photographie de plateau. La composition est également très présente et soignée dans le cas d'Une partie de cartes (1) où chacun des personnages semble poser pour un photographe. Il faut ajouter, en outre, un troisième document, dans le même ouvrage, qui reprend le cadre végétal (moderniste), mais dans des proportions qui sont très différentes. Il s'agit d'un double portrait de Méliès lui-même.

melies georges portrait 02 0001 c 5 0196.jpg
"Et pourtant, il n'y eut jamais qu'un seul Méliès..."
BESSY/LO DUCA, 1945: 170.
Le portrait mystérieux (photographie)
https://en.wikipedia.org/wiki/A_Mysterious_Portrait
Le Portrait mystérieux (Georges Méliiès, [été] 1899)

La composition est pratiquement identique à celle du film Le Portrait mystérieux tourné par Georges Méliès lui-même. L'élément décoratif, le décor et, bien sûr, le cinématographiste se retrouvent dans la photographie. Comme dans le cas de La Danseuse microscopique, la visée promotionnelle est ici encore plus manifeste, puisque l'une des différences essentielles est la présence du canotier, absent du photogramme. Ce cadre est utilisé à plusieurs reprises dans les années qui suivent et on le retrouve ainsi dans La Fée Carabosse ou le Poignard Fatal (1906) ou Pochardiana ou le Rêveur éveillé (1908).

0877 a 01 1353
La Fée Carabosse ou le Poignard Fatal (1906)
MALTHÊTE, 2008: 204.
Pochardiana ou le Rêveur éveillé (1908)
MALTHÊTE, 2008: 260.

Entre ces trois documents, il y a un élément de continuité dans le cadre végétal (moderniste) - dû à Méliès - et dans leur nature promotionnelle qui apparaît manifestement dans Le Portrait mystérieux. Dans cette double série film/document promotionnel, il manque bien sûr la vue cinématographique Une partie de cartes (1)On pourrait alors se demander pourquoi ce qui est vrai dans les deux autres cas ne le serait pas dans celui-ci ? Cette photographie ne serait-elle pas une "trace" d'un film disparu ?

Madeleine Malthête-Méliès, s'appuyant sur ce document, va tout bonnement décrire ce qu'elle voit :

Il a placé Lucien Reulos derrière l'appareil de prise de vues et s'est installé à une table avec son frère Gaston, son ami Leborgne et Roberval, son ancien condisciple du lycée Louis-le-Grand. Il procède aux ultimes préparatifs. Saisissant un jeu de cartes, il recommande:
"Nous allons jouer aux cartes le plus naturellement du monde. Surtout, ne regardez pas l'appareil. Soyez à la manille comme vous le faites dans la vie...
- Devons-nous garder nos chapeaux ? demande Gaston Méliès.
-Oui, répond Georges. dans le film de Lumière, il me semble que ces messieurs ont conservé leurs chapeaux. Il buvaient de la bière, mais nous, nous boirons du vin, pour ne pas avoir l'air de les copier ! Bien... Messieurs, vous êtes prêts ? A vous, Lucien ! Ne tournez la manivelle ni trop vitre ni trop lentement."


MALTHÊTE-MÉLIÈS Madeleine, Méliès l'enchanteur, Paris, Hachette Littérature, 1973, p. 161-162.

Quel crédit peut-on accorder à l'identification des différents acteurs de la scène ? Georges Méliès, l'homme au canotier, semble reconnaissable. Gaston Méliès pourrait bien être le personnage qui se tient debout. Dans les cas de Louis Leborgne et de Roberval, il est impossible de le savoir, en l'absence de photographies de référence. Lucien Reulos, par sa part, ne semble pas figurer dans la photographie. Lorsque Madeleine Malthête-Méliès écrit la biographie de Méliès, aucun des acteurs n'est en mesure d'évoquer cette scène. A-t-elle imaginé ou supposé des informations non vérifiables ? Tient-elle de son grand-père des renseignements qu'elle même n'a pas pu apporter ?

Une partie de cartes (2)

Le British Film Institute conserve une copie d'un film non identifié. En 1995,  Luke McKernan réalise, pour les Archives Nationales du Film et de la Télévision de l'institution, un travail de catalogage. À ce moment-là, une partie des célébrations va consister en une saison de films "victoriens" qui doit se tenir au National Film Theatre en février-mars. L'idée est de montrer tous les films conservés par le BFI datant d'avant 1901, soit environ 600 copies. L'intérêt de Luke McKernan pour le cinéma des origines le conduit à examiner une collection de vues conservées avec des dates de tournage approximatives (c. 1896, c. 1900 ou c. 1896-1900). La plupart ne sont pas identifiés et, dans les réserves du BFI à Berkhamsted, il va visionner les éléments en question. L'un d'eux, catalogué comme Une partie de cartes (France, 1899 ?), lui rappelle évidemment le film de la société Lumière, Partie d'écarté et il identifie Georges Méliès parmi les acteurs de la petite scène. La consultation de l'Histoire générale du cinéma de Georges Sadoul rend possible l'identification.

0001 01
Georges Sadoul, L'Invention du cinéma 1832.1897, Paris, Editions Denoël,  1946, p. 324.

La copie conservée par le BFI provient de la National Film Library (aujourd'hui la NFTVA) qui l'a acquise dans les années 1930, date à laquelle son premier titre a dû être mentionné. Luke McKernan a sans doute été le premier a voir le film depuis cette époque. Le film a été présenté à l'occasion d'un des "Victorian Cinema shows", intitulé "Personalities and Performers" (28 février 1996).

Le photogramme publié par Sadoul est en réalité tiré du livre de G. Brunel, Le Kinétoscope Robert-Houdin (1897) ce qui permet de dater cette copie de 1896-1897. Dans la scène, cinq personnages apparaissent :  Georges Méliès est aisément identifiable (au centre) ; à gauche, on pourrait reconnaître Lucien Reulos ; on ignore en revanche l'identité de l'homme situé à droite de l'image;  la fillette qui apparaît au début a été identifiée comme Georgette Méliès ; enfin, la servante pourrait être Marie, Eugénie Huvier, épouse d'Eugène Calmels, fidèle mécanicien de Georges Méliès.

La datation

Dans le catalogue (première liste) du "kinetograph"  de Georges Méliès, que l'on peut dater de l'automne 1896, figure en tête (nº 1) le titre Une partie de cartes. En outre, en considérant que l'ordre des vues est globalement chronologique, on peut avancer que le tournage est antérieur au 6 juillete 1896, date du tournage de la vue Couronnement de la Rosière  (nº 13). Une datation beaucoup plus précise a été fournie par Madeleine Mathête-Méliès :

Donc, en cet après-midi du 10 juin 1896, Georges improvise le scénario de son premier film, un scénario bien simpliste en vérité.


MALTHÊTE-MÉLIÈS, 1973: 161.

D'où tient-elle une information aussi pointue ? Aucune source ne permet de confirmer cette date, même s'il est probable que des tournages ont eu lieu au cours de ce mois.

Dans l'éventualité de l'existence de deux versions, il n'est guère possible de connaître celle qui aurait été tournée en premier. La reproduction d'un photogramme d'Une partie de cartes (2) dans Histoire générale du cinéma de Georges Sadoul (issu du livre de G. Brunel, publié en 1897) permet de dater cette version de 1896-1897. Dans le cas d'Une partie de cartes (1), il est bien plus difficile de dater l'éventuel film qui aurait inspiré la photographie. À titre indicatif, on pourrait donner une fourchette 1896-1899. Enfin, les documents conservés, même s'ils entretiennent une certaine parenté, ne semblent pas provenir d'une copie unique si l'on se réfère aux différences dans le feuillage, aux acteurs qui ne sont pas les mêmes, à la gauche de gauche et peut-être à la table dans les deux parties de cartes.

Sources

BESSY Maurice et LO DUCA, Georges Méliès Mage, Paris, Prisma, 1945, 206 p.

DUVAL Gilles et Séverine WEMAERE, La couleur retrouvée du Voyage dans la Lune, Fondation Groupama Gan pour le Cinéma, mai 2011, 196 p.

LECOINTE Thierry, Des fragments de films Méliès disparus ressuscités par des flip books (1896-1901), John Libbey Publishing Ltd., 2020, 272 p.

MALTHÊTE Jacques et Laurent MANNONI, L'Oeuvre de Georges Méliès, Paris, Editions de La Martinière, 2008, p. 360. 

MALTHÊTE-MÉLIÈS Madeleine, Méliès l'enchanteur, Paris, Hachette Littérature, 1973, 446 p.

McKERNAN Luke, "Programming Victorian Cinema" dans Journal of Film Preservation, nº 53, novembre 1996, pp. 63-69.

SADOUL Georges, L'Invention du cinéma 1832-1897, Paris, Éditions Denoël, 1946, 364 p.

Remerciements

Jacques Malthête.

Contacts