Tournage de la phonoscène
"Bal des Capulets" (Roméo et Juliette)

1907 tournage phososcene

1

Tournage de la phonoscène "Bal des Capulets" (Roméo et Juliette)

2

1 Gaumont  
2 n.c. Alice Guy
3 1907   
4 Paris.  

3

       

Tournage de la phonoscène "Bal des Capulets" (Roméo et Juliette) (étude)

Tournage de la phonoscène
"Bal des Capulets" (Roméo et Juliette)
(étude)

Jean-Claude SEGUIN

Rosario RODRÍGUEZ LLORÉNS

Léon Gaumont et Léopold René Decaux travaillent depuis 1902 à la mise au point d'une synchronisation image/son dont les premiers résultats satisfaisants, vers 1904, permettent d'envisager un début de production commerciale. À partir de 1906, les premiers catalogues sont publiés. Des centaines de phonoscènes vont ainsi être tournées pendant plusieurs années. Du tournage de ces films sonores, il nous reste une vue animée dont le tournage (tournage d'un tournage) a lieu au théâtre Gaumont. Il existe trois phonoscènes successives (nº 300, 301 et 302) de Roméo et Juliette.

300 301 302
"Bal des Capulets"
 Roméo et Juliette
"Valse" 
Roméo et Juliette 
"Cavatine"
 Roméo et Juliette

Le dispositif

C'est en 1905 que Léon Gaumont inaugure un important théâtre de prise de vues avec l'ambition de pouvoir concurrencer les autres éditeurs de films de l'époque. Dans le catalogue Gaumont de 1906, on peut voir des reproductions de ce "studio" de l'extérieur et de l'intérieur. La longueur de la salle est de 45 mètres et celle de la scène de 20 mètres. La hauteur dépasse 34 mètres. Il existe également tout un dispositif : un plancher très résistant, une rampe pour faciliter l'accès de véhicules, des chariots, des trappes qui "permettent de disposer, dans deux sous-sols superposés sous la scène, tous les trucs nécessaires aux féeries. Le cintre est muni de chaque côté, de deux services de ponts volants, et un gril complète l'installation principale." Les surfaces vitrées dépassent 1800 mètres carrés. En ce qui concerne l'aménagement intérieur pour la prise de vue, voici ce qui est prévu :

Pour que le personnel, les artistes et figurants ne soient pas incommodés par la chaleur en été, un ventilateur de 2m 50 de diamètre assure une température normale. En hiver, un groupe électrogène à vapeur (de 110 volts et 1500 ampères) d'une puissance de 16500 watts alimente, en dehors des lampes à vapeur de mercure que nous sommes les premiers à avoir employées en France pour le cinématographe, les arcs des chariots de lumière et de puissants projecteurs, pour permettre la prise des vues, même par temps couvert. La vapeur d'échappement s'écoule dans un aérocondenseur et l'air qui le traverse, chassé par le ventilateur dont il a été question tout à l'heure, est utilisé pour chauffer le théâtre; donc, meilleur emploi de la vapeur et, de plus, pas de trace de buée à l'extérieur pouvant intercepter la lumière.
Aucun luxe, aucune dépense inutile n'ont été apportés à la construction de ce théâtre, que l'on peut dire unique au monde; mais il profite de tout le confortable et de tous les perfectionnements apportés à la construction des scènes modernes. De plus, établi sur la colline la plus élevée de Paris, loin des usines et des bâtiments élevés, il se trouve dans les meilleures conditions d'éclairage.


Catalogue Gaumont (1906), p. 5.

1906 theatre prise de vue exterieur 1906 theatre prise de vue intérieur
Vue de notre Théâtre (extérieur) Théâtre (intérieur)

On reconnaît l'intérieur du théâtre dans deux remarquables photographies prises à la fin de l'année 1906 ou au tout début de 1907. La première, publiée dans La Nature (22 novembre 1907) avec plusieurs mois de décalage, représente une répétition d'une phonoscène non identifiée. On remarque une silhouette féminine (Alice Guy) à côté d'un homme, l'opérateur en blouse blanche et deux autres figures masculines. Deux interprètes semblent jouer une scène chantée. Les panneaux sur la droite pourraient être des éléments d'un décor non encore installé et les projecteurs sont éteints. La caméra et l'elgéphone sont là, mais ils ne sont pas synchronisés. Autant d'éléments qui disent que nous assistons à des essais d'une photoscène dont le tournage est probable proche. On remarquera également le décor suspendu, car il figure également dans la seconde photographie. 

1907 11 23 la nature marechal fabrication bande cinematographique 02
Théâtre vitré des Établissements Gaumont, à Paris. Prise d'une bande cinématographique; scène d'intérieur.
La Nature, Paris, nº 1800, 23 novembre 1897, p. 413.

La seconde photographie de tournage a été publiée dans la revue Le Génie Civil en mai 1897. La structure laisse apparaître une série de deux décors suspendus, dont celui qui figure déjà sur le premier cliché, ainsi que le décor de la phonoscène "Le Bal des Capulets" qui est en train d'être tournée.

1907 phonoscene genie civil
"La Phono-cinématographie: Enregistrement d'une scène par le phonographe et le cinématographe dans un théâtre spécial"
Le Génie civil, nº 1300, Paris, samedi 11 mai 1907, p. 17.

Le premier décor suspendu et qui occupe la plus grande place est celui de la phonoscène 361:"Cavatine. Largo el factotum"  du Barbier de Séville (opéra en italien).

361 01 361
La Phono-cinématographie: Enregistrement d'une scène par le phonographe et le cinématographe dans un théâtre spécial" [fragment] "Cavatine. Largo el factotum"  du Barbier de Séville (opéra en italien) (Nº361)
075 076
75. Carmen 76. Carmen

Le deuxième décor, masqué en grande partie par le premier, fait partie de la série Roméo et Juliette. Il s'agit du nº 302 "Cavatine", mais il a également été utilisé pour la série des "Polin".​

302 01 302  
  La Phono-cinématographie: Enregistrement d'une scène par le phonographe et le cinématographe dans un théâtre spécial" [fragment]  "Cavatine" du Roméo et Juliette
(opéra en français)
135 1570 b  
135. L'automobile du Colon 1570.  La vérité sur l'homme-singe   

Si l'origine des décors reste incertaine, l'on sait que Marcel Jambon et son gendre Alexandre Bailly travaillent pour la société Gaumont à ce moment-là :

La production de ces décors et des accessoires est si intense que nous avons souvent recours, en dehors de notre propre production, aux maîtres de la décoration théâtrale : c'est ainsi que nous possédons une dizaine de grands fonds dus aux pinceaux de MM. JAMBON et BAIILY, les éminents artistes fournisseurs de l'Opéra et de toutes les plus grandes scènes du monde.


Catalogue Gaumont (1906), p. 6.

En réalité, bien des décors sont polyvalents et on les retrouve dans d'autres vues des catalogues Gaumont.

043 1308 1387
43. Enlèvement de la Toledad 1308. La Statue 1387. Les Clowns tireurs

Dans la photo, on peut également voir la totalité du matériel nécessaire à la prise de vue. Le dispositif comporte un très grand nombre de sources lumineuses, ce qui est parfois à l'origine de blessures :

Madame Mathieu-Luce [sic] chantait l'air de Mignon : "Connais-tu le pays." Elle alla jusqu'au bout sans cesser de sourire, mais lorsque la caméra s'arrêta, elle s'évanouit. Elle avait mis son pied nu sur un charbon ardent tombé d'une lampe à arc et enduré la brûlure plutôt que d'interrompre la prise de vues.


GUY, 1976 : 88.

Un témoignage plus intéressant est celui de Renée Carl qui a eu l'occasion de participer à des tournages de phonoscènes comme elle l'évoque en 1938 :

Une artiste de la troupe, Léonie Richard, possédant une belle voix de contralto, enregistrait des disques chez Gaumont. Pour ces enregistrements on se servait de lampes à arc, qui distribuaient impartialement lumière... et brûlures ! Un soir, Léonie Richard, les yeux boursouflés, les épaules rougies et même écorchées, procédait à son maquillage habituel.
Effarée, je lui demande ce qui lui est arrivé.
"Je viens de chez Gaumont", me dit-elle.
Puis, après avoir réfléchi une seconde 
- Pourquoi n'y allez-vous pas ? Vous avez toutes chances pour réussir au cinéma.
- Mais... ce n'est guère encourageant !
Elle me fait alors remarquer que pour la prise de vues des films, les lampes sont beaucoup plus éloignées des artistes que pour l'enregistrement des disques. Si bien que, tentée, je suivis ses conseils et me décidai à faire cette démarche.


CARL, 1938: 7.

Ces remarques ne sont pas anodines, puisque dans le Tournage de la phonoscène "Roméo et Juliette", on remarque l'importance de l'éclairage et la gêne occasionnée.​

300 29 300 27 300 30 300 28
[Etienne Arnaud] porte des bésicles de protection Une danseuse se protège de la lumière en interposant sa main Une danseuse pose un mouchoir sur ses yeux Un homme au chapeau melon se protège avec un journal ou un papier 

Dommage que l'accessoiriste n'est pas eu la présence d'esprit de prévoir quelques loups qui auraient été les bienvenus en de telles circonstances.

Le matériel de tournage

L'essentiel du matériel du tournage proprement dit se trouve au centre de la photographie. Grâce à la qualité du cliché, on parvient à identifier certains détails. À gauche, se trouve l'appareil de prise de vue (image), au centre un appareil photographique sur son trépied et à droite l'équipement destiné à envoyer la musique (son). La vue cinématographique montre l'opérateur apporter et retirer le dispositif destiné à prendre des clichés destinés, sans doute, aux catalogues. 

300 02 1907 tournage phososcene

Le dispositif cinématographique est constitué essentiellement d'un chronophotographe Gaumont dont on trouve une description dans le catalogue Gaumont (1906).

300 03 1906 gaumont appareil de prise de vue
  Appareil de prise de vues
catalogue Gaumont (1906)

À droite, on aperçoit le dispositif sonore, avec une particularité, le double pavillon qui permet de l'identifier comme un Elgéphone à air (type 1906). Dans ce dispositif, si le chronophotographe est destiné à enregistrer l'image de Roméo et Juliette, l'elgéphone a pour fonction de permettre aux danseurs d'entendre la musique de Gounod. On ignore quelle est la version que la troupe va entendre puisque pour ces prises de vue on peut utiliser des enregistrements préexistants, mais également des enregistrements préalablement enregistrés.

300 04

La question du synchronisme est évidemment fondamentale pour que la phonoscène puisse fonctionner convenablement. Léon Gaumont dans une de ses conférences va expliquer précisément cette question :

[...] L'obtention du parfait synchronisme était déjà un progrès énorme ; mais la nécessité apparaissait évidente d'améliorer les organes affectés à la reproduction du son : c'est à cette tâche qu'ont été consacrées huit années de persévérantes recherches.
Il était surtout nécessaire d'accroître, dans des proportions considérables, la sensibilité à l'inscription, la sonorité à la reproduction.
Le premier problème fut assez vite résolu par l'invention et la mise en service de l'Elgéphone, renforçateur à l'air comprimé, puissant, maniable et amplifiant le son dans l'action.
Mais la solution du second paraissait si difficile, si lointaine, qu'on crut devoir, au moins provisoirement, recourir à un subterfuge. On adopta l' "enregistrement indirect", où les inscriptions phonographique et photographique se font séparément, successivement, sans que le modèle soit nécessairement le même pour l'une et pour l'autre : méthode à laquelle sont dues toutes les phonoscènes projetées un peu partout au cours de ces dernières années ; méthode capable de donner, si les opérateurs et les modèles sont fort habiles, une très suffisante illusion ; mais méthode exclusivement applicable, ou presque, aux scènes chantées.


"Compte rendu de la séance du mardi 31 janvier 1911", Bulletin de la Société d'excursions des amateurs de photographie, nº 142, février 1911, p. 176.

Dans Tournage de la phonoscène "Bal des Capulets", Alice Guy est celle qui s'occupe, manifestement du lancement de la synchronisation. D'abord, elle effectue les réglages de l'elgéphone, puis elle fait un signe vers l'opérateur. Ce geste s'explique car le chronophotographe doit être lancé juste avant que ne commence le lancement du disque sur lequel les danseurs vont effectuer leurs évolutions.

300 25 300 26

Le geste d'Alice Guy n'est pas un geste d'autorité, mais simplement une indication technique afin que le synchronisme soit le plus précis possible.

L'équipe de tournage

La première impression que l'on peut avoir en regardant la vue du tournage de "Bal des Capulets" (Roméo et Juliette), c'est que les phonoscènes sont des oeuvres collectives qui nécessitent la collaboration d'un nombre significatif d'intervenants, mis à part, bien entendu, les acteurs, danseurs et interprètes. En fonction de la place et des rapports qui s'établissent entre les personnages, on pourrait établir la possible hiérarchie suivante.

300 05a
[Étienne Arnaud]
(metteur en scène/cinématographiste)
300 10 300 06 300 09 300 08  300 07 
inconnu au chapeau melon
(assistant opérateur)
[Anatole Thiberville]
(opérateur de prise de vues)
inconnu
(photographe de plateau)
 Alice Guy
(responsable de l'elgéphone)
inconnue
(assistante de l'elgéphone)
300 13 300 14  300 11 300 12 
inconnus
(extérieurs au tournage)
inconnu qui passe dans le champ inconnu
(employé au panneau) 
inconnue 

Le personnage qui se trouve sur la gauche de l'écran est celui qui semble bien occuper les fonctions de cinématographiste/metteur en scène : il donne des indications scéniques aux danseurs du "Bal des Capulets", il en replace certains, il a un geste d'autorité vers le poste "son", il vient voir si le chronophotographe est prêt. Une fois que tout est en place, il disparaît du champ. Selon certaines sources, il pourrait s'agir d'[Étienne Arnaud]. Bernard Bastide, dans sa thèse inédite, attribue onze phonoscènes de 1907, dont les nº 301 et 302 de l'opéra Roméo et Juliette, à [Étienne Arnaud]. La qualité des photogrammes ne nous a pas permis de le confirmer. En outre dans la fiche tirée du catalogue de phonoscènes de 1907, la date des tarifs est celle de janvier 1907 ce qui laisse à penser que le tournage a pu être antérieur. C'est pour ces raisons que nous faisons figurer son nom être crochets.

arnaud etienne portrait 300 Abis
Étienne Arnaud Roméo et Juliette, "Bal des Capulets",
source: Gaumont, Chronophone, janvier 1907

L'opérateur de prise de vues, qui pourrait être [Anatole Thiberville] effectue les derniers réglages sur le chronophotographe, échange avec [Arnaud] et s'éloigne de l'appareil pour une vérification ultime avant de lancer le tournage. Il est assisté d'un homme qui porte un chapeau melon.

Alice Guy s'occupe de l'elgéphone. Au début, elle est avec le groupe des danseurs et revient vers l'élgéphone sur lequel elle se penche. Elle regarde autour d'elle. Elle s'adresse à [Étienne Arnaud]. Elle fait un geste en direction d'un danseur. Elle lance la musique et continue à s'occuper de l'elgéphone.

Le photographe de plateau vient installer (40e seconde) son appareil, puis se retire et revient avec un voile noir pour la mise au point. Il fait plusieurs essais, avant de prendre une première photographie. Il reste ensuite près de son appareil. L'une de ces vues photographiques a été utilisée pour la présentation de la phonoscène nº 300. Cette "photographie de plateau" correspond au salut final du bal. Elle a dû être prise à un autre moment car elle ne coïncide pas parfaitement avec les photogrammes similaires de "Bal des Capulets" 

300 A 300 B
Scène 300. Roméo et Juliette. "Bal des Capulets".
Catalogue Chronophone 1907.
 
Tournage de la phonoscène "Bal des Capulets" (Roméo et Juliette) 

Les autres figures qui apparaissent dans la vue ont un rôle secondaire. Ce que nous dit ce film, c'est qu'[Étienne Arnaud] est celui qui fait figure de "chef-d 'orchestre" de l'enregistrement et semble bien occuper la place du "metteur en scène". L'essentiel étant la prise de vue, il va rejoindre l'opérateur lorsque commence l'enregistrement.

Ce tournage, en deux temps (préparation et enregistrement de la vue), apparaît donc bien comme une oeuvre collective où chacun est à sa place et joue son rôle. C'est en ce sens que ce document est précieux, car il est probablement l'un des tout premier exemple de ce que nous appellerions aujourd'hui un "making-of". On s'interroge sur les raisons qui ont prévalu à l'heure d'attribuer tardivement le titre Tournage d'une phonoscène par Alice Guy ?  C'est celui que l'on trouve dans le coffret Gaumont nº 1.

La structure de la phonoscène

Sans examen de l'élément filmique (négatif, positif...), les remarques qui suivent ne portent que sur la copie éditée par la maison Gaumont et que l'on trouve dans le premier coffret de la "Collection 120 ans" de Gaumont.

Plan  Photogramme  Aspect technique
nº 1 300 15 0-22. Le  noir du premier plan s'ouvre progressivement sur une scène de tournage et il s'accompagne d'un panorama vers la droite qui permet de centrer le cadre à la fois sur la double équipe de prise de vues et d'audition et l'ensemble des danseurs.
  300 16
nº 2 300 17 23-38. Léger recadrage vers la droite.
nº 3 300 18 39. Coupure sans recadrage.
nº 4 300 19 39-61. Coupure sans recadrage. Panoramique vers la droite. Recadrage sur le panneau latéral droit. Panoramique vers la gauche. Recadrage sur le groupe. 
  300 20
  300 21
nº 5 300 22 62-97. Coupure sans recadrage. Début du tournage de Roméo et Juliette.
nº 6 300 23 98-107. Coupure sans recadrage.
nº 7 300 24 108-fin. Coupure sans recadrage.

L'examen de la vue éditée sur DVD laisse apparaître une succession de 7 plans, dont le mode de césure prend différentes formes :
1. La première partie, constituée par les plans nº 1 à 4, marque le temps 1 de la vue : les préparatifs du tournage. L'opérateur, avec une certaine liberté, réalise deux panoramiques qui permettent de balayer la totalité de l'espace du théâtre, ainsi que celle des acteurs et des intervenants du tournage. Entre les nº 1 et 2, il y a un léger décadrage et le déplacement de l'axe pourrait être dû à une interruption/suspension de tournage.
2. La deuxième partie, constituée par les plans nº 5 et 6, offre des coupures sans recadrage dont on peut penser qu'elles sont dues à des cassures du matériel utilisé. En outre, il y a une homogénéité car les trois plans constituent le temps du tournage de "Bal des Capulets".
3. La troisième partie, constitué du seul plan nº 7, après l'enregistrement de la phonoscène, est un temps de repos.

La phonoscène "Bal des Capulets" (Roméo et Juliette)

Le film montre donc l'élaboration du tournage d'une phonoscène, et dans le cas présent la répétition d'un groupe de danseurs qui doivent effectuer les mouvements et les déplacements prévus par la chorégraphie dont l'accompagnement musical a été enregistré au préalable. La scène de danse enregistrée aux studios des Buttes Chaumont correspond au "Bal des Capulets" de l'opéra Roméo et Juliette de Charles Gounod (1867) inspiré de l'oeuvre homonyme de William Shakespeare. Il ne peut s'agir, en revanche, de l'opéra d'Hector Berlioz, Roméo et Juliette (1839), car la musique qui accompagne la danse est écrite en 4/4 et cela ne correspond pas aux évolutions des danseurs de la phonoscène, alors que le rythme enlevé, en 3/4 du "Bal des Capulets" de l'oeuvre de Gounod correspond parfaitement aux pas valsés des danseurs.

Dans la trame narrative de l'opéra, la scène du "Bal des Capulets" prend place au 1er acte et représente une célébration que la famille Capulet offre chez elle aux nobles de la ville sous la forme d'une fête de déguisements. Au cours de cette veillée, les personnages du récit font connaissance et tombent amoureux : le jeune Roméo Montaigu et la fille des Capulets, Juliette. L'affrontement des deux familles, ainsi que les événements tragiques qui se déroulent après la fête, scellent le sort funeste du jeune couple. Dans la phonoscène, les invités à la fête sont représentés par les choristes (hommes et femmes) et par quatre couples (masculin et féminin) tous interprétés par des femmes. Dans les premiers photogrammes, nous distinguons [Étienne Arnaud], qui replace les couples de danseurs pour le cadrage de la scène. Il s'agit de modifications minimes qui laisse penser qu'elle a déjà été préparée, et que la disposition générale du chœur ainsi que l'espace prévu pour la danse sont établis. D'un geste, Alice Guy fait signe à l'opérateur qu'elle s'apprête à lancer l'elgéphone. Une nouvelle coupure de la vue nous conduit au plan nº 7 où l'on voit le groupe faire une pause (4 secondes) où ils conservent, en partie, leur place. Pour la plupart, ils sont de dos et certains ont mis leurs mains devant les yeux, à cause de l'intensité de l'éclairage qui pourrait les blesser. Tout s'anime avec l'arrivée du photographe : Alice Guy lance la musique et le groupe prend vie. 

Dans le "Bal des Capulets" de l'opéra de Gounod, les phrases instrumentales de danse s'intercalent avec d'autres où le chœur chante des vers aux nuances désinvoltes et sensuelles. Grâce à une observation minutieuse de la vue, nous pensons que l'on profite de l'occasion pour tourner également pour la phonoscène les scènes chantées par le chœur, même si ces fragments ont été coupés. On voit cela particulièrement bien : le groupe de danseurs qui se trouve au premier plan glisse, sans solution de continuité, vers fond de la scène, alors que le chœur prend sa place. Les quatre femmes, vêtus d'habits blancs de fête, font un mouvement de la main droite très caractéristique des chanteurs lyriques. On peut observer ce glissement dans les photogrammes suivants.

300 C 300 D
  Tournage de la phonoscène "Bal des Capulets" (Roméo et Juliette)

Alice Guy raconte dans ses mémoires qu'elle fait appel, pour le tournage des phonoscènes, à des artistes de l'Opéra et de l'Opéra-Comique et elle donne même quelques noms :

Je fus chargée de cette partie cinématographique du répertoire et pris ainsi : les sœurs Mante, danseuses mondaines très en vogue, à l’époque : Rose Caron, de l’Opéra et sa classe de chant. Avec Mme Mathieu-Luce et Marguerite Care, de l’Opéra-Comique, Noté, de l’Opéra, mademoiselle Bourgeois et d’autres, nous enregistrâmes Faust, Mignon, Carmen, Les Dragons de Villars, Mireille et bien d’autres.


GUY, 1976 : 87-88.

Il pourrait s'agir là d'une stratégie de la société Gaumont pour profiter de la notoriété dont jouissent ces acteurs, chanteurs et danseurs de théâtre. Leur proposer des rôles donne ainsi une plus-value aux vues cinématographiques et attire le public qui cherche à retrouver, à l'écran, ses idoles de la scène. C'est ce que fera, en 1908, la filiale britannique de Gaumont en produisant un autre Romeo and Juliet, avec les artistes qui joue, avec succès, cette même pièce, au Lyceum Theatre de Londres. Si la filiale ne parvient pas à engager les premiers acteurs Matheson, Lang et Norah Kerin, il réussit en revanche à attirer une partie de la distribution: Godfrey Tearle, Mary Malone, Gordon Bailey, James Annand.

Au cours de la période de l'enregistrement de la phonoscène, l'opéra Roméo et Juliette n'est joué, en exclusivité, qu'à l'Opéra depuis 1888. La première avait eu lieu au Théâtre Lyrique en 1867, la pièce a également été présentée à l'Opéra-Comique. Si Alice Guy avait pu compter, pour les principaux rôles de "Roméo" et de "Juliette", sur des artistes de renom, elle aurait pu engager les couples d'acteurs suivants : Agustarello Affre et Yvonne Dubel ou Albert Alvarez et Julia Lindsay. Hélas, la disparition de la phonoscène et le fait que l'on ait pas retrouvé les photographies originales publiés sous forme de cartes postales (Éditions du Croissant), rend très incertaine toute tentative d'identification des interprètes qui apparaissent dans les phonoscène nº 301 ("Valse"), avec Juliette et sa nourrice Gertrude et nº 302 ("Cavatine") avec Roméo. Tel n'est pas le cas de Geneviève Mathieu-Lutz, dont parle Alice Guy, parfaitement identifiable dans la phonoscène Mignon car on dispose d'une série de cartes postales à caractère promotionnel.

Quant aux danseurs, il est peu probable qu'il s'agisse du corps de ballet d'un des théâtres parisiens de l'époque. Il s'agit plutôt d'un groupe de danseuses qui ont l'habitude d'évoluer dans les phonoscènes, car la chorégraphie observable est très limitée, composée simplement de poses charmantes, de mouvements circulaires et de formations basiques en arcs de cercle, l'ensemble étant dansé au rythme de pas glissés élémentaires de valse. Il en irait tout autrement si l'on avait tourné le ballet du 4e acte de cet opéra qui exige des danseuses une virtuosité semblable à celle dont font montre les solistes vedettes de l'Opéra, Desirée Lobstein y Léo Staats.

Un autre argument qui plaide en faveur d'une organisation interne à Gaumont, c'est que les figurines créées pour revêtir les personnages de Roméo et Juliette, présenté à l'Opéra, sont, sans aucun doute, plus élaborées que celles que l'on remarque dans le groupe de la phonoscène. Un bon exemple serait celui du dessin du page, créé pour la scène lyrique parisienne, le plus ressemblant du rôle masculin des couples de danse de la phonoscène. Comme on peut l'observer dans les images suivantes - la figurine originale de la danseuse Charlotte Ixart dans le même rôle - alors que le costume de page est l'un des plus discrets de tous les costumes qui ont été créés pour l'Opéra. Par comparaison, celui de la phonoscène Gaumont se révèle d'une pauvreté de détails et d'un manque de finesse manifestes. 

300 E 300 F 300 G
"Deux Pages”, Roméo et Juliette : cinquante-cinq maquettes de costumes, Charles Bianchini
source: gallica.bnf.fr / BnF
Page’s Costume. Study for an illustration for Le costume au Théâtre, 1890.
source: MUCHA, 2004: 12.

“Mlle Ixart. Opéra. Roméo et Juliette”, Album de référence de l'Atelier Nadar. Vol. 53
source: Bibliothèque nationale de France .

300 H

Scène nº 300. Roméo et Juliette. Bal des Capulets
source: Catalogue Gaumont, 1907.

Sources

BASTIDE Bernard, Etienne Arnaud : une biographie, Paris 3, 2000, 544 p.

BIDAULT DES CHAUMES Albert, "La Phono-Cinématographie", Le Génie civil, nº 1300, Paris, samedi 11 mai 1907, p. 17-22.

BURROWS Jon, “Des films d’art britanniques, 1908-1911”, 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, nº 56, 2008, pp. 224-250. https://doi.org/10.4000/1895.4074

CARL Renée, "Vedette du cinéma français d'avant-guerre Renée Carl conte quelques souvenirs", Pour Vous, nº 500 (15 juin 1938, p. 7), 501 (22 juin 1938, p. 12), 502 (29 juin, p. 6 et 11).

Établissements Gaumont, Projections parlantes, Paris, Gaumont, 1908, 26 p.

Établissements Gaumont, Phonoscènes, janvier 1907.

GIANATI Maurice, "Alice Guy et les phonoscènes" dans Maurice GIANATI et Laurent MANNONI (dir.), Alice Guy, Léon Gaumont et les débuts du film sonore, John Libbey Publishing Ltd, 2012, p. 110-120.

GUY Alice, Autobiographie d’une pionnière du cinéma (1873-1968), Paris, Denoël/Gonthier, 240 p.

MARESCHAL G., "Fabrication d'une bande cinématographe", La Nature, nº 1800, Paris, 23 novembre 1907, p. 411-414.

MUCHA Sara, Alphonse Mucha, Frances Lincoln Publishers, Londres, 2004, 159 p.

Remerciements

Thierry Lecointe. 

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